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Collatéral

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Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître.
Alexis de Tocqueville, Rapport de la commission parlementaire, 1847

Hier, manif. J’étais parmi les quatre millions. Pour la première fois depuis cinq jours, je marchais ragaillardi, confiant. On était plein. Pour la première fois depuis bien plus longtemps encore, j’étais sinon fier, du moins content d’être français. Le bon côté de la fièvre obsidionale, ça existe.

Il est beau le leurre. Elle est belle l’union sacrée. Elle se dissipera comme une brume matinale, celle qui fugitivement confond, donne le même aspect à tout individu. Demain et après-demain, tout restera à faire. La société française est à fragmentation, comme on dit d’une grenade.

Mercredi, je recevrai dans ma boîte le Charlie de la semaine, il me fera rire et peut-être pleurer. Mais parmi les trois millions d’acheteurs visés pour ce numéro exceptionnel, combien vont tomber des nues ? « Quoi, c’était ça, Charlie ? Mais ! C’est dégueulasse, vulgaire, de mauvais goût, bête et méchant, irresponsable ! Il y a même des bites ! Si j’avais su ! Je ne suis pas Charlie, finalement ! » Et cela sera drôle aussi. Professeur Choron, que pensez-vous de ceux qui achèteront Charlie demain tout en sachant pourquoi ils ne l’achetaient pas hier ?

Charlie n’a jamais eu vocation à rassembler, à consensualiser dans les chaumières, à tirer trois millions. Sa vocation, c’est faire rire en testant (pour mieux dire, en éprouvant) la liberté d’expression. Par conséquent, il exagère. L’outrance fait partie du processus. Exemple de mauvais goût qui peut, plus que d’autres, prétendre Je suis Charlie : Lisa Mandel. Ce dessin me fait rire. Et vous ? Si oui, vous pouvez continuer à arborer Je suis Charlie. Sinon, autant s’en tenir au dessin ci-dessous, publié par le New Yorker : Nous vous offrons ce dessin culturellement, ethniquement, religieusement et politiquement correct. Nous comptons sur votre responsabilité pour en faire bon usage. Merci beaucoup.

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Mon précédent article, où j’incitais à dessiner des prophètes, a de même créé un certain malaise. Have I offended someone ? comme disait Zappa ; Never be rude to an arab, comme chantait Terry Jones. Je reproduis ci-dessous un débat que je crois fécond avec l’ami précédemment cité – je précise pour la bonne compréhension de sa position qu’il est prof de français en collège.

 

Amis chers,

Vous dessinez très bien, Fab et Franck. Bravo. Comme des enfants.

Mais, puisqu’il est l’heure de palabrer, je ne suis pas sûr que dessiner le prophète soit très judicieux.
Je m’explique.
S’il s’agit de montrer qu’on n’a pas peur, qu’on se moque voire qu’on provoque les fanatiques, OK je souscris et je veux bien apprendre à dessiner, des deux mains.
En revanche, par les temps qui courent, pas certain que les représentations du prophète, aussi respectueuses soient-elles, seront appréciées par les musulmans (je ne précise même pas « non-intégristes »).
Faites l’expérience, allez faire un tour en banlieue avec vos dessins…

Moi j’ai fait une expérience vendredi.
Après-midi, classe de 3e, 23 élèves, aucun musulman. Je projette le dessin « C’est dur d’être aimé par des cons ». Je laisse un peu mariner. Résultat : les 3/4 des élèves y voient une insulte et une provocation aux musulmans.
OK ils ne savent pas lire. Ok quand on explique et qu’ils comprennnent, ils constatent tous que Charlie ne fait qu’insulter les intégristes. Mais ils ne l’avaient pas compris seuls… Et je suis sûr qu’on peut renouveler l’expérience dans toutes les classes jusqu’au lycée.
Les gens ne savent pas lire, ne prennent pas le temps. Les profs sont nuls. C’est un triste constat mais c’est ainsi.

Les gars de Charlie le savaient. Ils ont joué avec le feu (en ce sens, Fabrice, ce sont des enfants, même si c’était en connaissance de cause). Je crois que dans toute l’histoire de l’humanité, les gars de Charlie se seraient fait descendre en quelques jours. Ils ont pu s’exprimer comme ils l’ont fait si longtemps car ils ont bénéficié d’une parenthèse enchantée, d’une fenêtre de tir exceptionnelle, en jouissant d’un pays et d’une époque particulièrement tolérante. Ils ont aussi bénéficié des forces de l’ordre qui ont permis à ces forces du désordre de s’exprimer.
Je m’en réjouis, c’était un haut degré de civilisation. Je serai demain dans la rue (et j’espère que nous serons des millions) pour défendre ce droit total à la liberté. Mais j’ai peur que la parenthèse soit refermée. Il faudra apprendre à cibler plus explicitement les cons et ne pas heurter, blesser, les sensibilités inutilement. C’est ce qu’explique très bien Cabu ici.
Il ne faut pas baisser les crayons, non, mais il faut que les crayons visent mieux.

