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Cocher les bonnes cases

02/11/2021 Aucun commentaire

La Toussaint est le temps de songer à nos morts. Je me rends au Père Lachaise, secteur columbarium, terminus case n°382. Je m’incline pour déposer mes hommages et cependant je lève les yeux, puisque la case que Georges Perec partage avec sa tante Esther et sa cousine Éla Bienenfeld est plus haute que mon front. Perec réduit en cendres est en sa dernière demeure, comme on le voit sur le cliché ci-dessus, voisin de palier de Jérôme Savary, ainsi qu’à quelques pâtés de Stéphane Grappelli, Edmond Jabès, Max Ernst, Achille Zavatta, Jacques Rouxel, Michel Magne, Pierre Dac, Isadora Duncan, Isidore Isou (ne sont-ils pas merveilleusement assortis par leurs prénoms, ces deux-là ?) ou Philippe Honoré, l’un des dessinateurs de Charlie Hebdo ayant pris une retraite anticipée le 7 janvier 2015. On croise des célébrités. Jusqu’au columbarium, le Père Lachaise vous a un petit côté carré VIP.

Je viens de lire, « avec passion » serait un peu exagéré tant la forme en est archi-distancée, mais du moins avec grand intérêt, le diptyque Fun et More Fun de Paolo Bacilieri (éd. Ici Même, 2015 & 2016). Ce livre retrace et romance l’histoire des mots croisés, d’abord à New York où furent inventés en 1913 ces jeux intellectuels imprimés à la fin des journaux, puis à Londres, Paris et Milan. Le second tome est celui qui évoque la France, Paris, et quelques grands verbicrucistes français parmi lesquels Georges Perec tient la vedette. Perec était l’un des génies de l’exercice, héros incontestable des mots y compris croisés, profond théoricien et malicieux praticien, et de très belles pages lui sont consacrées.

Je me recueille en silence dans le columbarium. Ici les cendres et les mémoires sont bien rangées. Je fais face à d’interminables lignes et colonnes de cases, certaines blanches, d’autres noires, je n’ai pas besoin de m’halluciner bien longtemps pour voir une grille de mots croisés où Perec occuperait la case 38/IV. Surtout, je pense à la très audacieuse hypothèse que Paolo Bacilieri développe dans son livre, qu’il développe d’ailleurs de façon purement graphique, c’est moi qui explicite et souligne. Selon lui, élucider une grille de mots croisés est une opération qui consiste tout simplement, par métonymie, à donner du sens à la modernité.

Dessins d’architecture à l’appui, il suggère que les mots croisés sont nés, quasiment en même temps que la bande dessinée qui est une autre manière de remplir des cases à la fin des quotidiens, dans une ville de cases : voyez la façade de l’Empire State Building et de tous les autres gratte-ciels, ils reproduisent verticalement des planches de BD ou des grilles de mots croisés ; puis, ces deux arts se sont diffusés dans tout le monde occidental au fur et à mesure que ses grandes villes se new-yorkisaient en multipliant les buildings et les agences de presse, les grands ensembles de lignes et de colonnes, les petites cases, tout un agencement rationnel orthonormé du monde et de la connaissance. Horizontalité, verticalité, quadrillage, gaufrier, et plan à angle droit des villes nouvelles : pas de solution de continuité.

Remplir des cases de mots croisés, pour l’homo sapiens urbain du XXe siècle, était un moyen implicite de révéler, conforter, et mettre à l’épreuve sa vision du monde. Ça rentre ? Oui, ça rentre, j’ai recréé lettre à lettre mon habitus miniature. (Puis, au XXIe siècle, le sudoku a remplacé le mot croisé dans les transports en commun parce que plus généralement les chiffres ont remplacé les lettres, que voulez-vous, c’est la numérisation, la logique comptable, un autre problème mais toujours une grille de petites cases à remplir.)

Face aux petites cases en marbre, je salue du menton Perec et son œuvre toujours aussi fertile : ses mots croisés, ainsi que son brillant essai Considérations de l’auteur sur l’art et la manière de croiser des mots, sont régulièrement réédités… Mais La vie mode d’emploi, chef-d’oeuvre au titre programmatique, aux 2000 personnages et aux 99 chapitres, m’apparait soudain avec la force de l’évidence comme une façon supplémentaire d’affirmer le même Weltanschauung, la même opération de réappropriation du monde sur un damier de 10×10 cases carrées. Puis, je resserre mon écharpe parce que le ciel se couvre, je fais demi-tour et je quitte le Père Lachaise, les mains dans les poches. Temps de Toussaint.


Le lendemain, je trouve une autre façon de célébrer les morts dans leurs cases. Je visite, pour la première fois, le Panthéon. Je n’avais jamais eu le désir suffisant de pénétrer ce temple républicain qui, depuis la mise en scène de Mitterrand par Serge Moati, me semblait relever du Disneyland mémoriel. Et puis, l’occasion fait le pèlerin. Après tout l’endroit n’abrite pas que des quelconques évêques et d’interchangeables généraux premiers venus à qui on distribue un éternel caveau aussi désinvoltement que la Légion d’Honneur, mais également des personnes réellement admirables qui ont sans conteste fait la France. Hugo, Voltaire, Jean Zay, Germaine Tillon, Aimé Césaire, Joséphine Baker… Je paie mon respect.

Cependant je ne peux m’empêcher, me remémorant Malraux et sa voix chevrotante et monotone d’acteur kabuki, de me répéter en silence l’excellente blague de Killoffer : Que dit-on quand on est en train de chier et qu’un fâcheux tambourine à la porte ? N’entre pas ici, j’en moule un. Parfois, on est tiré vers le bas, n’est-ce pas. Mais je descends jusqu’à la crypte et la solennité opère. Je m’assois et j’écoute au casque le fameux discours, les yeux fermés :

Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre, avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle — nos frères dans l’ordre de la Nuit…

Quand Malraux cède enfin la parole au Chant des partisans, je suis en larmes. Parfois, on est tiré vers le haut, n’est-ce pas. Toujours la même histoire : la surface des mots fait rire, leur profondeur ait pleurer.

De retour dans la nef, je me passionne pour l’expo temporaire, Un combat capital, consacré à la longue marche de l’abolition de la peine de mort, 190 ans entre sa proposition à l’Assemblée Nationale et son vote effectif en 1981 – contre l’avis de la foule, 62% des Français étaient et sont sans doute encore contre. Je me dis au passage que tous les gens admirables ne sont pas panthéonisés ni panthéonisables, et heureusement. Albert Camus, sur la barbarie de la loi du Talion :

« Si donc l’on veut maintenir la peine de mort, qu’on nous épargne au moins l’hypocrisie d’une justification par l’exemple. Appelons par son nom cette peine à qui l’on refuse toute publicité, cette intimidation qui ne s’exerce pas sur les honnêtes gens, tant qu’ils le sont, qui fascine ceux qui ont cessé de l’être et qui dégrade ou dérègle ceux qui y prêtent la main […]. Appelons-la par son nom qui, à défaut d’autre noblesse, lui rendra celle de la vérité, et reconnaissons-la pour ce qu’elle est essentiellement : une vengeance. »

De nouveau, je m’assois dans un coin et j’écoute au casque, yeux fermés, des documents sonores d’époque mis à la disposition des visiteurs. Ici, deux chansons, quasi-contemporaines, de deux chanteurs populaires, l’un pour et l’autre contre. J’écoute L’assassin assassiné : Julien Clerc seul à son piano, humaniste vibrant, lyrique (Le sang d’un condamné à mort/C’est du sang d’homme, c’en est encore) – parfois, n’est-ce pas, on est tiré vers le haut. Puis Je suis pour : Michel Sardou en populiste lyncheur qui incarne à merveille l’esprit de vengeance dénoncé par Camus (C’est trop facile et trop beau/Il est sous terre, tu es au chaud/Tu peux prier qui tu voudras/J’aurai ta peau, tu périras). Sardou est infiniment plus funky que Clerc ! Quelle rythmique endiablée, écoute un peu cette ligne de basse, et le sax bar, et les violons, super ! Je me mets à remuer la tête en mesure, je danse assis, limite je claque des doigts. Puis soudain je reviens à moi, j’ouvre les yeux, je vérifie honteusement que personne ne me regarde. Parfois, n’est-ce pas, on est tiré vers le bas.

Carnet de Carthage

07/08/2021 2 commentaires
J’étais à Megara, faubourg de Carthage, dans (ce qui a pu être autrefois) les jardins d’Amilcar.

Me voici en Tunisie. Pays plongé dans le chaos sanitaire, politique, économique et, par-dessus le marché, climatique (à Tunis, des pointes à 48° C… à l’horizon, des panaches de fumée noire signalent l’incendie du jour…).

Quelle mouche me pique de me précipiter dans un tel merdier ? C’est simple, ma fille vit ici. Il fallait bien que j’aie très fort l’envie de voir ma fille pour supporter les tests PCR, le pass sanitaire à tous les portiques, les auto-confinements sur l’honneur, le stress, les ordres et contrordres des instances politiques, les listes rouges et noires, les tentatives de découragement du ministère des affaires étrangères ainsi que des amis bienveillants, le suspense jusqu’au dernier instant sur le maintien ou l’annulation du vol.

Enfin, me voici en Tunisie.

Je présume que peu de Français ont une fille à visiter sur place. Je n’en croise aucun. Depuis deux ans le touriste est oiseau rare, voire espèce en voie de disparition dans ce pays qui vit largement sur son tourisme. Les temps sont très durs pour tout le monde, mais pour les pays pauvres encore plus que pour les pays riches (règle d’or en économie : lorsque s’abat la crise les pauvres pâtissent plus que les riches, la crise étant un accélérateur de sélection darwinienne néo-libérale). Pourtant il me semble que les Tunisiens restent de bonne humeur malgré l’anxiété et la colère. Ou peut-être qu’ils se montrent de bonne humeur afin de ne pas déprimer les exceptionnels touristes opiniâtres. En tout cas je ne croise que des Tunisiens à l’air heureux de me voir et prompts à discuter. Et ce dès le plus jeune âge.
Sur la plage un petit garçon me dévisage avec curiosité, ma trogne exotique le passionne, sûrement à cause de mes cheveux longs comme ceux d’une fille. Il finit par tenter de m’adresser un «Salamaleikoum ! ». Comme j’ai du savoir-vivre, je lui réponds « Aleikoumsalam ! », il en écarquille les yeux comme d’une expérience chimique réussie et s’en va avec un grand sourire, il retourne se baigner. Il est content ; moi aussi. Un peu plus loin, je croise un groupe d’ados sur le chemin de la plage. Comprenant de loin que je parle français, ils se mettent à rire et à discuter entre eux en arabe. Une fois parvenu à mon niveau, l’un d’eux lance un sonore « Nique ta mère ! ». Je trouve qu’il parle très bien le français. Il parle même très bien la France. Comme le petit garçon, il a tenté une expérience chimique et doit l’estimer réussie. Il est content ; moi, un peu moins. Bon, vivement que je parle à des adultes.

