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Je suis bien plus que ma vie

14/11/2023 Aucun commentaire

Neige Sinno remporte en ce moment un grand succès public et critique, et maints prix (le Femina, le Goncourt des lycéens, le prix littéraire du Monde, le prix Les Inrockuptibles, le Prix Blù Jean-Marc Roberts…) pour son livre Triste Tigre (P.O.L., 2023) où elle révèle et affronte le viol qu’elle a subi de la part de son beau-père entre l’âge de 7 et de 14 ans.
Lucide et orgueilleuse, elle se méfie de ce succès comme s’il n’était pas le sien, succès trop distinct de son ambition, succès imputable autant ou davantage à l’air du temps post#metoo, aux bienfaits sociétaux de la parole libérée, qu’à son propre talent littéraire. Lisant ces réserves, j’ai reconnu sa défiance, son attitude. Et j’ai réalisé que j’avais déjà lu Neige Sinno et son histoire il y a près de quinze ans !
J’ai ressorti de ma bibliothèque Amatlan d’Edmond Baudoin.
Je suis admirateur inconditionnel de Baudoin. Chacun de ses livres m’aide à mieux percevoir la beauté et la poésie du monde. Voire, simplement, à ne pas oublier que la beauté et la poésie du monde peuvent être perçues, et donc à ne pas devenir fou (pour mémoire, une archive au Fond du Tiroir où je reproduisais une page des Fleurs de cimetière, 2020, qui demandait « Combien d’enfants sont abusés, violés, et se « débrouillent » ensuite dans la vie avec cette blessure qui ne peut pas cicatriser ? Beaucoup, trop, de mes amies m’ont confié avoir vécu cette horreur. Toujours, alors, la honte d’être du même sexe que le violeur m’a submergé. »).

Or dans cet Amatlan (L’association, 2009), Baudoin racontait son histoire d’amour avec Neige Sinno, sa cadette de 35 ans. Il la rencontre alors qu’elle sort, encore à vif, de l’adolescence. Elle fait des études de lettres, prépare une thèse sur Le Clézio, ami niçois de Baudoin, et veut devenir écrivain.
Il l’aime : j’imagine qu’il veut faire avec elle ce que ses livres me font, lui rappeler que la beauté et la poésie du monde sont accessibles. Il l’incite à porter l’affaire de son viol au tribunal afin de la purger, ce qu’elle fera, et surtout, lui qui ne fait (quasi) jamais autre chose que de l’autobiographie, il l’incite à écrire son histoire. Elle est réticente, pour les mêmes raisons qu’en 2023.
Dans ce livre, il dessine, elle écrit, ils échangent.
Lui : « Encore une fois un livre… Pour dire quoi ? (…) La création ne commence pas quand on arrive devant notre précipice mais quand on y descend.« 
Elle : « Edmond veut me laver du viol. (…) Ah, tu veux de l’autobiographie. Tu trouves que je n’écris pas assez sur moi-même, que je transforme, que je déguise, alors (…) faisons de l’autobiographie, et qu’on en finisse. [Mais] Je n’écrirai pas sur ces choses dans mes livres. J’ai plus d’ambition que ça. J’ai des choses plus intéressantes à dire. (…) Je suis bien plus que ma vie, bien plus que toute cette merde pourrie. »

« Je suis bien plus que ma vie. » Nous sommes à la fois notre vie, et nous sommes autre chose. Quelle phrase formidable ! Qui ne protègera pourtant pas des malentendus.

11 novembre au plumard

11/11/2023 Aucun commentaire

Oh mais quel beau livre tout rose que celui-ci !

L’ « Anthologie de la poésie érotique [française] », conçue par Marcel Béalu en 1971, est aujourd’hui rééditée par Seghers, augmentée de nombreux poètes (surtout des poétesses) du XXe siècle et ornée de délicats et élégants dessins par Louise Bourgoin (l’actrice qui rayonne aussi crayonne).

En extrait, je choisis le sonnet Épithalame de Guillaume Apollinaire (car nous sommes le 11 novembre, et commémorer la guerre de 14-18 c’est toujours commémorer Apollinaire), s’achevant par l’oxymore célébrissime pompé (en tout bien tout honneur) dans le Cid de Corneille (Acte IV, scène 3) :

Tes mains introduiront mon beau membre asinin
Dans le sacré bordel ouvert entre tes cuisses
Et je veux l’avouer, en dépit d’Avinain,
Que me fait ton amour pourvu que tu jouisses !

Ma bouche à tes seins blancs comme des petits suisses
Fera l’honneur abject des suçons sans venin.
De ma mentule mâle en ton corps féminin
Le sperme tombera comme l’or dans les sluices.

