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Mémoires d’Al-Djazaïr

29/11/2022 Aucun commentaire

Ce soir 19h à l’Odyssée, Eybens, je participe à une lecture musicale célébrant, selon de quel côté l’on se trouve, soit les 60 ans de la fin de la guerre d’Algérie, soit les 60 ans d’indépendance de l’Algérie. Nous aurons la chance d’avoir en special guest star Farid Bakli et sont oud. Seront convoqués des écrivains « algériens » mais aussi « algériens français » : Albert Camus, Kateb Yacine, Jean Amrouche, Boualem Sansal, Assia Djebar, Alice Zeniter, Laurent Mauvignier, Maissa Bey, Mouloud Feraoun…

Pas la peine de vous pointer, c’est complet.

En lot de consolation, je vous offre ici-même un texte de Camus que je lirai, tout vibrant de cette élégie mystique écrite à l’âge de 28 ans parmi les ruines romaines de Tipasa, extrait de Noces à Tipasa :

« Mer, cam­pagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sen­tir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Amour que je n’avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels. (…)
Je comprends ici ce qu’on appelle gloire: le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté: elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il Y a de quoi: ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n’abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque: il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre.
Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d’ombre, du grand verre de menthe verte et glacée. Au-dehors, c’est la mer et la route ardente de Poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l’éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde. »

Ces mots sont, bien sûr, sublimes… Toutefois, l’on comprend que Camus ait pu essuyer des critiques du type : « Vous faites l’éloge de l’Algérie mais sans les Algériens. » Aussi, lors du spectacle de ce soir, afin d’introduire un peu de nuance et de dialogue, ce texte formidable sera immédiatement suivi d’une lettre fort énergique de 1957 (en pleine guerre) de Kateb Yacine à Camus, qui évoque également Tipasa :

« Mon cher compatriote,
Exilés du même royaume nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinées jusqu’aux ombres de la Famille ou de la Tribu, selon les deux tranchants de notre Verbe pourtant unique. On crie dans les ruines de Tipasa et du Nadhor.
Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou bien est-il trop tard ? Verrons-nous à Tipasa et au Nadhor les fossoyeurs de l’ONU déguisés en Juges, puis en Commissaires-priseurs ? Je n’attends pas de réponse précise et ne désire surtout pas que la publicité fasse de notre hypothétique co-existence des échos attendus dans les quotidiens. S’il devait un jour se réunir en Conseil de Famille, ce serait certainement sans nous. Mais il est (peut-être) urgent de remettre en mouvement les ondes de la Communication, avec l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère jamais tout à fait morte.
Fraternellement, Kateb Yacine »

Par ailleurs, un regret.
Nous avons soigneusement élaboré le déroulé chronologique de cette lecture musicale, bien sûr nous avions trop de matière et nous avons procédé par élimination… et j’avoue regretter de n’avoir point intégré un extrait des Carnets d’Orient de Jacques Ferrandez. Certes, lire une bande dessinée à voix haute est toujours délicat puisqu’il y manque le plus important, qui est le dessin, sauf à faire un BD-concert.
Mais je suis présentement plongé dans cette ambitieuse épopée sur un siècle et demi, depuis la colonisation de 1830 jusqu’après la guerre, et je suis surpris d’être emballé à ce point, alors que la bande dessinée historique n’est, habituellement, pas du tout ma tasse de thé.

Juste pour le plaisir de la scène coupée, donc, je vous partage un extrait du tome 3, Les fils du sud, que j’aurais aimé lire à haute voix :

« Alger, 1914.
J’ai poussé tout d’un coup. A 14 ans, j’avais une petite voix pointue, et brusquement c’est devenu une voix d’homme.
Les filles se moquaient de moi, ça me rendait timide…
En classe, il y avait des copains qui étaient fils de paysans débarqués quelques années auparavant, dans le début du siècle.
Le matin, ils mangeaient de la soupe, ils ne connaissaient pas le café au lait. Nous, on se fichait d’eux.
Après les grèves des vignerons du midi en 1907, le vin qui était à un ou deux sous le litre est monté à sept sous.
Ils sont devenus riches, et après, c’est eux qui se fichaient de nous…
Mais ici, c’est comme ça… Le Français se croit plus fort que l’Espagnol. L’Espagnol, il crache sur l’Italien. L’Italien il dit que la Maltais c’est un chien. Le Maltais, il traite l’Arabe de fainéant. Et l’Arabe, il méprise le Juif.
Et encore, des fois, c’est l’inverse. »