N’importe, je ne suis pas venu pour la plage. Mais pour ma fille. Aussi, pour les sites antiques.

Vers l’entrée des thermes d’Antonin, à Carthage, un camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’interpelle, lui aussi semble très heureux de me voir, il m’attendait. Il voit si peu de monde depuis deux ans. De fait je suis absolument seul dans la rue. « Bonjour, bienvenue, ça va ? Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? » Dans l’ordre : oui, oui, non, non.

Je suis déjà venu dans les parages mais il y a si longtemps qu’il est à peine raisonnable de le mentionner. J’étais une toute autre personne et la Tunisie était un tout autre pays. J’avais « la vie devant moi » soit exactement la moitié de l’âge que j’ai aujourd’hui, je rayonnais, je décomptais les jours et les mois, un semestre encore à attendre la naissance de mon premier enfant dont l’existence était alors tenue secrète, j’étais si heureux et confiant que je me croyais indestructible, par conséquent, provisoirement, je l’étais, je pouvais me rendre en Tunisie ou ailleurs et rien de grave ne pourrait m’atteindre, en outre je voyageais sans pass sanitaire. Quant à la Tunisie, elle vivotait tranquille sous la dictature de Ben Ali, dont le portrait, reproduit tous les deux mètres, surveillait les rues, mais dont il ne fallait pas parler. C’est dire si elle et moi sommes aujourd’hui comme deux étrangers qui se rencontrent pour la première fois.

Tout de même, les réminiscences d’une vie antérieure sont inévitables : la question du camelot fait remonter un souvenir de ce premier séjour, à une vie de distance. Je m’étais retrouvé, à la suite d’un accident stupide comme il arrive lorsqu’on se croit indestructible, sur une table d’opération, dans un hôpital où le chirurgien qui me recousait le mollet engageait la conversation pour faire diversion : « Bonjour, bienvenue, ça va, Français ? De Paris ? Première fois en Tunisie ? Tu as des enfants ?
– Ah, non, pas encore… mais… dans six mois… » Ainsi, ce médecin tunisien que je ne reverrais jamais serait la première personne au monde que je mettrais dans la confidence capitale, celle que je préservais jalousement jusque là, mais je me trouvais en sueur et le mollet ouvert sur un billard, en bonnes dispositions pour céder sur le secret. Il m’a répondu « Félicitations ! Ce sera un garçon, inch’Allah ! » et hop, en a profité pour coudre un autre point, restent quatre, je transpire et je serre les dents. En fait, six mois plus tard, ce fut une fille. Qui vit aujourd’hui en Tunisie, qui étudie la jeune démocratie tunisienne, et que j’avais très envie de voir.

Ressassant mon histoire ainsi que celle des Romains et des Phéniciens, j’ai déambulé lentement, sans rencontrer de près ou de loin le moindre touriste, parmi les ruines des thermes d’Antonin, réduites à peu de choses tellement le site au cours des siècles a servi de carrière à ciel ouvert, notamment pour construire la grande mosquée Zitouna, à Tunis. Nulle âme qui vive. Tout au plus, in extremis, un garde armé, qui lorsque j’ai outrepassé le périmètre autorisé, m’a lancé des cris et des gestes depuis sa guérite en plein soleil, pour me faire rebrousser chemin. Car le parc des thermes, s’il est bordé à l’est par la Méditérannée, est borné au nord par une muraille blanche, celle du palais présidentiel que Ben Ali a édifié ici autrefois. Par réflexe, comme partout, je vois du symbolique, Ben Ali plaçant son château ici bénéficie du prestige de l’Histoire, Carthage est l’une des rares civilisations a avoir fait trembler Rome, le message est-il assez clair ? Ben Ali en a profité pour déclassifier nombre d’aires de fouilles archéologiques alentour afin de laisser proliférer les luxueuses villas de ses amis. Son voisin le plus immédiat est le consulat de Suisse, on ne sait jamais.

J’ai obtempéré et fait demi-tour, toujours aussi lentement. Près de l’entrée du site, une gardienne patientait, sur sa chaise à l’ombre. Enfin ! Ni un enfant, ni un ado, ni un militaire, mais un véritable adulte avec qui parler. On échange quelques politesses avant d’aborder la politique, forcément. Elle éclate de rire sur le mot « démocratie ». Elle met dans son rire de la rage et, je crois, un peu d’ostentation. « Démocratie ? Mais quelle démocratie, monsieur ? C’est une vue de l’esprit, la démocratie, ça n’existe pas. Ce n’est qu’un mot confisqué par ceux qui nous font croire qu’ils travaillent pour nous et en notre nom, alors qu’ils ne sont qu’à leur propre service. »

Elle cherche peut-être, par son cynisme, à choquer le démocrate qu’elle pressent en moi ? De fait, je tente de plaider, de faire valoir les avantages, sinon de la démocratie introuvable, au moins du « processus démocratique » qui autorise les petits progrès, un par un. Allons, ne vit-elle pas mieux que sous la dictature ?

Elle est obligée d’acquiescer, mais presque à regret. « Oui… Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ça… » De l’index elle touche son crâne, recouvert d’un voile, mais avec ce geste, sa phrase pourrait aussi bien être interprétée comme : Au moins, aujourd’hui, on me laisse tranquille avec ce que j’ai dans le crâne. « Sous la dictature, je me faisais arrêter dans la rue et arracher mon voile par les chiens de Ben Ali, je veux dire ses policiers… Aujourd’hui, ça va… Je porte ce que je veux, mes amies aussi… J’ai des amies en mini-jupe et je les aime, figurez-vous… »

En voilà une qui a manifestement voté Ennahdha, le parti islamiste parvenu au pouvoir en se faisant passer pour moins pourri que les autres.

Moi qui, si c’est possible, suis encore plus laïc que démocrate, je crois que j’avais besoin de cette rencontre pour envisager concrètement que la laïcité puisse être un outil d’oppression de la dictature (la religion aussi, bien entendu, mais de cela je n’avais nul besoin d’énième preuve, et d’ailleurs, pendant ce temps-là, en Afghanistan…). (1)

Plus remué par le présent que par le passé de Carthage, je quitte finalement le site des thermes et je rejoins le fil de mon récit. Le camelot sort en vitesse de derrière son stand couvert de bustes d’Hannibal ou de Jules César made in China et m’entreprend. « Bonjour, ça va ? Français ? Paris ? Regarde, mon ami, c’est Hannibal, c’est très beau et c’est pas cher du tout, un souvenir pour toi ou pour offrir. J’ai aussi des éléphants, des amphithéâtres, tu peux toucher, c’est du solide, ou des monnaies romaines si tu préfères.
– Merci mais non merci, je voyage léger. Je suis désolé de vous décevoir, je vois bien que vous n’avez pas beaucoup de clientèle, mais ça ne m’intéresse pas… » Une fois posée de façon claire et définitive l’impossibilité d’une transaction commerciale, nous nous détendons, nous tombons les masques, or la conversation désintéressée est pour lui comme un plan B, un excellent lot de consolation.

Nous nous demandons l’un à l’autre comment ça va et cette fois nous pouvons enfin répondre sincèrement. Et là, son sourire se dissout, il prend une mine désolée, pathétique. « Franchement, non, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. On est abandonnés, nous, tous, ici. On ne réussit pas à vivre. Le dinar s’écroule d’année en année, le tourisme ne marche plus, on a eu deux années impossibles, on n’intéresse personne, je ne vois pas comment on peut s’en sortir. »

Il vide devant moi son sac à désespoir de façon étonnamment franche, résignée, et surtout sans l’ombre d’un ressentiment anti-français, alors qu’il est si facile et si courant de faire de l’ancien colon le bouc émissaire des misères du temps présent. Au contraire, le camelot de Carthage m’invite, plutôt qu’à la revanche symbolique du match joué par nos aïeux, à la compassion réciproque, à la communion dans ce qui nous rassemble, ce qui unit nos deux pays : « Les hommes politiques tunisiens sont à peu près tous corrompus. Ils s’intéressent à leur survie, pas à la nôtre. Oh, je sais bien que dès qu’il y a du pouvoir, il y a de l’argent, et dès qu’il y a de l’argent il y a de la corruption, en France c’est pareil, vous avez votre lot de politiques pourris… Mais nous, c’est à un point…
– Oui, c’est vrai. Mais ce que vous me dites est très triste. Vous n’avez donc aucun espoir ? Aucune lueur qui permettrait de supposer que demain sera un peu mieux qu’aujourd’hui ? Regardez, il y a tout de même des progrès, à vue d’oeil ! Rien que le fait de pouvoir me tenir ces propos, la liberté dont vous faites preuve en me donnant votre opinion sur la situation, elle était inimaginable autrefois pendant la dictature. Sous Ben Ali, vous étiez tous bâillonnés, sans liberté de parler, de penser, ou de porter sur la tête ce que vous voulez, mais le peuple tunisien a fait sa révolution il y a dix ans, il a même reçu le prix Nobel de la paix en 2015 pour cela, ce n’est pas rien, dites ! Et cette année encore, les manifestations ont ébranlé le pouvoir ! Le pays bouge, rien n’est figé ! Le progrès est possible, du moins si l’on croit qu’il l’est ! Non ? Vous n’y croyez plus ? »

Il me dévisage, secoue la tête, prend le temps de réfléchir à sa réponse. Elle arrive et elle est terrible. « Vous me croirez si vous le voulez, mais sous Ben Ali, c’était la bonne époque. On n’était pas libres, mais on n’était pas malheureux. On gagnait notre vie. Et puis, l’avantage d’une dictature sur la démocratie, c’est que sous la dictature on a toujours un espoir, on a toujours l’espoir que la dictature se termine un jour. Mais à présent que la dictature est terminée, on n’a plus cet espoir-là. Et on n’en a pas d’autre non plus. »

J’ai beau avoir été échaudé par la gardienne voilée qui s’esclaffait au simple mot de démocratie, je suis cette fois confondu par la violence, le fatalisme, la radicalité, et hélas l’évidence de l’analyse politique du camelot : la démocratie court-circuite la possibilité de l’espoir dès lors qu’elle prétend que tout est pour le mieux une fois que le peuple a le pouvoir. La dictature au moins est exempte de cette hypocrisie. Je tente une dernière fois : « Vous n’attendez plus rien du tout de la démocratie ? Des nouvelles élections vont avoir lieu, non ? Et ensuite ? »

Il hausse les épaules et lâche un soupir. « Comme on dit toujours, comme on dit ici… Inch’Allah. »


(1) – Pour rappel, de même que Jaurès affirmait que laïcité et démocratie étaient des termes identiques, je conçois quant à moi la laïcité comme un corolaire de la liberté. La liberté consiste, selon la Déclaration des Droits de l’Homme et de Citoyen, à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Appliquée au champ des croyances religieuses, la double garantie réciproque pourrait s’exprimer ainsi : crois ce que tu veux, n’emmerde personne avec, personne ne t’emmerdera. Personne ne t’arrachera ton voile, tant que tu n’obliges personne à le porter.