Ô ma tendre putain ! Tes fesses ont vaincu
De tous les fruits pulpeux le savoureux mystère,
L’humble rotondité sans sexe de la terre,

La lune, chaque mois, si vaine de son cul
Et de tes yeux jaillit même quand tu les voilesCette obscure clarté qui tombe des étoiles.

Jeunes filles, jeunes gens ! Regardez Sex Education sur Netflix si vous voulez… matez du porno si vous y tenez… mais lisez donc de la poésie, vous en serez respectivement moins cons et moins glands !

À titre personnel je regrette que cette précieuse somme ne consacre à Pierre Louÿs qu’une seule malheureuse page (même si le poème choisi, Les nymphes, est bien sûr splendide), mais ma foi les goûts et les couleurs de l’amour…

En revanche je me félicite que cette anthologie, rangée dans l’ordre chronologique, s’ouvre par un poème de Clotilde de Surville, chimère littéraire du XVI siècle dont je suis amoureux depuis tantôt 20 ans. Rediffusion au Fond du Tiroir : ma rencontre acvec Clotilde.

Tire-d’aile

01/10/2023 Aucun commentaire

Je ne lis pas les livres de la rentrée littéraire, du moins jamais pendant la rentrée littéraire. J’ai fait une exception pour l’Amélie Nothomb cru 2023, Psychopompe.
Pas mon préféré, même s’il est de sa veine autobiographique que j’adore. Il s’agit d’une autobiographie thématique, plus spécifiquement d’une « autobiographie en oiseau » un peu comme Jack London a écrit son « autobiographie en alcoolique » dans John Barleycorn. La Nothomb revisite, mais cette fois vu du ciel, les épisodes de sa vie documentés ailleurs : le Japon d’enfance, la Chine, New York, la Birmanie, le Bangladesh, le Japon de l’âge adulte, la Belgique, l’écriture.
Les anecdotes s’enchaînent, certaine sont terribles (« les bras de la mer »…) pourtant il manque à ce littéral survol un peu de récit, de liant : c’est au fond moins un roman, fût-il autobiographique, qu’un essai. D’ailleurs scène après scène elle n’arrête pas de donner des définitions, « l’oiseau c’est », « voler c’est », « la vie c’est », « la mort c’est », et surtout dans le dernier tiers « l’écriture c’est », car in fine c’est le vrai sujet du livre. Or écrire, c’est voler.
Beaucoup de « Mon père Patrick Nothomb c’est », également : on trouve dans cet opus un bel hommage au père mort en 2020, et ce faux roman, vrai essai, peut se lire comme une longue postface à Premier sang, autobiographie par procuration de son géniteur qui, pour le coup, est mon Amélie Nothomb préféré.
Peu importe mes réserves : je l’aime quand même. Elle est toujours cinglée et toujours attachante, et par ce livre très personnel mais très explicatif on comprend mieux pourquoi et comment elle est si attachante et si cinglée. Un peu sorcière aussi, un peu médium, mystique authentique et, voilà autre chose, psychopompe. Elle qui croule sous les lettres de fans et s’honore de répondre à tous, après ce coming-out d’accompagnatrice d’âmes elle n’a pas fini de recevoir des demandes de communication avec les morts…

Ce qu’il nous reste de Charlotte Salomon

01/09/2023 Aucun commentaire

Un ami m’avait fait découvrir, il y a fort longtemps, l’édition en fac-similé de Vie ? Ou théâtre ? de Charlotte Salomon (1916-1942). Œuvre totale et sidérante, sans précédent ni successeur, œuvre inouïe qui invente sous nos yeux son propre art. Or son art est mélangé, à la fois littéraire (ce serait, et même c’est ! une pièce majeure dans l’histoire universelle de l’écriture de soi) et pictural (ce serait, et même c’est ! aussi bien, une pièce majeure dans l’histoire universelle de la représentation graphique de soi).

Un jour, malheureusement, il m’a bien fallu rendre son énorme livre à son propriétaire. Car voler les livres que vous prêtent vos amis, c’est mal.
Entre temps, Charlotte Salomon et son tragique destin ont connu un sursaut de notoriété grâce au livre biographique Charlotte signé David Foenkinos et ses divers dérivés, notamment cinématographiques.

On ne va pas faire la fine bouche… Tant mieux si Foenkinos vulgarise auprès du grand public ces trois faits qu’il est capital de ne pas oublier : Charlotte Salomon a existé ; elle était géniale ; elle a été assassinée par la barbarie nazie. N’empêche que je n’ai pas pu m’empêcher de trouver son livre décevant, et pour tout dire de pur parasitisme. Car tous les passages les plus intéressants, les plus forts et les plus bouleversants n’y sont pas écrits par Foenkinos mais sont, ni plus ni moins, des copier-coller du texte de Vie ? Ou théâtre ?. Et sans les gouaches, donc sans la moitié de ce qu’il nous reste de Charlotte Salomon.

