Accueil > En cours > Poisson volant

Poisson volant

Aujourd’hui : nouvelle journée de grève, mobilisation et manif contre la réforme des retraites. Nous en sommes à combien, septième, dixième, quarantième journée, je ne sais plus, j’ai perdu le fil, je ne les ai pas toutes faites.

Le gouvernement ne bouge pas. Le président ne bouge pas. Rien ne bouge à part l’essentiel, le Peuple (je luis mets une majuscule pour faire plus hugolien).

Or par hasard c’est aujourd’hui que passe sous mes yeux Le Président d’Henri Verneuil, vieillerie de 1961. Et je suis époustouflé de ce qu’il me dit sur la situation d’aujourd’hui.

Est-ce réellement, du reste, un film de Verneuil qui, après tout, n’a fait que diriger, filmeur plutôt qu’auteur ? Ou est-ce plutôt un film de Jean Gabin qui le porte tout entier sur ses épaules de patriarche ? Ou est-ce un film de Georges Simenon, qui écrivit le roman quatre ans plus tôt (le livre, qui tourne davantage autour de la décrépitude du protagoniste, ancien président du Conseil rédigeant ses mémoires et méditant ses combats, est plus morbide et crépusculaire que le film) ? Ou est-ce un film de Michel Audiard dont l’esprit vachard suinte de chaque réplique ?

Le film est resté célèbre pour un bon mot :

– Il existe des patrons de gauche, je tiens à vous l’apprendre !
– Il existe aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre !

… mais on pourrait citer treize bons mots à la douzaine. J’en prélève un autre qui me plaît beaucoup, très classe et bien loin du cynisme que l’on prête d’ordinaire à Audiard :

Monsieur le Président, vous pouvez tout !
– C’est bien pour ça que je ne peux pas tout me permettre.

Surtout, ce que ce film nous raconte d’utile pour comprendre aujourd’hui, et peut-être toute l’histoire politique française, tient en une idée-force : la loi est faite par les riches, afin de les rendre encore plus riches.

Ce film parle, comme si on y était, de l’arrivisme en politique : de notre startup nation, de sa startup assemblée, de son startup sénat et de son startup président, à cause de qui la vraie démocratie sera encore, sera toujours, confisquée par la ploutocratie. La déconnexion entre les députés Renaissance qui ont voté la réforme des retraites et les Français qui la subiront, est en réalité une très ancienne tradition. Cette tradition est ici mise en scène, en direct de 1961.

Gabin incarne un type d’honnête homme, animal politique intègre et idéaliste, plus rare encore dans le monde réel que les poissons volants (en guise de repère, il s’était fait grimé en Georges Clémenceau car le Tigre était l’un des rares hommes politiques qu’il respectait), tandis que son adversaire, le député Philippe Chalamont qui attend son heure à la Chambre après avoir fait carrière dans les banques d’affaires (sic), interprété par Bernard Blier, est quant à lui un modèle infiniment plus courant, récurrent, voire banal, un invariant de la médiocrité. On aurait hélas pour le réincarner aujourd’hui l’embarras du choix : il est Macron bien sûr, comme il a été Sarkozy le président des riches, il a été Fillon, il a été Juppé droit dans ses bottes, il est chaque ministre pris, telle Agnès Pannier-Runacher, la main dans le pot de confiture du conflit d’intérêt, il est l’ignoble Jérôme Cahuzac, il est leurs prédécesseurs et leurs successeurs. Il est le Pouvoir politique français en personne, autrement dit le business, la bourgeoisie capitaliste, depuis, grosso-modo, que Thiers a écrabouillé la Commune pour installer les épiciers.

Dans la tirade la plus célèbre du Président, exceptionnel exercice d’éloquence que les détracteurs du film ont qualifié de populiste (on disait poujadiste à l’époque), Gabin seul contre tous commence par rappeler :

J’ai vu la police charger les grévistes, je l’ai vue aussi charger les chômeurs, j’ai vu la richesse de certaines contrées et l’incroyable pauvreté de certaines autres…

Oh oh… Est-ce un reportage d’actu ? Elle en est où, la manif, dites ?
Puis, Gabin président rappelle que l’affairisme est la clef historique de toute politique (y compris le colonialisme ! quand le film sort, la France n’est pas encore sortie de la guerre d’Algérie). Ensuite, extralucide, il assène que l’Europe en train de se construire sera celle des multinationales et des lobbies :

La constitution de trusts horizontaux et verticaux et de groupes de pression qui maintiendront sous leur contrôle non seulement les produits du travail, mais les travailleurs eux-mêmes. On ne vous demandera plus, messieurs, de soutenir un ministère mais d’appuyer un gigantesque conseil d’administration.

Et pour terminer en apothéose, flinguant sa carrière, il se met à interpeler par ordre alphabétique chaque député dans l’hémicycle et énumère ses intérêts. Geste anachronique et jouissif du lanceur d’alerte. Tous ces élus du peuple en croquent et pensent à leur biftèque, CQFD. Essayez de visionner l’extrait sans vous laisser gagner par l’hallucination de regarder LCP en 2023 (quoiqu’en 2023 on verrait davantage de femmes, déjà ça de gagné même si le progrès est modeste, on trouve des femmes d’affaires parmi les hommes d’affaires) :

Post-scriptum qui n’a presque rien à voir :
Indigné par les propos de Gérald Darmanin, écœurant ministre de l’Intérieur (ça ne sent pas très bon à l’intérieur, faudrait aérer) sur la Ligue des Droits des L’Homme, je viens de me précipiter pour adhérer à cette vénérable association.
Je ne suis pas le seul.
Intéressante variation sur l’effet Streisand.

J’espère que cet afflux des dons ne servira pas de prétexte supplémentaire à couper les aides publiques.

  1. Pas encore de commentaire
  1. Pas encore de trackbacks

*