À Bordeaux, de passage

20/02/2021 un commentaire
Photo 1 (crédit Laurence Menu) : inspection de l’étagère du haut.
Photo 2 (crédit Edith Masson) : inspection de l’étagère du bas.

1)

La région bordelaise compte, comme d’autres, un certain nombre de boîtes-à-livres, soigneusement inspectées par quelques drogués, discrets « boîte-à-livres-addicts » qu’on reconnaît à leur déformation de la colonne vertébrale.
Après une heure d’affût, notre patience a été récompensée puisque nous avons eu la chance de surprendre deux individus d’un seul coup (celui de gauche est un certain Hervé Bougel ; celui de droite, ne s’exprimant que par borborygmes, n’a malheureusement pas pu être identifié).
Admirez le mouvement d’ensemble et la parfaite symétrie, qui pourrait sembler au profane comme chorégraphié, alors que la figure géométrique est en réalité créée par un immémorial instinct grégaire, comme lorsqu’on observe dans le ciel le vol saisonnier des grues dessiner des figures géométriques, cet autre miracle offert par la nature.
Particularité locale : le Bordelais étant une ancienne colonie anglaise (quoique, bizarrement, non membre de l’actuel Commonwealth), on trouve dans les boîtes-à-livres des autochtones de nombreux livres en langue anglaise.

2)

Au 57 cours de l’Intendance à Bordeaux, qui abrite aujourd’hui l’institut Cervantes, rendit l’âme Francisco de Goya, le 16 avril de l’an 1828. Il aura passé là les quatre dernières années de sa longue vie. La messe de ses funérailles se tint en l’église Notre-Dame, toute proche. Devant l’édifice, place du Chapelet, se dresse désormais une effigie en bronze du peintre, grave et hautain, mal embouché, plus grand que nature, don de la ville de Madrid en échange de sa dépouille (l’original retournant en poussière contre le simulacre immarcescible, qui a fait la meilleure affaire ?).
Un petit selfie avec le vieux Francisco s’imposait. Et j’en profite pour teaser un spectacle.
En compagnie de Christine Antoine au violon et de Bernard Commandeur au piano, je me produirai prochainement sur scène pour une évocation de « Goya, Monstres et Merveilles » . La création de ce spectacle était programmée en 2020… Nous avons l’audace de la prévoir en 2021… À suivre…

3)

Entendu une dispute dans le tramway, ligne C : « Allez casse-toi, tu sers à rien ! », injure prononcée masque descendu sous le menton pour davantage d’impact.
Au lieu d’admirer l’architecture bourgeoise des rues de Bordeaux, j’ai passé le restant du trajet à méditer sur le sens de cette invective et à me demander s’il était possible d’y entendre un symptôme de l’époque.
J’ai ruminé la valorisation sociale de ce que l’on entend par « utilité », puisque l’inutilité est vouée à la honte publique… J’ai pensé à « Comme la lune fidèle/A n’importe quel quartier/Je veux être utile/À ceux qui m’ont aimé » de Julien Clerc… J’ai pensé à l’utilitarisme tel que défini vers 1860 par John Stuart Mill… en me disant qu’il était sans doute bien périmé : l’idée de se rendre utile au bien public et au « bonheur universel de l’humanité » me semble assez éloignée de l’individu ordinaire de 2021, qui cherche à survivre pour sa propre gueule, à simplement s’en sortir en s’ubérisant et, au mieux, à rejoindre l’armée des robots « en marche » de la start-up néchone qui tête baissée foncent se rendre utile au projet ultralibéral délirant, utilitarisme corporate au sens d’efficacité managériale, « The Art of the Deal » et « stratégie gagnant-gagnant », atomisation de la société en myriades d’auto-entrepreneurs, chacun « utile » à sa propre culture d’entreprise.
J’ai songé à la noblesse des inutiles, de ceux qui refusent de servir : les objecteurs de conscience, les désobéissants civils à la Thoreau, les ronins japonais qui errent sans seigneurs, les sans-travail qui savent très bien pourquoi ils ne travaillent pas (cf. Volem rien foutre al païs de Pierre Carles), les Bartlebies, les anarchistes qui comme à eux-mêmes vous souhaitent ni dieu ni maître.
Mais aussitôt j’ai songé à la noblesse largement équivalente des utiles, ceux qui se vouent au bien des autres, les bénévoles qui littéralement veulent du bien, les « soignants » qu’il n’y a pas si longtemps on applaudissait aux fenêtres.
Forcément j’ai fini par me demander à quoi je servais, là.
Mais j’étais arrivé place des Quinconces, c’était mon arrêt, je suis descendu et j’ai pensé à autre chose.

4)

« Utopia ».
Tiens ? Sur une place de Bordeaux je tombe sur le cousin d’une vieille connaissance. Le formidable cinéma Utopia d’Avignon, maître-étalon de l’art-et-essai, aura donc essaimé ici ! Une vraie franchise, dites-moi.
Le premier Utopia d’Avignon fut inauguré dans une église désaffectée, dédiée à Saint-Antoine (et porte, depuis, sur son fronton une citation de Malraux, « Je ne peux pas infliger la joie d’aimer l’art à tout le monde. Je peux seulement essayer de l’offrir, la mettre à disposition... »). Or je découvre que la succursale bordelaise sous mes yeux a elle aussi été aménagée, en 1999, dans une église en déshérence, celle-ci dédiée à Saint-Siméon.
Décidément c’est une manie, mais très sensée, tout-à-fait raisonnable. Que peut-il arriver de mieux à un lieu de culte délaissé que d’être transmuté en salle de ciné ? Le mystère, le sacré, le rite, la croyance et l’émotion collectives, la communion devant un film, sécularisation heureuse ! Ne parle-t-on pas des « films culte » ?
L’endroit est ouvert, je pousse la porte, j’entre, l’acoustique parfaite renvoie l’écho de mes pas solitaires. Aucune séance n’est programmée, pourtant le hall est accueillant, libre d’accès au passant fatigué, le cinéma est un refuge, oui, c’est ça, comme une église. Et je remâche ce paradoxe impossible à digérer : les restrictions sanitaires actuelles ferment les lieux de culture mais laissent ouverts les lieux de culte.
Hommage à Jean-Claude Carrière qui vient de disparaître : cet homme de cinéma qui a beaucoup réfléchi sur la religion (Le Mahabharata, la Controverse de Valladolid, Les Fantômes de Goya…) était spécialement bien placé pour distinguer l’un de l’autre. Dans une interview passionnante, il admettait que tous les deux étaient des phénomènes imaginaires mais qu’au cinéma les lumières finissent par se rallumer, et les spectateurs sortent de la salle sans jamais avoir envie de tuer ceux qui n’ont pas eu la même vision qu’eux.

5)

Le duc de Bordeaux, alias Henri d’Artois, alias Henri V putatif quasi-roi de France, malheureux candidat légitimiste à la succession de Louis-Philippe, fit l’objet d’une fameuse chanson paillarde, moquerie cruelle envers ce perdant de l’histoire : « Le duc de bordeaux ressemble a son père/Son père à son frère et son frère à mon cul/De là je conclus que l’ duc de bordeaux/Ressemble à mon cul comme deux gouttes d’eau.« 
Cette chanson fut ensuite détournée par Brassens qui, trop élégant pour employer le mot cul, s’en servi pour formuler le compliment le plus sophistiqué qu’on puisse adresser à l’arrière-train d’une dame : « C’est le duc de Bordeaux qui s’en va tête basse/Car il ressemble au mien comme deux gouttes d’eau/S’il ressemblait au vôtre on dirait, quand il passe/  » C’est un joli garçon que le duc de Bordeaux ! « 
Pendant les quelques jours où j’ai arpenté la bonne ville de Bordeaux, alors qu’il me semblait justement que, en raison des mœurs prophylactiques, les culs avaient davantage de personnalité que les visages, la chanson de Brassens n’a cessé de me tourner sous le masque. Il me fallait à toute force la retenir et prendre garde à ne pas la laisser échapper à tue-tête en pleine rue.

6)

Excursion sur la dune du Pilat. Vaut le voyage. Immensité extraordinaire, Sahara inoffensif à la portée du vacancier, deux kilomètres de désert entre forêt et océan : trois écosystèmes déroulés côte à côte qui semblent trois planètes lointaines partageant le même ciel. Je reste longuement pensif, assis, debout, et finalement couché, feignant de m’être égaré dans le sable, attendant un jeune visiteur blond qui me réclamera le dessin d’un mouton. Pourtant, la vision qui m’aura le plus marqué surgit quelques instants plus tard, tandis que je redescends vers la mer, et m’oblige à baisser les yeux vers ma mélancolie plutôt qu’à les lever vers l’horizon. Pas un mouton, non. Un renard. Voilà où mène l’invocation du Petit Prince, on trébuche sur son mentor, celui qui lui faisait la morale à propos de la responsabilité. Le voilà bien arrangé. Le cadavre d’un renard est là, partiellement enseveli sur la plage, parmi un monceau de détritus recrachés par la dernière tempête. Pauvre bête piégée dans un filet ou noyée par la marée, memento mori en décomposition survolé par des mouches noires.
Toutes les occasions sont bonnes pour déclamer du Baudelaire.