Je savais qu’il me faudrait tôt ou tard revenir à la source.
Je l’ai fait cet été : je me suis offert, hors de prix, d’occasion (puisqu’épuisée) et monumentale (800 pages, 5 kgs) la plus récente et la plus complète des éditions en fac-similé de Vie ? Ou théâtre ?. Je la déballe, je m’y abîme et j’en ai de nouveau le tournis.
On pourra me traiter de snob : ai-je conscience que tout le monde ne peut pas se payer cet objet de pure bibliophilie ? Donc, faute de mieux, vive Foenkinos. J’entends bien. Mais comme je préconise de se plonger dans l’original plutôt que de se contenter de l’ersatz, je rappelle qu’il existe des bibliothèques publiques où les beaux livres s’empruntent. Et je suis même prêt, si vous me le demandez gentiment, à vous prêter mon exemplaire, comme on fait suivre tout naturellement et avec gratitude ce qu’on a reçu soi-même autrefois. Mais vous me le rendrez, hein. Car voler les livres que vous prêtent vos amis, c’est mal.

« Mage-Astre », comme il disait

08/08/2023 Aucun commentaire

Il se présentait à l’occasion comme Mage-Astre, lorsqu’il lui fallait rappeler que les noms sont tout sauf innocents. Et d’ailleurs il racontait, pour peu qu’on l’encourageât un peu, qu’il avait assisté au séminaire de Lacan à une époque où le défrichage du savoir était un peu plus épique et sauvage qu’aujourd’hui.

Aujourd’hui 8 août 2023 auront lieu à Grenoble les funérailles de Jean-Olivier Majastre. Je ne serai pas présent mais je songerai très fort à cette figure locale, à sa pensée si originale, à sa voix bégayante mais farceuse, à sa silhouette longiligne que je ne croiserai plus dans les rues, poussant son vélo et ayant toujours, comme par hasard, une chose intelligente à me dire.

Comme je l’ai avant tout connu en tant que professeur de sociologie durant mon cursus, j’admirerai sans fin ce vieil excentrique qui avait réussi à s’insérer dans un parcours académique tout en restant libre, capable de publier une Approche anthropologique de la perception aussi bien qu’une déclaration d’amour aux vaches. Tous les professeurs de liberté (en plus de sociologie) sont bons à prendre.

Je reproduis ci-dessus ses 36 choses à faire avant de mourir éditées (et diffusées sur les réseaux, merci) par Hervé Bougel. Le point 32 est un hommage à son fidèle vélo et j’en suis tout attendri.

J’écris pour savoir ce que j’ai à dire (Dossier M, 4)

02/08/2023 Aucun commentaire

Deux lecteurs sur un banc.
Fondation Jean-Michel Folon, Château de La Hulpe, Belgique, août 2023.

Je ne sais pas ce que lit mon ami, mais quant à moi, on peut voir facilement en agrandissant la photo que j’en suis au tome 4 du Dossier M, Grégoire Bouillier, et je ne vois pas le temps passer. Je suis en telle empathie que je pourrais m’asseoir à côté d’un rocher, d’un arbre, d’un chien, d’un bloc de fonte ou même du premier con venu mon semblable mon frère, du moment qu’il s’assiérait pour lire en silence à mes côtés, il serait mon ami et la fraternité est ce que j’éprouve d’abord quand je lis Bouillier, la sympathie au sens dur.

Ce 4e volet est dédié À qui n’en aura jamais assez. Les trois premiers l’étaient À qui en veut ; À qui en veut encore ; À qui en veut toujours. C’est dire si je prends pour moi la dédicace, à mon niveau personnel des choses : j’en veux. J’ai beau avoir laissé passer plusieurs mois depuis la lecture du précédent, dès la première page c’est parti, comme si je me branchais sur le secteur, le voltage reste le même.

La couverture noire annonce la couleur, nous sommes à présent dans une stase de dépression. C’est de tous les volumes celui qui fait le plus de sur-place et pour cause (« la vie qui les résume toutes sans être elle-même une vie, n’est pas une vie, non, pas une vie mais une solitude, une immobilité » p. 306). Pourtant Bouillier reste drôle, et palpitant quoi qu’il raconte, y compris quand il ne se passe rien, parce que même quand il ne se passe plus rien, il se passe toujours quelque chose en lui, par conséquent en son lecteur.

