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Siluetas

Un peu de joie bon Dieu ! Un peu de grâce et de beauté.

Et pour ça voyager, parce que la beauté est de l’autre côté, sûrement. La terre tourne, je tourne sur elle en sens inverse, roule en tchoutchou, invétérée passion des trains qui me ballottent, des gares aussi, je voyage toujours en 2017 avec une petite nuance supplémentaire de mélancolie comme si déjà je ne voyageais plus, je voyagerai autant que les frontières seront ouvertes. Ce jour-là je descends du wagon à Barcelone, et je tombe au beau milieu de ça, point nommé qui me rappelle que les frontières ne sont pas ouvertes pour tout le monde.

Ville extraordinaire Barcelone, inépuisable, j’y suis pour la troisième fois et n’ai encore rien vu. C’est vivre qu’il y faudrait plutôt que tourister. Pour cette fois j’enchaîne deux visites à l’intérieur de deux chefs-d’oeuvres de Gaudi, le Palais Guell et la Casa Batlló, bâtis à dix ans d’intervalle, deux variations sur un même thème. Le thème : un industriel millionnaire et mécène confie à Gaudi un budget illimité et une consigne, « fabrique-moi une maison unique, que je puisse me la péter dans le quartier ». Cent ans plus tard ils sont morts et se la pètent encore, en couleurs.

Dès la rue on ne sait plus quoi faire de ses yeux, on avance en berlue, on hésite à regarder jusqu’au toit tant tout déborde, on commence prudemment par le bas… Mais le trottoir lui-même est beau… Le porche a un grain… Portes, ferronneries, faïences, balcons… Chaque hall plus grand plus haut plus baroque que le précédent… Et les escaliers, oh la la les escaliers, ils bougent tout seul, on grimpe malgré soi, jusqu’où nous mènent, suspense… Je traverse vertical, étage après l’autre, ces deux rêves d’artiste qui auraient pris forme organique, nous sommes à l’intérieur des boyaux de la tête à Gaudi et c’est la beauté en personne. Je me sens tellement hissé qu’une évidence me foudroie, comme elle m’a déjà quelquefois foudroyé, notamment dans certaines villes italiennes : je suis sûr, certain, persuadé jusqu’à la naïveté, que vivre dans la beauté fait de nous de meilleures personnes. Comme je suis chevillé démocrate et que je considère que tout le monde un par un ferait bien de devenir une meilleure personne, je milite pour que chacun accède à la beauté. Mais après je ronchonne qu’il y a trop de touristes à Barcelone. Faudrait savoir.

Gaudi totalitaire, mégalomane, ne se reconnaissait qu’un seul maître, la nature, il faut être fou d’orgueil en plus de génial pour prononcer de tels mots, on dirait du Victor Hugo. Il est l’archétype du démiurge tout-puissant qui plie le monde à sa poésie. Arpenter sa vision fait grand bien, on en oublie un instant les tout-puissants-totalitaires-mégalos dénués ceux-là de poésie, qui se croient démiurges, qui construisent des tours à leur nom, des murs aux frontières et des arsenaux nucléaires.

Je grimpe encore un étage, fasciné par les jeux de lumière, du puit jusqu’aux carreaux, Gaudi a inventé même le soleil, je suis étourdi par la marque du maestro partout, chaque boiserie, chaque couleur, chaque angle (mais il n’y a que des courbes), chaque pièce de mobilier, chaque poignée de porte ou de fenêtre, chaque inscription (la typographie des numéros d’appartements est signée, tout, tout)… Je recouvre brusquement mes esprits sur le palier, bousculé par une autochtone peu amène, car à cet étage c’est chez elle, privé c’est marqué sur la porte, elle me jette un bref regard rancuneux, claque sa porte et boucle à double. Elle est chez elle. Ah, bon. Au temps pour ma naïveté. Le coup de la meilleure personne dans la beauté est sans garantie.

Alors je m’élève encore, en colimaçon. Une dernière porte et sauf à m’envoler je ne m’élèverai pas plus haut, me voici sur le toit. Je plisse les yeux tant le décor est blanc. La terrasse aussi est mise en scène, l’air libre matière première du bâtisseur, vise un peu les cheminées, pas deux pareilles et pourtant l’harmonie. Vise les mouettes au-dessus… Oh, et… Arrière-plan derrière mouettes et cheminées… Hein ? Vise le panache noir au-dessus des toits de la Rambla ! Pas prévu dans la visite ! La moitié du ciel est bouchée de fumée, moitié noire et qui enfle, un gros nuage ancré qui se déplace, placide menace au gré du vent ! Où est sa source ? Où a pris le feu ? C’est quoi qu’a pété ? Barcelone brûle ? J’entends des sirènes dans les rues alentour, l’incendie vient de l’est, du port à tous les coups. Le quartier sera sûrement bouclé d’une minute à l’autre. Je suis sûr que c’est un attentat, c’est arrivé, et même ça devait arriver je me dis comme un con, cul-de-sac de pensée, comme si je l’attendais.

Je redescends rapide mais mesuré, quatre étages de marches, je regarde surtout mes chaussures à présent. Bizarrement le personnel ne me fait pas d’ennuis, comme si de rien, je ressors dans la rue aussi libre que devant, nul ne fait attention à moi, je n’entends plus les sirènes, pas de pompiers, pas de flics. Personne ne réalise ce qui se passe et c’est d’autant plus inquiétant. Je ne vois plus la fumée, les toits cachent le bas du ciel.

Quelques heures plus tard, je déniche un accès à Internet, je tapote tout en nerfs Barcelone actualités pour savoir combien de morts, combien de pâtés de maisons en miettes, qui a revendiqué, à quelle heure le couvre-feu, l’état d’urgence sur l’Europe. Et là, rien du tout. Aucune trace. J’aurai rêvé cet attentat ? Expulsé de l’hallucination de Gaudi je me serai réveillé dans mon propre cauchemar de travers ? Ou alors je suis fou. Tout dans la tête. Comprends pas. Je l’ai pourtant vue la fumée. Je persiste et tapote, Barcelone actualités. Rien de rien. Si, bien sûr, ça. Les migrants qui espèrent devenir de meilleures personnes dans la beauté sans que les autochtones leur claquent au nez la porte ornée du mot Privé. Et la terre de tourner.

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