UNE CHAROGNE

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons,

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint.

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir ;
— La puanteur était si forte que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir ; —

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Où s’élançait en pétillant ;
On eut dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

7) De retour chez moi

Cette nuit j’avais trouvé un petit boulot temporaire, j’accompagnais une délégation de ministres en visite dans une école actuellement fermée et en travaux. Je leur ouvrais et leur fermais les salles de classe, je me sentais partagé entre d’une part la consternation face à ces personnes désinvoltes qui échangeaient des blagues à deux balles (« Oh ben dis donc encore une classe, mais c’est la même que l’autre, non ? », « Ah mais alors ça vit comme ça une maîtresse ah ah ah ! ») et surtout consultaient leurs téléphones en attendant la conférence de presse, et d’autre part la honte de moi-même parce que j’étais incapable d’identifier celui-ci ou celle-là. OK, ils avaient toutes et tous de vraies têtes de ministres, mais je ne me risquais pas à les appeler par leurs noms, je réalisais que je ne me souvenais d’aucun, je pestais contre moi-même et me promettais d’être plus attentif à l’actualité, la prochaine fois. J’en venais même à me dire, peut-être que je me rends coupable de délit de faciès ? Je pars du principe qu’ils ont « des têtes de ministres », mais qui me dit que ce ne sont pas des usurpateurs ? Et ensuite je tentais de raisonner ma paranoïa.Soudain le confinement dur nous est tombé dessus et nous étions condamnés à vivre tous ensemble dans cette école inachevée pour une durée indéterminée. J’assistais au changement de comportement des ministres, ils se lâchaient, tombaient la cravate, ne se rasaient plus, accusaient des coups de déprime sévères (« Vous êtes sûr qu’elle est annulée la conférence de presse ? », « Mais en fin de compte on sert à rien, alors ? »), craquaient parce que la 4G est coupée, certains faisaient des crises de nerfs ou des malaises vasovagals, d’autres s’avachissaient dans un coin en se grattant et en pleurant. Un couple s’était formé, un et une ministres se roulaient des pelles puis s’enfermaient dans une classe vide, ceux-là on ne les revoyait plus. Les autres ont fini par remarquer que j’étais là et par engager la conversation avec moi. « Vous savez ce qu’on raconte ? » Certains étaient sympas, finalement, quoique très débraillés. Comme nous n’avions plus de moyens de nous informer sur le monde extérieur, nous échangions les dernières rumeurs. « Vous saviez que des météorites sont attendues ? Elles devraient nous tomber dessus en fin de journée ! Ah et puis il y a aussi cette découverte d’œufs de dinosaures rouges, pas très loin d’ici… C’est comme ça, qu’est-ce qu’on y peut, les dinosaures rouges vont reconquérir leur territoire… »

Je me réveille, émerveillé par tant de fatras. J’essaye de renouer quelques fils. Le dinosaure rouge, ok, je sais d’où il vient, je lis plein de vieux Jack Kirby en ce moment ; j’ai vu il y a peu le film Gaz de France de Benoît Forgeard ; et puis la semaine dernière, alors que je traversais Bordeaux à vélo, le long de la Garonne, des dizaines, peut-être des centaines de flics ont bouclé un gros quartier de la ville m’obligeant plusieurs fois à des larges détours. Le troisième à qui j’ai demandé des explications m’a répondu deux mots : « Visite ministérielle ».

8 et fin)

Au fait, ce n’est pas le premier mais le second voyage que j’effectue à Bordeaux. Je suis déjà venu ici il y a huit ans. Huit ans, vraiment ? Oh mondjeu qu’ai-je fait en huit ans ? Pratiquement rien. Les aiguilles tournent et je vois bien que Bordeaux a davantage fait que moi (exit Juppé, le maire est désormais un écolo dont le nom m’échappe mais qui a bien du mérite). Baudelaire toujours : la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel. Ici, mes souvenirs précédents.

Pisser à la raie du blasphème

26/10/2020 Aucun commentaire
Maison de la Boétie, Sarlat-la-Canéda, Dordogne

Je répète, je reprends, je martèle l’idée force énoncée précédemment : la religion n’est pas sacrée puisqu’elle (n’)est (qu’)un phénomène humain. J’ai sous la main une histoire qui en fournit un puissant exemple et je vous la conterai tout à l’heure.

Je suis de passage à Sarlat-la-Canéda où je souhaite présenter mes hommages au plus fameux des natifs, Etienne de la Boétie. La Boétie est ce gamin qui en 1548, à 18 ans, âge où l’on écrit des dissertes de philo, a rédigé le puissant et indépassable Discours de la servitude volontaire que quiconque souhaite vivre libre ferait bien de lire, surtout les victimes des bigots armés d’un quelconque épouvantail divin. Il est aussi ce brillant esprit qui, avant de mourir trop jeune à 32 ans peuchère, travailla, au beau milieu des sanglantes guerres de religion, comme négociateur pacifique entre catholiques et protestants.

Or voilà qu’arpentant les coquettes rues pavées de Sarlat je découvre cette magnifique anecdote : ici, au moyen-âge, les passants avinés avaient la fâcheuse habitude de pisser sur les murs des maisons (coutume folklorique qui ressurgit régulièrement en France, hors couvre-feu). Les propriétaires excédés par l’impunité des pisseurs finirent par trouver la parade : ils peignirent des petits crucifix au pied de leurs façades. Grâce au symbole profané, le compissage nocturne changeait de catégorie et de châtiment, non plus petite délinquance mais blasphème ! Ainsi les ivrognes ne subissaient plus quelques injures volatiles ou coups de bâton furtifs, mais le pilori, la torture, l’indignité publique et au besoin la mise à mort.

Vous mordez le truc ? Que l’on soit un bourgeois de Sarlat au moyen-âge, ou un salaud de tout temps, de toute taille et envergure, de la plus petite frappe jusqu’au président de la Turquie (Grand Turc et Mamamouchi), crier au blasphème est TOUJOURS une astuce politique. Une manoeuvre d’intimidation. Utiliser le sacré pour en tirer des avantages profanes, pragmatiques, stratégiques, oh, humain, trop humain, CQFD.

Autre droit de suite d’un précédent article… J’ouvre au hasard le merveilleux Livre des chemins d’Henri Gougaud (voir ci-dessous l’épisode Le chemin plutôt que la destination 2).

Je tombe sur la page 38. Je lis : « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne. (Descartes) »

Okay, René Descartes, né 30 ans après la mort de La Boétie, catholique pieux et surtout prudent mais inventeur du doute méthodique, ça m’ira pour aujourd’hui.

Vivent les profs, les soignants, les éboueurs, les assistantes sociales, les femmes de ménage, les paysans, les pompiers, les gardes forestiers, les facteurs, les bibliothécaires, les cuisiniers, les musiciens de bal, les poètes qui font pleurer, ceux qui font rire, les caricaturistes ! Et parfois les flics !
À bas les traders, les harceleurs de telemarketing, les manageurs conseils, les consultants en communication, les publicitaires, les prédicateurs et fatwateurs de toutes obédiences, les experts appointés à la gamelle, les coachs placés, les trolls de réseaux sociaux, les stratèges qualité-clients, les missionnés et commissionnés du lobby, les consultants en pensée unique, les assistants chargés du développement auprès du sous-secrétariat d’État chargé de la relance auprès du secrétariat d’État chargé de la reprise auprès du Ministère de la Croissance, les déforestateurs et les haters, les élémenteurs de langage, les bureliers cocheurs de cases, les sous-chefs demi-chefs quarterons-de-chefs et autres intermédiaires superfétatoires, les ronds-de-cuir rentiers et jetons de présence, les faiseurs de fake news russes et les scameurs africains, les bulshit jobs et bulshiters de tous les pays ! Et parfois les flics ! Bande de cons, Descartes vous crache à la gueule que vous ne valez proprement rien !

Porca Madonna !

15/08/2018 Aucun commentaire

(La sainte famille jedi selon Chawakarn Khongprasert. Cliquer ici pour voir d’autres œuvres religieuses du même artiste.)

Il mouilla l’extrémité de son pouce, tourna quelques feuilles de livre, et sortit un petit papier crasseux, plié…
Grananande Maarieie !…
Mèèèree Chééérieie !
Il ravalait ma poésie ! il crachait sur ma rose ! il faisait le Brid’oison, le Joseph, le bêtiot, pour salir, pour souiller ce chant virginal ; Il bégayait et prolongeait chaque syllabe avec un ricanement de haine concentré: et quand il fut arrivé au cinquième vers… Vierge enceininte ! il s’arrêta, contourna sa nasale, et! il éclata! Vierge enceinte! Vierge enceinte ! il disait cela avec un ton, en fronçant avec un frisson son abdomen proéminent, avec un ton si affreux, qu’une pudique rougeur couvrit mon front. Je tombai à genoux, les bras vers le plafond, et je m’écriai: O mon père !…
– Votre lyyyre ! votre cithâre ! jeune homme ! votre cithâre ! des effluves mystérieuses ! qui vous secouaient l’âme ! J’aurais voulu voir ! Jeune âme, je remarque là dedans, dans cette confession impie, quelque chose de mondain, un abandon dangereux, de l’entraînement, enfin !

Il se tut, fit frissonner de haut en bas son abdomen puis, solennel: 
– Jeune homme, avez-vous la foi ?…
– Mon père, pourquoi cette parole ? Vos lèvres plaisantent-elles ?… Oui, je crois à tout ce que dit ma mère… la Sainte Eglise !
– Mais… Vierge enceinte !… C’est la conception ça, jeune homme ; c’est la conception !…
– Mon père ! je crois à la conception !…
– Vous avez raison ! jeune homme ! C’est une chose…

Arthur Rimbaud, Un coeur sous une soutane, intimités d’un séminariste

……………………………….