Je prélève un extrait particulièrement remuant, en lui et en moi, p. 189, survenant après des pages et des pages de dérive solitaire et morfondue sur une plage bretonne, d’idées fixes et de coq-à-l’âne, de ruminations sur la fatalité de l’idiosyncrasie ou sur l’édifiante tragédie de Donald Crowhurst (feuilleton enchâssé dans le feuilleton) :

Je ne sais pas trop pourquoi je viens d’écrire ces lignes. Les ai-je écrites ? À quel propos ? Quel intérêt ? Je ne sais pas. J’écris pour savoir ce que j’ai à dire. Et pour éprouver, au détour d’une phrase, si possible, un orgasme au-dessus de la ceinture m’indiquant que je suis dans le vrai, qu’une pensée vient de gicler et d’illuminer mon ciel (ce qui n’arrive pas souvent). Et pour passer le temps aussi. J’en avais pris pour dix ans et je commençais à parler tout seul, surtout en marchant sur la plage. Je n’avais plus que moi à qui m’adresser. À qui m’en prendre.
En cet été 2005, quelque part en Arizona, à soixante-dix-huit ans, décédait Elisabeth Kübler-Ross, psychologue célèbre pour avoir identifié cinq stades bien distincts par lesquels, selon elle, passe quiconque se trouve confronté à une « perte irréparable » : 1. Le déni (ce n’est pas possible, j’y crois pas !) ; 2. La colère (monde de merde ! Hello Monsieur Gicle) ; 3. Le marchandage (trouvons un arrangement) ; 4. La dépression (à quoi bon tout ça finalement… Hello pot de rillettes) ; et, enfin, 5. L’acceptation (bah, c’est la vie. De toute façon, on va tous mourir alors à quoi bon s’en faire).
C’est cool de posséder une carte de la dépression sur laquelle se reposer. C’est bien utile pour savoir où on en est de son existence et comment avancer, se sortir de la mouise, dénouer ses chakras, etc. C’est rassurant, j’imagine.

J’écris pour savoir ce que j’ai à dire – oui certes, et sur l’autre bord que je fréquente aussi, je lis pour savoir ce que j’ai à penser. Dans les deux cas, l’absence de préméditation est à souligner.

Pour qui en voudrait encore, mais surtout pour qui danse cet été, ou qui fait danser sur des musiques (néo-)trad, suivez mon regard, je signale que juste après ce passage, aux pages 196 à 199, Bouillier sort de sa sinistrose en assistant à un bal breton, dont il fait un long éloge extatique :

J’ai sous les yeux la preuve que des communautés humaines sont possibles. De toute mon âme j’éprouve un désespéré sentiment de réconciliation.

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Intermède
Épisodes précédents, archives au Fond du Tiroir :
Dossier M, zéro
Dossier M, 1
Dossier M, 2
Dossier M, 3

Me restent sous le coude les 5 et 6. Encore six mois, je dirais ? Je ne sais pas encore qui va prendre le dessus, entre la tentation de connaître la fin et celle de faire durer le plus possible.

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En attendant, délice de la synchronicité et des coïncidences littéraires : sitôt refermé ce Dossier M 4, j’ouvre le formidable essai poétique de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, sous-titré Réflexions sur l’effondrement (ed. Libertalia, 2021). Il s’agit moins d’un manuel collapsologue et survivaliste comme son titre pourrait le laisser entendre que d’une réactualisation pour notre époque désastreuse de deux idées libertaires essentielles, la rupture avec la servitude volontaire et le refus de parvenir.

Dossier M vs. Plutôt couler en beauté : bien sûr ces deux livres n’ont rien à voir. Pourtant ils passent entre les mêmes mains (les miennes), se déroulent dans le même monde (le mien), dès lors comment s’étonner qu’ils brassent les mêmes références : ils se fondent tous deux sur la mythique première course autour du monde en solitaire de 1968-1969, sans escale et sans assistance extérieure, organisée par le Sunday Times, compétition sportive qui devient ici comme là métaphore de la compétition tout court, de la rat race qui est notre air ambiant.
Parmi les concurrents, Bouillier choisit comme « héros » , comme compagnon de route imaginaire, Donald Crowhurst, loser fabuleux ; Morel Darleux choisit Bernard Moitessier, dont elle fait l’incarnation du refus de parvenir. Aucun des deux n’a gagné.
Les deux écrivains recomposent noir sur blanc les itinéraires, essentiellement intérieurs, des deux navigateurs solitaires.
Chacun des deux a une histoire, une réaction face à la compétition, un combat contre soi-même plutôt que contre les autres. Combat perdu d’avance pour l’un, drawing dead, échappée vers la folie et la mort. Combat glorieux parce qu’il refuse justement la gloire pour l’autre, échappée vers le retrait élégant et la vie. Il n’y a pas photo sur la ligne d’arrivée qu’ils ont tous deux désertée.
Deux histoires qui méritent d’être racontées davantage que celle, finalement assez plate, du vainqueur, un troisième homme dont l’épopée fait sûrement l’objet d’un troisième livre que je ne lirai pas.

