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Réflexions sur la question dépressive

Mercredi, à nouveau jour du cinéma. On dira ce qu’on veut, le monde d’avant avait quelques bons côtés. Je reviens du cinoche, chez moi pile à l’heure du couvre-feu… Ah l’immense joie ! Qu’est-ce que ça m’avait manqué ! Acheter mon billet, traverser le couloir feutré et orné d’affiches, m’asseoir, attendre que la salle s’éteigne… C’est parti… Je pars… J’aurais été prêt à aller voir n’importe quoi, un navet s’il l’avait fallu, mais, en plus, le film était excellent : Drunk, le dernier Thomas Vinterberg, rescapé du Cannes 2020 fantôme. Je l’ai trouvé excellent, pertinent, nuancé sur un sujet qui pourrait ne pas l’être (l’alcool), jamais cynique (or le cynisme est une pente dangereuse chez Vinterberg) et magistralement joué. Je regrette juste un happy-end sentimental par texto, qui m’a paru inutile mais c’est pour faire la fine bouche.

Mads Mikkelsen se montre particulièrement brillant dans son interprétation d’un personnage terne, déployant les facettes d’un mec paumé, fort et faillible, miné et encore plein de ressource, en crise. Et son incarnation de la dépression, de ses gestes, de ses postures, de ses lenteurs, surtout dans la première demi-heure du film, m’a plongé dans diverses réflexions sur la dépression en général, la mienne en particulier. Le cinéma nous manquait parce qu’il est un miroir, aussi.

Quand bien même Les Dépressifs Anonymes n’existent pas, je crois qu’il en irait de la dépression un peu comme de l’alcoolisme : les membres se reconnaîtraient entre eux et chacun pourrait être invité à se présenter au cercle comme ontologiquement porteur du maudit truc, y compris lorsqu’il n’a pas connu de symptômes depuis lurette, car on n’est pas un ex-dépressif, au mieux on est un dépressif en rémission :
– Bonjour, je m’appelle Fabrice, je suis dépressif. Je suis abstinent depuis deux ans et demi.
– (en choeur) Bonjour, Fabrice !

Je ne sais quand surviendra la prochaine crise. Je sais juste qu’elle surviendra. Je me sais ainsi et je vis avec. Parfois j’en parle : la dépression est bien des choses mais pas un tabou. Parfois j’en profite pour évoquer Plastic Bertrand, ce qui prouve que la dépression mène à tout. La dépression n’a pas que des inconvénients, elle apporte une sorte bizarre de lucidité (sur notre fragilité, notamment). Pour autant je ne la conseillerais à personne. J’ai la chance de m’en être, pour l’heure, un peu éloigné, grâce à certains événements qui me maintiennent droit (je ne sais plus si je vous en ai parlé ? je viens de publier un livre), grâce aussi à ce que, dans Lost, on appelle la constante. C’est-à-dire une idée, ou une image, ou une valeur, ou un amour, qui, en subsistant dans un monde qui s’effondre depuis toujours, nous permet de nous recentrer, et de préférer être vivant que mort.

Or, grâce à Mads Mikkelsen et à son jeu d’acteur si éloquent et muet, je suis en mesure de formuler une définition toute simple de la dépression : c’est quand on n’est plus capable d’être heureux. Voilà ce à quoi la dépression empêche d’accéder : la conviction qu’heureux est l’état naturel de la vie sur terre, et que tout autre état relève d’un accident de parcours.
Hélas ! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus ? Savez-vous bien que c’ est ici la maison d’un Ogre ?

Une anecdote. Avertissement aux âmes prudes : elle est crade, bouchez-vous le nez. Elle parle de caca. Lorsque je suggérais que la dépression est une forme de lucidité, c’était aussi parce qu’elle nous renvoie à la vérité de nos organes.

Durant l’hiver 2018-2019, période que j’ai identifiée comme le fond de mon gouffre perso, un beau matin assis sur le trône, je fais mon caca, je me retourne, et je vois du sang dans la cuvette. Je m’effondre en larmes, je me dis que tout est foutu, que je vais crever, cancer colo-rectal, agonie longue et sale, etc. Je pleure pendant des jours sans en parler à personne. (Bref j’étais en train de mourir.) Et puis soudain la semaine dernière, un autre beau matin assis sur le trône, voilà-t-y-pas que je fais mon caca, que je me retourne et que je constate du sang dans la cuvette. J’éclate de rire, dis donc ! Je me dis : « Ah ben ça alors, encore une hémorroïde qui fait des siennes la coquine, un vaisseau qui pète ! Ah ah ah trop rigolo ! Attends, laisse-moi regarder, c’est vraiment intéressant ! En plus, le rouge c’est ma préférée couleur ! Oh ben dis donc elle se marie trop bien avec le marron ! Allez je tire la chasse, salut-salut caca rouge ! » (Bref j’étais en train de vivre.)

Et c’est ainsi que j’ai constaté avec satisfaction que, pour l’heure, je ne suis plus du tout dépressif. Le bonheur est possible, il n’a aucun rapport avec quelques gouttes de sang par l’anus. La vérité fondamentale est que nous sommes toujours, tout le temps, en train de vivre ; ce faisant nous sommes toujours, tout le temps, en train de mourir. La dépression est une vision du monde.

Cet article est spécialement dédicacé à qui se reconnaîtra.

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