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En sortant de Celui qui tombe

© Geraldine Aresteanu

Vendredi 14 octobre 2016. Je sors de la représentation de Celui qui tombe de Yoann Bourgeois à la MC2, Maison de la Culture de Grenoble. Je crois que je marche à quelques centimètres au-dessus du sol. Quelle merveille.

Je me souviens, la première fois que j’ai entendu parler de Yoann Bourgeois, c’était il y a une douzaine d’année, un homme s’ébattait tout habillé dans un tube rempli d’eau, je le regardais dans un autre tube, ma téloche, dans feue l’imprévisible émission expérimentale d’Arte, Die Nacht. Je me souviens depuis d’avoir été bouleversé par certaines de ses propositions scéniques, comme lorsqu’il tentait simplement de grimper un escalier sur une musique de Philip Glass

Celui qui tombe est le quatrième spectacle que je vois en dix ans de ce circassien/ acrobate/ chorégraphe/ poète devenu entre temps une institution (désormais co-directeur du Centre National de la Chorégraphie de Grenoble, après trente ans de monopole officieux de Jean-Claude Gallotta). Sans doute mon préféré. Pas sûr. Pas grave.

La gravité est ailleurs : sur scène. La gravitation universelle, même. Six personnages luttent pendant une heure contre elle mais jouent avec elle, ils ne se parlent pas mais se regardent, se touchent, galopent, presque dansent ou parfois dansent franchement, se ruent, s’enjambent mais se tendent la main, écoutent Frank Sinatra puis courent encore en silence, puis chantent impeccablement malgré mille contorsions qui devraient leur couper le souffle.

C’est beau, élégant, poignant, athlétique, poétique. Et l’effet est durable : quand on réfléchit à tête reposée, on entend bien combien ça nous a parlé, les jours suivants ça nous parle encore… Ça parle de nous, ça parle de notre intimité cachée dans un grand spectacle, de danger au milieu d’une chorégraphie impeccablement réglée, de légèreté au sein du mouvement (la métaphore si l’on y tient est transparente : la vie est toujours une question d’équilibre). Ça parle encore de liberté contre la fatalité, d’individu face au groupe, de ce qui nous tient ensemble et nous sépare, de nos joies viscérales et aussi de nos séparations, de nos fidélités et de nos amitiés perdues, de la façon dont on se débrouille avec nos deuils les plus privés, et c’est pour ça qu’on en sort tout retourné, purgé, marchant au-dessus du sol, ça parlait de la mort et on l’a pris pour soi.

Ça parle de ce qu’on voudra, de ce qu’on pourra, le sens sur scène n’est pas littéral, et si on n’a pas envie d’aller plus loin que la rétine on aura vu des corps qui bougent et le spectacle aura déjà été extraordinaire.

J’ai ri, j’ai pleuré, je te jure, à grosses larmes, j’en étais le premier surpris et heureux, j’ai jubilé, frémi, tremblé de joie, haleté de suspens et de soulagement… Toute une palette d’émotions que je n’éprouve guère d’habitude dans les salles de spectacle subventionnées, lorsque je regarde poliment une chorégraphie contemporaine rachâchante ex-novatrice-et-néo-académique « à la Gallotta », ou bien une pièce de théâtre qui était moderne il y a 50 ans et qu’au mieux on aura trouvé « intéressante », ces spectacles dont on sort en se disant okay, c’est fait, je pourrai dire que je l’ai vu, mais ce n’est pas avec ça que la Kulture Officielle de Grenoble va s’arranger…

Or, si, elle s’arrange, très nettement. J’ai comme l’impression que Yoann Bourgeois est ce qui pouvait arriver de mieux à la MC2.

Une seule chose m’a agacé ce vendredi 14 octobre 2016 : le texte figurant dans le programme de salle. J’en cite un morceau, pour mémoire.

 « Celui qui tombe se désaltère aux sources d’une vivacité encore inédite, délestée des contours rassurants de la tradition. Nous sommes immergés alors dans une liberté qui grandit de soi-même et malgré nous. (…) Est-ce un rire, tacite ? Quelque question en forme d’atmosphère ? Serait-ce, le croirez-vous, un soin discret de régénération ? Ce présent provoque notre vitalité, et l’infime de se changer à l’infini. »

Un mur.

Une suite incohérente de mots mis bout-à-bout, de phrases, d’images, de citations (j’ai reconnu un peu plus loin un fragment de Nietzsche, « Rien n’est vrai tout est permis », auquel est ajouté comme par dialectique un troisième terme, « qu’est-il possible ? », mais je n’ai pas perçu la pertinence de la rallonge au-delà du clin d’œil aux initiés)… Avant la représentation, j’ai lu deux ou trois fois ce charabia pour passer le temps (j’étais arrivé bien en avance) et je n’y ai rien compris. Puis j’ai reçu le spectacle en pleine tête. Après coup, je l’ai relu, je l’ai mieux compris, mais pas mieux aimé. À quoi sert-il donc, quelle est sa valeur ajoutée, s’il doit être lu seulement une fois rentré chez soi ? Il est censé être une porte d’entrée, mais la porte d’entrée est verrouillée de l’intérieur.

Au risque d’être grandiloquent, j’ai été pris de vertige devant un gouffre, le gouffre qui sépare un spectacle s’adressant directement à tout un chacun, via ses yeux, ses oreilles et ses viscères, et un texte de salle s’adressant à une infime poignée de cerveaux bien peignés et bien complets des clefs et codes afférents. Bon, je sens que je m’embrouille dans mes métaphores, un mur contre lequel on se fracasse devient une porte d’entrée qui se révèle un gouffre, je crois que j’en fais trop et que je cède aux mêmes travers de la prose que je réprouve, bien fait pour moi… Moi aussi je suis bien peigné, on ne se refait pas… Mais le présent blog n’a pas la vocation « communicationnelle » d’un support de salle.

N’empêche, je crois lire dans ce papier bavard, abscons et pédant, cultivé, amphigourique, un condensé de quelques problèmes qui font se craqueler la société française en 2016, l’entre-soi, la perte du langage commun, peut-être même le mépris de classe. Je me demande si, désespérément contreproductif, ce texte ne constitue pas avant tout une barrière de sécurité pour protéger la Kulture et sa Maison du plus grand nombre, du grand public qui, s’il devait jamais, par hasard, tomber sur ces phrases, ne pourrait que se souvenir que la MC2, ha non, ce n’est pas pour lui. Alors même que ce que j’ai vu sur scène était tout le contraire : un grand art extrêmement exigeant, radical, et cependant « populaire », mélange pas forcément contradictoire, comme le cinéma le revendique à l’occasion.

Ce spectacle était pour « pour le grand public », je veux dire pour lui aussi, autant que pour moi, puisqu’a priori il a les mêmes capacités que moi, d’émotion, d’émerveillement, mais aussi d’abstraction.

J’étais, durant le spectacle, assis tout contre une classe de collégiens et leur enseignante. Les élèves étaient agités, excités, peaux-levées, déconneurs, textoteurs : normaux. Mais quand la lumière s’est éteinte, leur brouhaha a fait de même, et ils ont regardé bouche bée vivre les six personnages, leur silence seulement brisé par quelques exclamations sporadiques, « Non mais il va pas bien lui ! » qui traduisaient surtout leur stupéfaction et leur admiration. À la fin du spectacle, ils ont applaudi à tout rompre, pareil que moi. J’étais certain qu’aucun d’eux n’avait lu un traitre mot de la feuille de salle, et je me suis demandé ce qu’ils pourraient faire de cet imprimé par la suite.

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