Visage humain

31/07/2023 Aucun commentaire

Joli portrait de ma personne capturé par François Raulin, qui a mitraillé tous les membres de Micromegas. Et tout le monde est beau. Même moi je me trouve beau, parce que la beauté est dans l’œil (et dans l’appareil photo) de celui qui regarde. Merci François !
(Et même qu’à côté de moi c’est Christine Ebel et bien sûr Christine est belle)

Est-ce que ce qui suit a le moindre rapport avec ce qui précède ? Moi je le vois très bien, vous vous débrouillerez.

On ne lit pas tous les jours des livres croates. Sauf peut-être si l’on est croate. Mais je n’ai pas cet honneur, et je viens de lire non pas un mais trois albums, coup sur coup, de Miroslav Sekulic-Struja : les deux tomes de Pelote dans la fumée, puis Petra & Liza, tous trois chez Acte Sud.
Et quel choc, les amis ! Quel prodige de narration, quel sens du détail autant que de la fresque, quelle expressivité pour ne pas dire quel expressionnisme dans chaque case qui pourrait être un tableau (Sekulic est peintre avant d’être auteur de bandes dessinées), quelle humanité triste mais musicale, quelle âpreté dans ces chroniques souvent misérables mais jamais misérabilistes, parce que poétiques, et même, parfois, comme un coin de ciel qui par miracle s’éclaircit, heureuses. Heureusement que Petra & Liza est une histoire d’amour, on respire mieux à certaines pages.

C’est de la bande dessinée à son plus haut point d’exigence : à la fois de la peinture et de la littérature sans rien lâcher d’aucun côté, sans que l’un soit le simple instrument de l’autre. De quoi remettre la Croatie sur la carte des livres.

Spécial Origines

24/07/2023 2 commentaires

Lorsque j’étais étudiant en sociologie à Grenoble dans les années 90, l’un de mes camarades de promo s’appelait Gérald Bronner. Je ne le côtoyais guère, je le croisais à peine : il avait la réputation, pour ne pas dire l’aura, d’un bosseur acharné, il était sérieux, il irait loin, il faisait tout très vite et très bien. J’avais peu d’indices sur qui il était vraiment, mais du moins avais-je été très impressionné par sa déclaration incidente, devant la machine à café, selon laquelle pour tenir le rythme de ses recherches il avait pris l’habitude de passer une nuit blanche par semaine. Tandis que moi, je glandais, je jouais de la musique, j’allais boire des coups et voir des films au cinéma, et lorsque je passais une nuit blanche généralement ce n’était pas pour faire de la sociologie. Il a décroché son doctorat en un temps record (je n’ai jamais terminé le mien), est parti enseigner ailleurs, est devenu professeur à La Sorbonne, a occupé un siège de l’Académie de Médecine, un autre de l’Institut Universitaire de France, exercé comme directeur éditorial aux PUF, rencontré le Président de la République, signé maintes tribunes dans les journaux ou chroniques dans le Magazine Littéraire, laissé son nom à la Commission sur Les Lumières à l’ère du numérique dite Commission Bronner, obtenu la Légion d’Honneur. Pendant le même temps, j’ai pas mal glandé, joué un peu de musique, bu beaucoup de coups et vu énormément de films au cinéma, on ne peut pas tout faire.

Je ne l’ai jamais revu sinon à la télé, ce qui fait que je l’appelle Bronner et non Gérald. Mais j’ai toujours gardé un œil curieux et admiratif sur son impressionnante bibliographie, enrichie d’un volume ou deux chaque année, depuis son premier essai, un « Que-Sais-je ? » en 1997, et son premier roman, aux éditions Baleine en 2001. Car Gérald Bronner écrit également des romans, parmi lesquels une histoire de super-héros adaptée en long-métrage pour Netflix et dont il a co-signé le scénario. Certains de ses livres m’ont grandement intéressé, surtout ceux consacrés aux croyances et à la post-vérité.