Je me promène en Sicile, « ce pays de fantômes où seuls les conquérants ont laissé des traces » (Nicolas de Staël), ce pays très beau très sec très chaud très vieux, conquis et occupé par nombre de peuplades successives, Sicunes, Grecs, Carthaginois, Etrusques, Phéniciens, Romains, Ostrogoths, Byzantins, Musulmans, Normands, Espagnols, Français, Napolitains, Fascistes, Mafieux, Touristes, Confraternité de la Hache Noire… Où, en conséquence, les traces de civilisations anciennes, ces ruines de temples somptueux voués à des dieux désuets (c’est qui ce Jupiter ?), ces reliquats de maisons splendides, ces vestiges de raffinements éteints et de mœurs disparues, ces arts et techniques magnifiques et engloutis, s’accumulent par strates comme autant de memento mori adressés aux nations et aux religions.

La leçon de vanité ne porte guère, puisque l’île se révèle toujours excessivement pieuse. Incidemment la religion du moment est le christianisme.

C’est ainsi que chaque coin de rue recèle sa Sainte Vierge en plâtre, son Crucifié en bas-relief, son Padre Pio en plastique, son San’ Gioacchino en plâtre, son San’ Calogero en massepain ou quelque autre support à superstition. Comme ce matin encore je prenais un bain de mer sous l’œil vide d’une statue de Marie voilée, je me décide avec intrépidité à célébrer le 15 août, jour de l’Assomption de la Vierge et jour férié d’un pays prétendu laïque, en glosant sur la virginité de ladite mère de Dieu.

Notons en préambule qu’au sein du polythéisme (mystère de la trinité, saints…) déguisé en monothéisme qu’est le christianisme, la Vierge fait l’objet d’un culte spécifique, fervent et parfois exclusif – Dieu est une abstraction tandis que Marie est une femme comme vous et moi, mais en mieux, et se prête sans doute mieux à un lien personnel. Aviez-vous remarqué la différence de ton entre les deux prières essentielles du catéchisme ? On tutoie Dieu (Que ton règne arrive) tandis qu’on vouvoie la Vierge (Vous êtes bénie entre toutes les femmes). Respecte ta maman ! Car le respect dû aux mères est un paradoxal pilier du patriarcat.

Puis, clarifions la chronologie : les croyances concernant Marie ont été inscrites dans le dogme chrétien en quatre temps distincts ; le mythe de la femme dépourvue de chair et d’organes est devenu dogme en quatre dates.
Petit un, concile d’Éphèse, 431 : dogme de la maternité divine. Il est décidé que Marie est la mère de Jésus, donc de Dieu.
Petit deux, synode de Latran, 649 : dogme de la virginité perpétuelle. Il est décidé que Marie était vierge avant la naissance de Jésus et qu’elle l’est demeurée jusqu’à sa mort.
Petit trois, bulle du pape Pix IX, 8 décembre 1854 : dogme de l’Immaculée Conception. Il est décidé que Marie est littéralement conçue sans péché : elle échappe définitivement au sort commun de l’humanité qui vit sous le joug du péché originel. L’Immaculée Conception se fête depuis le 8 décembre, de même que la journée mondiale du Climat – aucun rapport.
Petit quatre, constitution apostolique du pape Pie XII, 1er novembre 1950 (entre temps, en 1870, le pape est devenu infaillible) : dogme de l’Assomption, fêté quant à lui le 15 août. Il est décidé qu’à sa mort, Marie ne s’est pas partagée comme tout un chacun entre son corps qui pourrit en terre et son âme qui s’épanouit au ciel, elle est montée au ciel intégralement, telle quelle, son corps étant de toute éternité pur esprit et non soumis à la corruption matérielle.

Les mythes m’émerveillent ; les dogmes m’emmerdent.

Si l’on me raconte qu’un barbu tout-puissant a créé l’univers en six jours, la lumière en premier pour ne point bosser dans le noir, puis la terre le ciel l’eau le feu les plantes les animaux, et qu’il a terminé par sa créature préférée qui tôt ou tard ne pouvait que le trahir et tenter de le dépasser, l’Homme, oh j’adore, je m’assois, j’ouvre la bouche et les yeux, encore-encore, j’estime comme Borges que « la théologie est une branche de la littérature fantastique » et puisque je kiffe à mort la littérature fantastique j’applaudis des deux mains la géniale métaphore, six jours pour rendre compte de 13,8 milliards d’années, chapeau le conteur.

Mais soudain, je réalise avec angoisse que des individus, qui vivent dans le même siècle que moi, que je pourrais croiser dans la rue, croient dur comme fer à cette billevesée, la création en six jours plus le dimanche pour la messe. Certains parmi les plus hardcore n’hésitent pas à partager l’humanité en deux camps : les élus, braves gens qui avalent tout rond cette fable, et les infidèles, salauds qui n’y croient pas, darwinistes, fornicateurs et blasphémateurs (à punir au plus vite par des sanctions allant jusqu’aux sévices corporels), et chaque jour ces gens poussent stratégiquement leurs pions, en interdisant ici ou là l’enseignement de la théorie de l’évolution, sous prétexte que cela les offense pauvres chochottes – à ce compte il faudrait ne pas enseigner davantage que la terre est ronde pour ne pas offenser les auteurs chrétiens de l’Ecole théologique d’Antioche qui soutenaient que le monde a la forme de l’Arche d’alliance, terre plate à la base et ciel en couvercle. Ni expliquer que la foudre est un phénomène électrostatique afin d’éviter de froisser la foi de ceux qui partent du principe que les éclairs sont l’exclusif privilège et le projectile fétiche de Jupiter (mais celui-là bon il est un peu passé de mode – c’est qui ce Jupiter, à la fin ? c’est un faux dieu, seul le mien est le vrai). Ni jouer avec les spaghettis de la cantine pour ne point heurter la sensibilité des pastafariens.

Idem la virginité de Marie. Quelle magistrale trouvaille de science-fiction ! (1) Un être extraordinaire apparait parmi les hommes, et son caractère singulier est souligné dès sa conception : sa maman, échappant au sort vulgaire de tous les mammifères, se retrouve enceinte sans qu’un zizi ait jamais craché la purée dans son ventre. Je salue l’imagination de l’auteur… Je salue les artistes pleins de grâce qui s’en s’ont inspirés, Bach, Schubert, Gounod, Bruckner, d’innombrables compositeurs de la Renaissance au baroque, et puis Brassens, et puis Godard (2), et puis Gainsbourg, et puis aujourd’hui Damien Saez (Au nom du vice, de la chaire/Et puis du sein meurtri/Sainte meurtrie mère de Dieu/Je te salue Marie)… Certains de ces artistes croient au mythe, grand bien leur fasse, puisqu’ils transforment le mythe en œuvre, non en dogme. D’autre ne croient pas et se contentent d’ajouter une histoire aux histoires. Peu importe, un même amour les brûla, celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas.

Ce n’est jamais l’œuvre, c’est l’instrumentalisation du dogme, la mariologie, la mariolâtrie, qui peut se révéler prodigieusement toxique. Car (secret de polichinelle dans le tiroir), le dogme de la conception asexuée a pour fonction explicite de contrôler la sexualité des femmes. Celle-ci ayant trait aux mystères de la vie, elle a toujours un peu terrifié les hommes, spécialement les barbons du patriarcat chrétien qui y voient une inadmissible concurrence à la toute puissance de Dieu-le-Père, qui seul crée la vie, sans les bonnes femmes. Ce qui fait que la virginité féminine est louée et sa perte considérée comme une déchéance, tandis que la virginité masculine est au contraire un défaut de jeunesse dont on encouragera à se débarrasser au plus vite (comparons l’insulte infamante puceau à l’éloge attendri pucelle).

Certes les deux autres monothéismes ne sont pas en reste d’apologie de la virginité féminine (on sait le prix que les musulmans accordent à la marchandise « pucelage de mariée » (3), on sait aussi que les abrutis du djihad sont motivés par les 70 vierges qui les attendent cuisses ouvertes dans l’outre-là, fantasme taillé sur mesure pour connard machiste puéril – alors que faire l’amour avec une femme expérimentée est une expérience nettement plus intéressante que déflorer une jeunette (4), sauf à imaginer que l’orgueil toxique masculin est un organe sexuel) mais le christianisme a ceci d’original : la création d’une icône dévolue exclusivement à la sacralisation de l’hymen intact. Donner aux filles et aux femmes en modèle, en exemple de vie, un être imaginaire fait de pur esprit, sans sexualité, sans corps, sans libido, sans organe, sans désir, sans plaisir… puis culpabiliser la première qui, manquant fatalement à cet idéal impossible, découvrira qu’elle a un corps, une libido, des désirs et des plaisirs, est une torture mentale qui perdure depuis l’an 431. Porca Madonna…

En des temps plus héroïques ou philosophiques que les nôtres, le beau mot de vertu désignait « la disposition de l’âme à faire le bien, à suivre ce qu’enseignent la loi et la raison » (Furetière). Au XVIIIe siècle s’est effectué un glissement bizarre, réduisant le mot vertu à la chasteté féminine. On fera de semblables observations lexicales avec les mots pureté, honneur ou innocence. Cette distorsion du langage n’est que l’un des nombreux symptômes de l’exorbitante valorisation, dans nos contrées, y compris prétendument sécularisées, de la virginité des filles, qui reste le petit capital traditionnel des familles et la récompense des époux. On pourrait multiplier les autres conséquences collatérales de cette surcotation dans tous les recoins de la société… L’effet le plus visible, mais sans doute le plus superficiel, est la fréquence du prénom Marie et ses dérivés composés (pour les filles Marie-Jeanne, Marie-Louise ou Marie-Pierre… pour les garçons Jean-Marie, Louis-Marie ou Pierre-Marie…), parce qu’on place ses enfants sous la protection, mais aussi sous le modèle, de la Vierge. Ainsi Marie est le premier prénom donné au XXe siècle en France, et se maintient aujourd’hui à la 7e place (5) tandis que Virginie décroche l’accessit et le rang honorable de 56e prénom du siècle. Mais cette fréquence a des racines très anciennes : j’apprends ici que dès l’époque du Christ, Marie (ou Mariam ou Myriam) est le prénom féminin juif le plus courant, porté par environ une femme sur quatre : on connaît Marie de Nazareth, Marie Madeleine, Marie de Béthanie, Marie l’Égyptienne, les Saintes Maries de la Mer…

(Pendant ce temps, au cinéma : on remarque du reste qu’en dépit du déterminisme de 16 tonnes et de 20 siècles pesant sur ce prénom, les Marie au cinéma sous souvent des personnages étonnamment libres, à l’instar de Marie 1 et Marie 2 dans les Petites Marguerites de Vera Chytilova, ou bien de Maria 1 et Maria 2 dans Viva Maria de Louis Malle.)