Je ne pense pas que ce soit de la lâcheté. C’est juste qu’en ce moment il s’agit surtout de rassembler. Et si les musulmans considèrent qu’il ne faut pas représenter le prophète, je ne pense pas que ces dessins soient rassembleurs.
Voilà, c’est tout.
Si j’ai pu paraitre comme un Don Quichotte grotesque, avide d’en découdre et de partir en guerre, la guerre à mes yeux est celle qui consiste à tout faire pour récupérer autant de musulmans possible pour qu’ils ne se sentent pas écartelés entre des fous de Dieu et des mécréants qui ne respectent rien. Il faut reconquérir cette jeunesse qui ne comprend plus rien et qui risque de basculer. Ce sont les élèves que Fred a en face de lui. Et ce sera très très compliqué car il faut se rendre à l’évidence, tous nos beaux discours ont échoué.

Je veux être optimiste pour demain, mais je suis très pessimiste pour la suite.
J’ai peur que les gens qui se rassembleront demain le soient pour des motifs si différents que l’unité éclate bien vite. Je redoute la débandade, la bande décimée… pas comique.
Me gourge ? Je l’espère de tout coeur.

Je respecte ton point de vue, et dans le fond je l’approuve (loin de voir en toi un Don Quichotte grotesque).
Cependant, je laisserai mon prophète en ligne. Ce n’est pas de l’entêtement de principe (quoique l’auto-censurer serait un aveu d’échec face aux assassins), c’est réellement parce que je trouve capital de rappeler pourquoi 12 personnes ont été assassinées : pour ça. Pour un dérisoire dessin. Nous sommes dans un pays où la peine de mort, même en cas de crime de sang, est abolie, parce que nous considérons que la justice est préférable à la vengeance (à ce sujet je ne peux que déplorer que les trois terroristes aient été abattus avant-hier plutôt que traînés en justice : leur plan a ainsi été accompli jusqu’au bout, qui comprenait le suicide rituel)… et nous affrontons des gens qui veulent instaurer un régime où l’on punirait de mort le fait de poser de l’encre sur le papier et de donner à cette encre la forme d’un bonhomme avec un nez une barbe et un turban. Le voilà, le grotesque. (et le monstrueux et le tragique)
Je n’ignore pas que dessiner peut être perçu comme de la provocation, mais je veux croire encore que la provocation n’est que le premier temps de la discussion, je veux provoquer, oui, je veux provoquer l’échange (Je regrette beaucoup que tu n’aies pas diffusé, soit sur Facebook, soit sur mon blog, ta réponse [bon, c’est fait, désormais…]), la réflexion, et l’ouverture au sens des choses, à leur origine.
C’est quoi l’origine ? Le problème théologique de la représentation du prophète… Okay, discutons théologie et arts islamiques. Il y a des pages Wikipedia pour ça. Je vous renvoie aux livres de François Boespflug (écoutez par exemple cette émission)
Malek Chebel rappelle que l’Islam n’interdit pas la représentation de Mahomet, et qu’on ne trouve rien de tel dans le Coran… Seuls quelques hadiths peuvent être interprétés comme interdisant formellement cette représentation. Mais ces interprétations radicales et tardives (le fondamentalisme wahhabite, cette gangrène, ne date que du XVIIIe siècle), manipulées aujourd’hui par des fous furieux qui promulguent des milliers d’autres interdits (dont la musique – et le rire) sont postérieures à une certaine époque de l’art islamique où, par exemple, des miniatures représentant le fameux vol nocturne de Mahomet, sont des merveilles. Ceci est important : un précédent existe, Mahomet a été représenté autrefois par des artistes qui étaient très pieux, regarde donc ça, Mahomet y est figuré à chaque page, bien plus souvent que dans Charlie Hebdo. (Et ce croquignolet Mahomet iranien, n’est-il pas merveilleusement kitsch ?) 
Comme toujours, tant que les bibliothèques n’auront pas brûlé, il faut se rendre en leur sein pour réfléchir, apprendre… et admirer les représentations (le travail des hommes), y compris celles de Mahomet. Je renvoie vers cette expo virtuelle de la BNF.
Je ne suis, et c’est terrible d’avoir besoin de l’affirmer, pas islamophobe, pas plus que Charlie. (Qu’on réfléchisse un peu à ce que signifie cette une de Charlie d’octobre 2014… Est-elle raciste, islamophobe ? Je soutiens qu’elle est tout le contraire…) Je me sens comme les musulmans contraints de clamer honteusement Not in my name. Je suis, comme Charlie, islamistophobe et connarophobe. Or la question de l’islamophobie est piégée depuis que les islamistes (et les connards) accusent tous azimuts d’islamophobie ceux qui dénoncent le fanatisme (cf., pour faire le point, cette tribune de Laurent Zimmermann).
Islam = 1,5 milliard d’êtres humains, soit le quart ou le cinquième de l’humanité (et par conséquent le quart ou le cinquième de moi). Dont beaucoup vivent dans la même modernité que nous, c’est-à-dire un monde d’images et de représentations, et sont capables de réfléchir à ce sujet.
Islamisme = quelques dizaines de milliers de dangereux abrutis, fascistes d’une sous-obédience en vogue du fascisme.
Effacer de mon blog mon joyeux prophète, ce serait baisser la tête devant les quelques milliers et mépriser le milliard et demi considéré comme unanimement trop con et susceptible – ce serait islamophobe.
Si la guerre arrive, et je ne suis pas de ceux qui nient qu’elle vient, c’est ainsi que je la mènerai. Mais j’admire sans fin la façon dont vous enseignants (et toi notamment, merci pour ce récit de ton expérience en classe) menez la vôtre.
Tu fais une confusion en attribuant à Cabu des propos de Plantu. De fait, Plantu, plus « modéré » que Cabu, plus prudent et plus autocensuré, est toujours vivant.
Nous sommes dimanche, 14h, il est bientôt l’heure d’aller au rassemblement.
Je nous souhaite une bonne journée.
Fabrice