Je me suis rué sur son dernier, Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? (éd. Autrement, coll. Les Grands Mots, 2023), dont le sujet promettait un essai à mi-chemin de sa discipline, la sociologie, et du témoignage autobiographique réfléchissant sur son parcours individuel. De la sociologie à la première personne : quasi-oxymore. Je m’étais dit, ah, Bronner décidément fait tout plus vite que les autres, à seulement mon âge (j’ai vérifié sur Wikipédia, il est plus jeune que moi d’un mois) il se permet déjà de publier l’équivalent d’Esquisse pour une auto-analyse, dernier livre (posthume) de Pierre Bourdieu, auquel celui-ci ne s’était consacré qu’à 70 ans sonnés.

Mais Bronner, et il est même connu pour cela, est plutôt un anti-Bourdieu puisqu’il récuse la fatalité de l’assignation sociale érigée en mythologie ou en récit personnel (ce qui fait d’ailleurs de lui un sociologue macrono-compatible, tenant d’un autre mythe, la méritocratie), et il récuse surtout le dolorisme afférent aux discours des transfuges de classe. Il est autorisé à parler de la sorte, transclasse lui-même, élevé chichement en HLM par une mère célibataire femme de ménage. Il égratigne les écrivains qui en ont fait un sujet, une complainte, une revendication ou une identité à part entière, tels Didier Eribon (autre sociologue, auteur du formidable Retour à Reims), Édouard Louis, ou Annie Ernaux elle-même qui, notoirement, est devenue écrivain en notant un jour sur un cahier « J’écrirai pour venger ma race », et qui a glosé sur la honte de classe au point de titrer La Honte l’un de ses récits (l’un des plus forts à mon goût). Bronner, lui, ne se sent pas concerné, n’a ni race à venger, ni honte à ravaler (on trouve la phrase-clef p. 154 : Il se trouve que certains d’entre nous refusons d’avoir honte), et prétend du reste n’avoir réalisé de quelle misère il provenait que bien après être arrivé. Il n’avait peut-être pas le temps pour cela : il bossait. Il note p. 56 « Les signes de notre pauvreté étaient nombreux mais aucun n’étaient vraiment douloureux » .

Je lis avec passion ce livre qui agence de très importantes problématiques sur la construction de l’identité, problématiques que j’ai creusées ailleurs et à ma manière – son dernier chapitre est intitulé Ce que nous devons à nos pairs et la dette est un concept qui m’intéresse toujours. Comment suis-je devenu ce que je suis ? Comment quiconque devient-il ce qu’il est ? La réponse ne peut être que : au contact de. Et la sociologie commence.

Ensuite, quelque chose se met en branle dans la perception de soi. Bronner donne un nouveau sens au terme autofiction : les transclasses ont selon lui cru à une fiction d’eux-mêmes, qui a fait de chacun d’entre eux un être singulier, notamment parce qu’ils ont eu un rapport au langage plus précoce et plus intense que leurs pairs.

Il me semble que les transclasses offrent un terrain d’observation qui permet d’affiner les analyses usuelles de la façon, par exemple, dont se construit l’estime de soi, le rapport à la conflictualité, le rapport même à la créativité, c’est-à-dire le fait de pouvoir contester un ordre mental établi, que ce soit dans l’art ou dans la science… Il manque une enquête qui mettrait au jour, en tenant à distance le récit doloriste, les vraies caractéristiques de ceux dont les origines ne correspondent pas à la ligne d’arrivée sociale. La créativité me paraît un point assez aveugle de cette question. La chose est difficile à mesurer mais il me semble qu’elle présuppose un esprit frondeur, une forme de défiance qui est facilitée par le regard ironique de celui ou celle qui a traversé plusieurs mondes sociaux. Comme l’écrit de belle façon Norbert Alter dans Sans classe ni place à propos du nomade social : « Il aborde le monde avec liberté, et parfois le succès, de celui qui n’en connait pas les règles. » (p.112)

Puis :

Lorsque je repense à mes années de petite enfance – je sais bien qu’il s’agit en partie d’une reconstruction mémorielle – ce qui me marque, c’est le sentiment intime, qui m’est venu par la fréquentation des autres, d’être différent. Un sentiment un peu honteux [NdFdT : ah, tout de même, il n’est pas exempt de ce sentiment-là] qui m’inspirait l’idée que je n’étais pas de la même espèce que mes congénères. Lorsque j’observais les mouvements collectifs dans la cour d’école, je voyais ces petits êtres qui avaient mon âge comme des sortes de singes. Je leur parlais fort de peur qu’ils ne me comprennent pas. Je me montrais exagérément compréhensif avec eux. Je me sentais comme un extraterrestre abandonné sur terre et lorsque, plus tard, je demandai à mes parents : « mais comment étais-je à cette période ? » , leur réponse tint à ce seul qualificatif : bizarre. Dans mon milieu de socialisation primaire, Vandœuvre-Est, j’analysais la vie avec la sociologie spontanée d’un enfant de 5 ans. Je comprenais qu’il faudrait que je devienne violent. Violent juste ce qu’il faut pour ne pas faire partie des victimes qui n’étaient pas forcément les enfants [les] plus chétifs d’entre nous mais, à tout le moins, les plus craintifs. Ce n’était pas bien dur à comprendre. (p. 122)