D’autres effets plus retors de la glorification de la Vierge seraient à recenser dans le langage, depuis l’insulte fils-de-pute (qui ne s’adresse, remarquons-le, qu’aux garçons, fille-de-pute n’existe pas puisque pour insulter une fille on dira plus simplement pute, on insultera sa sexualité à elle, non celle de sa mère), jusqu’aux rites surannés des rosières de village en passant par une pop star qui se fait appeler Madonna et chante Like a virgin, sans oublier le cas intéressant du drapeau européen... mais revenons au cœur du sujet, le mythe marial.

Dans l’espoir vain et donquichottesque d’attenter au mythe débilitant de la virginité perpétuelle de Marie Théotokos, le Fond du Tiroir s’en va l’examiner comme il convient, avec la méthode d’un mythologue, en isolant consciencieusement son « mythème », c’est-à-dire sa plus petite et irréfragable unité narrative : un homme exceptionnel est conçu miraculeusement sans relation sexuelle, par une mère réputée vierge, enceinte sans contact préalable avec l’organe sexuel masculin.

Une fois identifié ce mythème, il nous appartient de le débusquer dans d’autres sources que les Évangiles, à fin de mythologie comparée, et à nous ébaubir de la diversité des occurrences. Pour que vous ne me soupçonniez pas d’affabulation, je donne toutes les sources dans des liens prêts-à-cliquer, qui sont, ô splendeur, bleus comme la Vierge et comme le drapeau européen.

* Rien que dans le judaïsme, les annonces prophétiques de naissances miraculeuses sont loin d’être rares, presque des lieux communs, et parmi les fils de vierges on trouve par exemple un certain Emmanuel (mentionné dans Isaïe 7:14 – forcément les chrétiens ont vu dans cette prophétie de l’Ancien Testament une bande-annonce du Nouveau et ont prétendu qu’Emmanuel était un autre nom pour Jésus) ou bien Melchisédech.

* Non loin de là, en Perse, un grand classique, Zoroastre alias Zarathoustra, naquit (en riant, selon Pline l’ancien) après que sa maman, Dughdova, ait été fécondée par un rayon de lumière. 

* Mais plusieurs siècles, voire quelques millénaires avant Zarathoustra, les Perses révéraient déjà un dieu né d’une vierge : Mithra, le dieu-soleil. Du reste, celui-ci a tellement de points communs avec Jésus (naissance le 25 décembre, 12 disciples, résurrection après trois jours, etc.) qu’on pourrait presque parler de plagiat chez les inventeurs de Jésus, heureusement que ni le copyright ni les avocats n’avaient encore été créés.

* Au XVe siècle, le poète mystique Kabir, trait d’union entre les Hindous et les musulmans soufis, est dit-on né d’une mère vierge, de sa paume ouverte qui plus est.

* Et puis chez les Asiatiques, tiercé gagnant : on trouve au moins trois superstars nés d’une vierge. Lao Tseu (sa mère a mangé une prune et/ou observé une comète), Krishna (sa mère nommée Devakî a quant à elle regardé de trop près un cheveu de Vishnou), et Bouddha (sa mère s’est retrouvée enceinte après avoir rêvé qu’un éléphant blanc entrait dans son ventre).

* Dans la mythologie grecque, l’origine de Dionysos est des plus tortueuses : il est né plusieurs fois, dont une fois de la cuisse de son papa. D’abord conçu par un coup de foudre de Zeus (au sens propre : le tonnerre fertilise la terre), il est ensuite tué, coupé en morceaux, et son cœur est donné à manger par Zeus à Sémélé, fille du roi de Thèbes dont il s’est épris, qui tombe enceinte (techniquement elle est toujours vierge). Notons que Dionysos (qui est, sans vouloir me la péter, mon dieu tutélaire perso, puisque dieu de la vigne) devient alors le seul dieu grec enfanté par une mortelle vierge, ce qui fait de lui l’un des modèles historiques de Jésus.

* Dans la mythologie romaine, Romulus et Rémus, les jumeaux qui fondèrent Rome, sont les enfants d’une vestale vierge, mise enceinte par le regard de Mars (et je suis prêt à parier mon missel que c’est sur leur modèle que furent inventés deux autres jumeaux, Jacob et l’Homme-en-Noir, nés pour régner sur une île d’une mère romaine dont on ne connaît pas d’époux). Tant qu’on y est, faisons un lot avec les conquérants antiques : Alexandre le Grand, quelques Césars, les Ptolémaïques, se sont tous passés de géniteur, tellement qu’ils étaient virils.

* Même pas besoin d’être un dieu, un héros, un tyran ou un chef militaire pour être un grand homme né d’une vierge. La conception merveilleuse fonctionne aussi si l’on n’est que philosophe. Écoutons ce que Diogène Laërce raconte de Périctioné, la mère du grand Platon : « Quand Périctioné fut nubile, Ariston voulut la violer, mais ne put y parvenir ; ayant cessé ses violences, il vit le visage d’Apollon, dont l’intervention conserva Périctioné vierge jusqu’à son accouchement. »

* Chez les Aztèques : Quetzalcoatl, le grand serpent à plumes, avait quant à lui une maman nommée Chimalman qui fut engrossée par un rêve du dieu Ometeotl.

* Chez les Amérindiens, Le Grand Pacificateur, parfois appelé Deganawida ou Dekanawida, fondateur mythique de la communauté iroquoise au XVe siècle, avait lui aussi une mère vierge.

* Au Japon, le héros traditionnel Kintaro a pour mère Yama-uba, qui l’a conçu par un éclair envoyé par le dragon rouge du mont Ashigara.

* Cette liste de beaux bébés (uniquement des garçons, au fait… tiens tiens… une fille n’est pas assez pure pour naître d’une vierge, peut-être ?) ne saurait être exhaustive, mais terminons par une mention de la religion jediiste, sans doute l’une des plus récentes sur le marché de la spiritualité, selon laquelle le prophète Anakin Skywalker, connu après son initiation mystique sous le nom de Darth Vader (quoique certaines sectes dissidentes l’appellent encore Dark Vador), est le fils unique d’une vierge nommée Shmi, ensemencée par l’Esprit Saint que les dévots locaux nomment Force.

Une citation de pleine sagesse, pour finir, que j’emprunte à un couple d’auteurs catholiques, Colette et Jean-Paul Deremble, car n’étant point sectaire je ne doute pas que l’on puisse être catho et croire cependant que deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit (belle religion que l’arithmétique) :

Ce thème de la conception virginale (…) récurrent dans toutes les religions anciennes (…) reconnu indubitablement mythique pour les autres cultures, aurait-il valeur réaliste pour le seul Christianisme ? Ne serait-il pas raisonnable de reconnaître qu’il s’agit, pour l’Évangile aussi, d’un mythe, grandiose et structurant comme il en est de tous les mythes, et de se préoccuper d’en comprendre le sens ?

Amen, si je puis me permettre.

__________________________

  • (1) – Actualité du motif : la saison 3 de Legion (2019), qui compte parmi les plus remarquables séries de SF, trip psychédélique hallucinogène ne nécessitant même pas la prise de substance, s’ouvre sur une pregnant virgin, souriante et épanouie mascotte d’une secte louche de type Manson Family. On l’aperçoit dès les premières images de cette bande-annonce.
  • (2) – À propos de Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard (1985), on notera avec intérêt que le film a « profondément blessé » certains catholiques intégristes qui ont manifesté dans les rues et même incendié un cinéma, bref qu’il a fait scandale comme est susceptible de faire scandale auprès des cons n’importe quelle intervention publique qui évoque le mythe sans se plier au dogme, alors même que ce film est au fond extrêmement respectueux de la transcendance et du mystère de la conception virginale – excellent pitch pour grand écran. Godard ne fait rien d’autre que ce qu’ont fait les artistes durant des siècles : un remake. C’est-à-dire qu’il a peint à nouveau des personnages imaginaires, Marie, Joseph, Jésus, avec les atours, les vêtements, les mœurs et le langage de leur propre époque, en somme il les a réincarnés pour aujourd’hui. Lire cet article de Natalie Malabre : « Le film [accepte] le mystère de Marie sans jamais dévier de sa lecture catholique ».
  • (3) – Cf. par exemple cette description extraordinaire d’une pratique ordinaire, dans L’Amande, Nedjma, Plon, 2004 :
    « Enfin est arrivé le jour des noces. Neggafa a poussé notre porte de bon matin. Elle a demandé à ma mère si elle voulait vérifier la « chose » avec elle. – Non, vas-y toute seule. Je te fais confiance, a répondu maman. Je crois que ma mère cherchait à s’épargner la gêne qu’une telle « vérification » ne manque jamais de susciter, même chez les maquerelles les plus endurcies. Je savais à quel examen on allait me soumettre et je m’y préparais, le cœur noyé et les dents serrées de rage. Neggafa m’a demandé de m’étendre et d’enlever ma culotte. Elle m’a ensuite écarté les jambes et s’est penchée sur mon sexe. J’ai senti soudain sa main m’écarter les deux lèvres et un doigt s’y introduire. Je n’ai pas crié. L’examen a été bref et douloureux, et j’ai gardé sa brûlure comme une balle reçue en plein front. Je me suis juste demandé si elle s’était lavé les mains avant de me violer en toute impunité. « Félicitations ! a lancé Neggafa à ma mère, venue aux nouvelles. Ta fille est intacte. Aucun homme ne l’a touchée. » J’ai férocement détesté et ma mère et Neggafa, complices et assassines. »
  • (4) – « Mais d’abord… est-ce que tu as déjà dépucelé des filles, toi ?
    – Oui. Ça n’est pas drôle. Tu es bien gentille de ne plus l’avoir, ton pucelage. » (Pierre Louÿs, Trois filles de leur mère)
  • (5) – Incroyable mais vrai ! Je connais un groupe dont tous les membres féminins, soit précisément la moitié de l’effectif, s’appellent Marie. C’est un miracle. Tiens d’ailleurs plutôt que de perdre votre temps sur Internet vous feriez mieux d’aller regarder leur clip, il est très beau.