C’est une question de point de vue et de priorité.
Moi j’adopte le point de vue ras-les-paquerettes et je demande : quelle réaction susciterait des représentations du prophète demain dans certaines situations et lieu (salle de classe, mosquée, PMU…) ? Pas besoin d’être bien malin pour deviner que vous ne feriez pas un gros tabac. Fabrice tu dis qu’il faut provoquer pour dialoguer. Euh… oui, mais il faut aussi courir vite quand on provoque.
Ca c’est la réalité à l’instant T. Maintenant, faut-il s’en contenter, s’y résigner ? Evidemment non. Nous sommes d’accord, le but que l’on puisse partout représenter le prophète et dessiner n’importe quoi, qui, et supprimer cette notion de blasphème. Pour ma part, je n’éprouve pas le besoin de provoquer ou d’offenser (je suis plus Plantu que Cabu) mais sur le principe il faut avoir le droit moral et légal de tout représenter.
Pour cela le monde musulman doit faire son aggiornamento, vite et de fond en comble, et cela ce n’est pas gagné. Voir la Lette ouverte au monde musulman d’Abdennour Bidar. Si on attend en se croisant les bras que le Croissant se décroisse, autant commencer à réunir un grand orchestre de prostatiques et un violoncelle (celui de Vironsussi ?).
Donc il va falloir aider ce monde à changer. Comment ?
1) En réformant notre monde, notre civilisation. La nature a horreur du vide ; si nous poursuivons notre civilisation tellement vide au plan spirituel d’autres formes de spiritualités s’imposeront mais elles seront précédées par leurs masques, les fanatismes.
2)…
3)…
4)…

Je rends public cet échange parce que je doute. Je suis sensible aux arguments de mon contradicteur. De même que je suis sensible à cet article de Pacôme Thiellement : « Nous sommes tous des hypocrites. C’est peut-être ça, ce que veut dire « Je suis Charlie ». Ça veut dire : nous sommes tous des hypocrites. Nous avons trouvé un événement qui nous permet d’expier plus de quarante ans d’écrasement politique, social, affectif, intellectuel des minorités pauvres d’origine étrangère, habitant en banlieue (…) Nous avons refusé d’admettre qu’en se foutant de la gueule du prophète, on humiliait les mecs d’ici qui y croyaient – c’est-à-dire essentiellement des pauvres, issus de l’immigration, sans débouchés, habitant dans des taudis de misère. Ce n’était pas leur croyance qu’il fallait attaquer, mais leurs conditions de vie.« 

Être sensible à son contradicteur. Tant mieux, au fond, si l’une des victimes collatérales des attentats est le simplisme.

  1. Laetitia
    12/01/2015 à 16:05 | #1

    Puisque je ne sais toujours pas dessiner (« mon » dessin à Charlie traîne traîne traîne tant et si bien que dans deux heures, au rythme de l’information, il s’autodétruira), je te fais don de ma somptueuse blague du jour (tu apprécieras le niveau!): « Ah oui, mais l’humour à la Charlie, c’est toujours à Double Tranchant » (ne me demande pas ce que je veux dire, je n’en sais rien, je continue de lire jusqu’à temps d’être capable d’écrire un peu, et j’aime bien lire chez toi).

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