Enfin, eurêka, l’hyperactivité s’explique :

Alors j’ai beaucoup rêvé – beaucoup – et cela a fait naître une créativité particulière. Aujourd’hui encore, si d’aventure je m’assieds pour songer un instant, je suis assailli par mille idées et mille histoires. On me demande parfois où je trouve l’énergie d’écrire ces essais, ces romans, ces éditoriaux… La vérité est que je n’ai pas le temps d’écrire – de loin – tous les livres que j’ai en tête, toutes les histoires que je voudrais narrer. C’est un bien, d’ailleurs, car la plupart de ces écrits seraient sans intérêt. Avoir beaucoup d’idées ne signifie pas en avoir de bonnes, mais il me semble que cette créativité dont j’ai découvert qu’elle m’était assez spécifique est une des choses qui s’est développée sur le terreau de mes origines. Le sentiment de différence, l’ennui, l’urgence de trouver une échappatoire ont fait de moi une machine imaginante. (p. 128)

Je trouve Gérald Bronner brillant encore une fois, toujours pertinent, et impeccable épistémologiquement : au passage il résout vers la page 77 la querelle ancestrale entre les deux écoles de la sociologie française, Bourdieu vs. Boudon, le déterminisme comme fatalité voire comme oppression consciente de la classe dominante vs. les mécanismes plus complexes de stratégies individuelles de l’acteur en fonction des conditions sociales… Bronner fait remarquer, et il fallait y penser, que l’un n’empêche pas l’autre ! Ça, c’est de la dialectique… Il ajoute : « N’eût été la rivalité entre les deux grands sociologues, cela aurait dû sauter aux yeux de tous leurs commentateurs. » Voilà qui me rappelle ma jeunesse… J’aimais bien la sociologie, y compris ses polémiques théoriques fumeuses…

A propos de polémique, je me permets d’émettre une réserve : je trouve Bronner parfois un peu léger lorsqu’il profite de son statut académique pour asséner ses idées sans les démontrer, même si ce travers est sans doute dû à la nature bizarre et métissée du texte même. Par exemple il affirme :

Aucun de mes amis originels [prolétaires] ne nourrit le désir de ressembler à un bourgeois. Ce n’est pas par sagesse mais simplement parce que cela ne nous paraît pas du tout prestigieux. Beaucoup d’entre nous sommes porteurs de stéréotypes sur la bourgeoisie ou la grande bourgeoisie qui nous les font tourner en ridicule plutôt qu’ils ne nous placent en position de soumission. Nous n’avons jamais été vraiment impressionnés par les ors et les rituels sociaux. J’ai pu rencontrer des ministres et même des présidents de la République et je n’ai jamais pu tout à fait m’empêcher de les voir – subrepticement, mais tout de même ! – comme des individus que nous aurions malmenés dans la cour du collège […] Lorsque nous rencontrons des bourgeois grands ou petits, nous ne pouvons pas toujours les voir autrement que comme des êtres faibles. Il est farfelu d’imaginer que nous avons profondément envie de leur ressembler. (pp. 52-53)

Je souris en lisant ce témoignage intime, intelligent, drôle, étonnant (imaginer ce qui se déclenche dans la tête de Bronner au moment où il serre la main de Macron est délicieux), à contre-courant… mais je fronce les sourcils. Autant je prise la sociologie ET cette sorte d’anecdote, autant je me garde bien de prendre l’une pour l’autre sous prétexte que l’auteur d’une anecdote est un sociologue. Testis unus testis nullus, et la statistique manque pour commencer à parler sérieusement de fait social. Il me semble qu’on trouverait sans trop de difficultés des contre-exemples, des cas où des « pauvres » envient sinon le mode de vie des « riches » du moins le moyen essentiel de ce mode de vie, la richesse, valeur absolue pour beaucoup, qu’on en ait ou qu’on en manque.