Jambon Jambon

06/08/2018 un commentaire

Je n’enverrai pas de cartolina mais je vous embrasse depuis la Sicile. Voyager est une fort bonne activité, car déplacer son corps c’est déplacer son âme et c’est loin de chez soi que l’on peut découvrir d’autres horizons, d’autres paysages, d’autres cultures, d’autres images et d’autres esprits.

C’est ainsi qu’en pleine rue de Canicattì, à la devanture d’une boucherie-charcuterie je tombe, émerveillé et confondu comme si cette apparition était l’accomplissement de mon fatum lui-même qui m’attendait ici par-delà les mers, sur la publicité la plus vulgaire du monde. Je témoigne de l’apogée et vous en fais profiter. Il s’agit d’une publicité pour du prosciutto dont le slogan est Il n’a jamais été aussi bon, il n’a jamais été aussi beau. Bouffons des culs et bon été à tous mes amis végétariens.

Laissez-moi un ou deux jours pour me remettre, relire mes notes, et je reviens avec un autre article nettement plus long, plus sérieux, plus substantiel et sans couenne, quoique toujours consacré au corps des femmes (parce que hein quel autre sujet franchement).

Siluetas

25/02/2017 Aucun commentaire

Un peu de joie bon Dieu ! Un peu de grâce et de beauté.

Et pour ça voyager, parce que la beauté est de l’autre côté, sûrement. La terre tourne, je tourne sur elle en sens inverse, roule en tchoutchou, invétérée passion des trains qui me ballottent, des gares aussi, je voyage toujours en 2017 avec une petite nuance supplémentaire de mélancolie comme si déjà je ne voyageais plus, je voyagerai autant que les frontières seront ouvertes. Ce jour-là je descends du wagon à Barcelone, et je tombe au beau milieu de ça, point nommé qui me rappelle que les frontières ne sont pas ouvertes pour tout le monde.

Ville extraordinaire Barcelone, inépuisable, j’y suis pour la troisième fois et n’ai encore rien vu. C’est vivre qu’il y faudrait plutôt que tourister. Pour cette fois j’enchaîne deux visites à l’intérieur de deux chefs-d’oeuvres de Gaudi, le Palais Guell et la Casa Batlló, bâtis à dix ans d’intervalle, deux variations sur un même thème. Le thème : un industriel millionnaire et mécène confie à Gaudi un budget illimité et une consigne, « fabrique-moi une maison unique, que je puisse me la péter dans le quartier ». Cent ans plus tard ils sont morts et se la pètent encore, en couleurs.

Dès la rue on ne sait plus quoi faire de ses yeux, on avance en berlue, on hésite à regarder jusqu’au toit tant tout déborde, on commence prudemment par le bas… Mais le trottoir lui-même est beau… Le porche a un grain… Portes, ferronneries, faïences, balcons… Chaque hall plus grand plus haut plus baroque que le précédent… Et les escaliers, oh la la les escaliers, ils bougent tout seul, on grimpe malgré soi, jusqu’où nous mènent, suspense… Je traverse vertical, étage après l’autre, ces deux rêves d’artiste qui auraient pris forme organique, nous sommes à l’intérieur des boyaux de la tête à Gaudi et c’est la beauté en personne. Je me sens tellement hissé qu’une évidence me foudroie, comme elle m’a déjà quelquefois foudroyé, notamment dans certaines villes italiennes : je suis sûr, certain, persuadé jusqu’à la naïveté, que vivre dans la beauté fait de nous de meilleures personnes. Comme je suis chevillé démocrate et que je considère que tout le monde un par un ferait bien de devenir une meilleure personne, je milite pour que chacun accède à la beauté. Mais après je ronchonne qu’il y a trop de touristes à Barcelone. Faudrait savoir.

Gaudi totalitaire, mégalomane, ne se reconnaissait qu’un seul maître, la nature, il faut être fou d’orgueil en plus de génial pour prononcer de tels mots, on dirait du Victor Hugo. Il est l’archétype du démiurge tout-puissant qui plie le monde à sa poésie. Arpenter sa vision fait grand bien, on en oublie un instant les tout-puissants-totalitaires-mégalos dénués ceux-là de poésie, qui se croient démiurges, qui construisent des tours à leur nom, des murs aux frontières et des arsenaux nucléaires.

Je grimpe encore un étage, fasciné par les jeux de lumière, du puit jusqu’aux carreaux, Gaudi a inventé même le soleil, je suis étourdi par la marque du maestro partout, chaque boiserie, chaque couleur, chaque angle (mais il n’y a que des courbes), chaque pièce de mobilier, chaque poignée de porte ou de fenêtre, chaque inscription (la typographie des numéros d’appartements est signée, tout, tout)… Je recouvre brusquement mes esprits sur le palier, bousculé par une autochtone peu amène, car à cet étage c’est chez elle, privé c’est marqué sur la porte, elle me jette un bref regard rancuneux, claque sa porte et boucle à double. Elle est chez elle. Ah, bon. Au temps pour ma naïveté. Le coup de la meilleure personne dans la beauté est sans garantie.

Alors je m’élève encore, en colimaçon. Une dernière porte et sauf à m’envoler je ne m’élèverai pas plus haut, me voici sur le toit. Je plisse les yeux tant le décor est blanc. La terrasse aussi est mise en scène, l’air libre matière première du bâtisseur, vise un peu les cheminées, pas deux pareilles et pourtant l’harmonie. Vise les mouettes au-dessus… Oh, et… Arrière-plan derrière mouettes et cheminées… Hein ? Vise le panache noir au-dessus des toits de la Rambla ! Pas prévu dans la visite ! La moitié du ciel est bouchée de fumée, moitié noire et qui enfle, un gros nuage ancré qui se déplace, placide menace au gré du vent ! Où est sa source ? Où a pris le feu ? C’est quoi qu’a pété ? Barcelone brûle ? J’entends des sirènes dans les rues alentour, l’incendie vient de l’est, du port à tous les coups. Le quartier sera sûrement bouclé d’une minute à l’autre. Je suis sûr que c’est un attentat, c’est arrivé, et même ça devait arriver je me dis comme un con, cul-de-sac de pensée, comme si je l’attendais.

Je redescends rapide mais mesuré, quatre étages de marches, je regarde surtout mes chaussures à présent. Bizarrement le personnel ne me fait pas d’ennuis, comme si de rien, je ressors dans la rue aussi libre que devant, nul ne fait attention à moi, je n’entends plus les sirènes, pas de pompiers, pas de flics. Personne ne réalise ce qui se passe et c’est d’autant plus inquiétant. Je ne vois plus la fumée, les toits cachent le bas du ciel.

Quelques heures plus tard, je déniche un accès à Internet, je tapote tout en nerfs Barcelone actualités pour savoir combien de morts, combien de pâtés de maisons en miettes, qui a revendiqué, à quelle heure le couvre-feu, l’état d’urgence sur l’Europe. Et là, rien du tout. Aucune trace. J’aurai rêvé cet attentat ? Expulsé de l’hallucination de Gaudi je me serai réveillé dans mon propre cauchemar de travers ? Ou alors je suis fou. Tout dans la tête. Comprends pas. Je l’ai pourtant vue la fumée. Je persiste et tapote, Barcelone actualités. Rien de rien. Si, bien sûr, ça. Les migrants qui espèrent devenir de meilleures personnes dans la beauté sans que les autochtones leur claquent au nez la porte ornée du mot Privé. Et la terre de tourner.

Arrigo Beyle, Milanese

18/05/2015 Aucun commentaire

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Je marche dans les rues de Milan pour la première fois, et je ne me lasse pas de ce délice toujours réinventé : arpenter nez en l’air une ville inconnue. En plus, là, c’est l’Italie. Soit le plus beau pays du monde. Le seul dont j’ai envie même quand j’en reviens, celui qui est bon pour la santé. Je présume que vivre en Italie doit fatalement rendre meilleur. Mais comme je ne comprends pas tout, je n’ai pas d’explication au fait que périodiquement ce pays engendre des connards comme Berlusconi ou Mussolini ou paparazzi ou tifosi.

Or les rues de Milan sont merveilleuses, pleines d’histoires et de géographies, de luxe calme et voluptés en pack, de surprises aussi (mate un peu cette bizarre tour rétro-futuriste), à la fois très italiennes (façades, fenêtres, arcades, couleurs jaune et rouge, lignes et volumes) et cependant un peu suisses (l’esprit de sérieux prévaut davantage que dans le Sud de la Botte, l’utilitaire, l’argent aussi, la réussite économique, Milan est une grande bourgeoise).

Parmi quelques autres splendeurs, je m’ébaubis devant la dernière oeuvre de Michelange, une pietà inachevée, très différente de celle si vigoureuse qu’il sculpta cinquante ans plus tôt et qu’on peut voir à Saint-Pierre de Rome. Je souffre sans doute du « syndrome de Stendhal » puisque face à elle je faiblis, je m’assois, je chiale doucement, saisi. Que Jésus soit Dieu me paraît louche ; que sa maman soit vierge me la baille belle… Mais qu’une mère pleure son grand garçon mort assassiné par la haine, voilà qui me bouleverse. Cela, « j’y crois » – comment ne pas y croire, on le voit tous les jours.

En redescendant du château des Sforza qui abrite ce marbre, dans une rue piétonne et bondée un barbu tout sourire m’aborde, en djellaba. Il tient à me présenter « la sola vera religione, quella di Allah » et me glisse entre les mains une brochure à ce sujet. Je le remercie et empoche la brochure. Je la lis dans le métro. C’est étonnant : dans le ton (doucereux) comme dans le graphisme (kitchounet) on jurerait la propagande des témoins de Jéhovah, j’ignorais que les musulmans pratiquaient le même type de retape.

Je sors du métro, je monte l’escalier et c’est comme si la ligne de fuite vers le ciel n’en finissait plus : la vision du Duomo me coupe le souffle. Quel miracle. Je me souviens que j’apprenais l’italien au collège dans une méthode intitulée Piazza Duomo, où un certain Gigi et son copain Bruno draguaient les filles en Vespa place du Dôme à Milan et, franchement, le décor est encore plus époustouflant que dans mon souvenir : en vrai c’est mieux dessiné (toutefois, respect à l’illustrateur Daniel Billon, qui n’a pas enluminé que des méthodes d’italien, il a également illustré bien des volumes de la Bibliothèque Verte que je dévorais, Bennett etc., et puis il a collaboré avec Forest sur Barbarella mais là, à part du point de vue des sonorités, on s’éloigne trop de l’Italie).

La splendeur de cette cathédrale me plonge dans la mélancolie. Je me dis que la foi, quand elle décide de construire au lieu de détruire, est une bien belle chose. Pourtant, ni création ni destruction ne prouveront jamais l’existence ou la non-existance de Dieu… Seulement celle de l’homme, éternellement génial et dégueulasse… Méditant sur les six siècles nécessaires pour achever ce Duomo, et tout en observant les ouvriers qui continuent de travailler sur son toit, je ne peux m’empêcher de penser que Daesh, avec des masses adéquates, des bazookas et quelques bâtons de dynamite, pourrait en avoir raison en deux jours, drôles d’idées, hein, mais qu’y puis-je.

Nous regardons la queue devant le portail d’entrée. Des femmes se font refouler parce que leurs épaules sont nues, incontestable insulte à Dieu. Cela nous fournit, à ma fille et moi, assis au soleil sur la place, le prétexte d’intéressants débats théologiques : au commencement était la différence physiologique essentielle entre les hommes et les femmes, ce sont les femmes qui portent le bébé dans leur corps. Donc, une mère est toujours certaine d’être mère, tandis qu’un père gardera toujours un léger doute.

De là, l’archaïque obsession des hommes de contrôler à toute force la sexualité des femmes. Obsession qui comporte mille conséquences funestes, allant de Nique-ta-mère au Niqab, allant de l’excision (exemple jeté dans la conversation par ma fille, moi-même je ne songeais pas à cette horreur extrême) aux insultes de type « ta mère la pute » (= tu es l’enfant d’une femme à la sexualité dévoyée), allant de l’invention de maladies imaginaires (l’hystérie ou la nymphomanie, deux dérégulations du désir féminin) aux figures mythiques culpabilisatrices (Pandore chez les Grecs, Eve chez les Juifs et leurs cousins : les malheurs des hommes proviennent du désir des femmes)… en passant par l’irrationnelle importance accordée à la virginité des femmes (celle des hommes, on s’en cogne) et, en corollaire, par la prégnance du mythe de Marie Bonne-Mère (la faribole de la vierge qui accouche, dont les exemples exemples sont innombrables dans les mythologies du monde entier, telles la maman de Jésus et celle de Bouddha… une femme « pure », enceinte sans avoir péché)… et enfin, naturellement : le voile et toutes ses variantes, jusqu’à l’injonction débile de dissimuler ses épaules pour passer la porte du Duomo, parce que ton épaule, femme, choque Dieu – foutrement susceptible ce con-là.

Les culs-bénis chrétiens sont à peu près aussi neuneus que les islamistes, mais en ce moment ils sont a priori moins dangereux, moins armés. Encore que : songeons que, depuis les Manifs pour tous, les cas d’agressions homophobes ont fait un bond en France, « décomplexées » – quelle responsabilité pour les activistes cathos ?

Ce genre d’idées, qui s’associent. Je pense à présent à Cabu, abattu d’une balle dans la tête pour avoir griffonné des dessins dans le genre des deux reproduits ci-dessus (dessins semblant se répondre, pourtant réalisés à plus de dix ans d’écart, le premier constituant la une du Charlie n°434 d’octobre 2000). La mélancolie ne se dissipe pas vite, même plongée en un si beau pays.

Et puis je n’aurai plus ce phosphore un peu mou

21/02/2015 Aucun commentaire

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Bienvenue dans l’an Chèvre-de-bois-vert.

Je suis pour quelques jours à Paris. Cette fois je réside dans une tour des Olympiades, quartier dont j’ignore tout sinon qu’il est vanté par le protagoniste de la Carte et le territoire de Wellbeck : « Ces forteresses quadrangulaires construites dans le milieu des années 1970 en opposition absolue avec l’ensemble du paysage esthétique parisien, et qui étaient ce que Jed préférait, de très loin, sur le plan architectural« . Je me trouve en plein cœur du quartier chinois, dans le 13e, or dans ce pays aujourd’hui c’est le nouvel an, c’est parti pour la Chèvre, et au moment où je vous parle drapeaux ballons biquettes et dragons défilent sous mes fenêtres, en guise de musique j’entends tambours et pétards… Ou alors ce sont des attentats, j’ai un doute, je vais descendre voir… Je reste sur mes gardes…

Tant qu’à faire le touriste en la capitale, je visite le musée Picasso, et parmi tant de beautés (je saisis comme nulle part ailleurs le bien-fondé d’un musée dédié à un seul artiste : Picasso était nombreux) je retiens en premier chef ce crâne en bronze coulé en 1943, je le regarde droit dans les orbites… Picasso avait des morts en tête cette année-là, des assassinés, tant de barbarie dans l’air ambiant… La même journée, allez savoir, drôle d’idée, j’assouvis un rêve vieux comme mon adolescence, visiter les catacombes. J’arpente lentement ces 1700 mètres de galeries souterraines. Six millions de crânes et, logiquement, deux fois plus de fémurs empilés là, rien que pour nous, rien que pour moi, depuis des siècles. Ce n’est même pas monotone, ou alors on trouverait tout monotone. Du memento-mori à dose de cheval. C’est fou comme ça calme.

Requinqué, je sors, je vais au théâtre. Macbeth par Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie. Quelle merveille ! Quelles merveilles !

L’endroit d’abord : Ariane la taulière, fidèle au rituel, déchire elle-même mon billet, je pénètre le Théâtre du soleil comme un endroit sacré, un temple, une utopie en dur, là encore vieux fantasme d’adolescence, depuis que j’ai vu Molière à la télévision française en 1979, si j’avais fait l’acteur c’est ici que j’aurais voulu être. Entre temps j’ai avalé, jubilant, L’intégralité du Roman d’un acteur de Philippe Caubère qui relate cette aventure sur le mode épique et bouffon, et malgré l’abattage de Caubère et la satire propre à l’élève qui raille son gourou pour mieux s’accomplir, rien n’y a fait : mon admiration et ma fascination pour Mnouchkine sont intactes – Mnouchkine et Caubère sont deux génies qui ont existé un certain temps ensemble, puis séparément, voilà tout ce que j’en pense.

Le texte ensuite : Shakespeare est le massif central du théâtre. On ne peut en faire le tour (ou alors en TGV mais on ne voit rien), il suffit de choisir un chemin entre mille, et gravir par n’importe quel versant, la vue sera toujours longue et belle, même, comme ici, quand elle est atroce. Macbeth est une pièce particulièrement obscure, mais à travers l’obscurité on discerne très bien le noir, le pessimisme, la fatalité du mal. On a peur, parce que ce noir est autour de nous, et en nous, comme sont tous les personnages de Shakespeare.

La mise en scène enfin. Ce qu’il faut de vie pour raconter encore et encore cette histoire de mort ! Ce qu’il faut de liberté pour réinventer le patrimoine ! Et pour nous rendre si proches ces deux monstres, à nous toucher. Les époux Macbeth, souverains meurtriers, sont terrifiants de cynisme, d’ambition, de folie, et aussi de complicité, presque de tendresse, depuis quatre siècles. Le couple Balkany, ou les Tibéri, ou les Mégret, Marine Le Pen/Louis Aliot, DSK/Anne Sinclair, Sarko/Bruni, Hollande/Royal, Montebourg/Filippetti, Dati/Proglio, Bill et Hillary Clinton… Tous ces grands fauves (comme les appelait Oncle Bernard) purs enfants de chœur, en regard. Mais des enfants de chœur qu’on comprend un peu mieux grâce à Shakespeare (on reconnaît un génie à la création d’archétypes – tandis que tous les autres produisent des clichés). Certes la bonne vieille catharsis inventée par les Grecs fonctionne toujours : les meurtres, le pouvoir rendu fou de barbarie et de sang, on préfère les voir sur tréteaux que dans la presse – mais sans aucun doute le faux, comme le rêve, nous prépare au vrai.

Depuis, on a vu dans la fiction de pires mariages diaboliques, je pense aux très shakespeariens Francis et Claire Underwood, mais ceux-là viendront toujours après et d’après Macbeth.

J’aime Ariane Mnouchkine (76 ans). Oui, je l’aime d’amour, de la même façon que je suis amoureux d’Agnès Varda (87 ans) et de Dorothée Blanck (81 ans). Je vous balance mon coming out, comme ça ce sera fait : je suis gérontophile. Parce que quand on est vieux, on est encore vivant.

Vive la chair sur les os, nom de Dieu! Et vivent les vieilles biques ! Bonne année à tous !

Teaser

03/08/2014 Aucun commentaire

Superultramégapack3 août 2014. Il y a cent ans jour pour jour, l’Allemagne déclarait la guerre à la France, précipitant nos deux pays dans ce que, depuis, on appelle communément « le XXe siècle ». Aujourd’hui, il fait beau, je me promène Unter den Linden à Berlin. Vive la paix. Vive l’Europe. Bon dimanche. Je me souviens qu’en 1991-92, soit très-exactement-pile à la moitié de mon âge actuel, j’étais militaire dans cette même ville de Berlin. Les Forces Françaises à Berlin, j’étais, moi, troupe d’occupation, sans rire. Dérisoires miettes de guerre froide, déjà anachroniques après la réunification allemande en 1990.

Je poursuis ma promenade en 2014. Au bout de la rue, devant la Porte de Brandebourg, j’aperçois une manif pro-palestinienne. Je suggère que la Palestine et Israel intègrent le plus rapidement possible l’Union Européenne, afin que nous puissions une bonne fois déclarer ouvert le XXIe.

Et comme l’Union Européenne c’est aussi l’ultra-libéralisme décomplexé, je glisse une publicité à peine subliminale : attention mesdames et messieurs, bientôt, ici, le Superultramégapack® du Fond du Tiroir. Si vous le loupez, vous le regretterez la moitié de votre vie. Toute la moitié.