Je suis, en somme et tout simplement, heureux d’avoir des nouvelles de Gérald Bronner, de le découvrir tel que je n’avais pas eu l’occasion de faire il y a 30 ans. Aujourd’hui beaucoup moins sociologue que lui quoique sans doute resté plus bourdieusien, gorgé moi-même de la doxa qu’il dénonce à propos des origines sociales déterminant la vie, imprégné de cette vulgarisation sociologique sur laquelle il fait la fine bouche… je ne peux que me poser la question : son côté bosseur acharné, homme pressé tête baissée, nuits blanches sur le métier, et pas seulement son côté rêveur et différent… ne lui viendrait-il pas de son origine modeste ? Pas de dolorisme, non, pas non plus de rapport mécanique et simpliste de cause à effet, mais une indéniable énergie, un moteur.

Kestufras quand tu sras grand ? (Moi je veux être président)

08/07/2023 Aucun commentaire

Si l’on cause littérature, et quoi de mieux au monde que causer littérature, je ne suis pas assez snob pour négliger Amélie Nothomb. Je m’en trouve fort aise puisque je prends souvent grand plaisir à lire ses livres, comme ici, ou (voir Jour 80).

Je viens d’en découvrir un formidable avec seulement 30 ans de retard, Le sabotage amoureux (son opus 2, en 1993), qui me conforte dans mes penchants : je préfère de loin sa veine autobiographique à sa veine romanesque. Sa propre vie réinventée m’enchante, tandis que je baille devant ses personnages imaginaires aux patronymes invraisemblables, dont la fantaisie fabriquée n’arrive jamais à la cheville de celle, authentique, de leur autrice.

Le sabotage amoureux raconte la deuxième enfance d’Amélie, en Chine, de 5 à 7 ans – sa première enfance, avant l’âge mûr de 5 ans, ayant été japonaise, comme chacun sait. Récit virevoltant, drôle, intelligent, débordant de la joie du mot d’autant plus étonnant qu’il est juste, érudit mais dont l’érudition n’est jamais autre chose qu’un carburant pour l’imagination (1)… Avant tout, beau livre sur l’enfance, qui énonce pour la première fois semble-t-il une idée appelée à devenir récurrente chez elle : les adultes sont des enfants déchus. L’irrémédiable déclin commence vers 14 ans.

Or j’avais une idée derrière la tête. Je préparais un atelier d’écriture sur le thème des souvenirs d’enfance (cf. l’interviou du Dauphiné Libéré ci-dessous) et je compilais soigneusement des citations susceptibles de nous inspirer. J’avais déjà du Peter Handke (« Quand l’enfant était enfant, il marchait les bras ballants, il voulait que le ruisseau soit rivière » cf. Les Ailes du désir) ; du Riad Sattouf (« En 1980, j’avais deux ans et j’étais un homme parfait« ) ; du Eugène Delacroix (« Je me souviens que quand j’étais enfant, j’étais un monstre« ) ; du Shakespeare (la chanson du bouffon, When that I was and a little tiny boy…) ; et même, une fois n’est pas coutume, quelques mystérieux versets de la Bible (Première épître aux Corinthiens, chap. 13-14 : « Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant (…) Frères, pour la raison, ne soyez pas des enfants. Mais pour le mal, oui, soyez des enfants. ») ; etc.

Je sentais bien qu’il me manquait du Nothomb. Je suis allé à la pêche dans le Sabotage. Je n’ai pas été déçu. Une perle p.54 :

Nous, nous avions un sens si aigu des valeurs humaines que ne parlions quasi jamais des plus de quinze ans. Ils appartenaient à un monde parallèle, avec lequel nous vivions en bonne intelligence puisque nous ne nous croisions pas.
Nous n’abordions pas non plus l’inepte question de notre avenir (…) Quand on me posait la fameuse question : « Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grande ? » je répondais invariablement que je ferais Prix Nobel de médecine ou martyre, ou les deux à la fois (…), cette réponse pré-machée me servait à évacuer au plus pressé ce sujet absurde. (…) Peut-être parce qu’instinctivement, nous avions tous trouvé la seule vraie réponse : « Quand je serai grand, je penserai à quand j’étais petit. »

Me voilà refait, merci Amélie. Mais soudain je tombe aussi, p. 72, sur :

Qui diable était ce petit ridicule ? Je ne le connaissais pas.
J’enquêtai.
Il s’appelait Fabrice. Je n’avais jamais entendu ce prénom et je décrétai d’emblée qu’il n’y avait pas plus ridicule. Par un surcroît de ridicule, il avait de longs cheveux. C’était un ridicule extrêmement ridicule.

Allez, sans rancune…

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(1) – Exemple de l’utilisation ludique de sa culture : elle glisse, l’air de rien, p. 73, une citation merveilleuse de Stendhal, « Mon Dieu, si vous existez, ayez pitié de mon âme, si j’en ai une. » J’adore et je m’empresserais d’ajouter cette phrase dans la section Mon crédo du présent blog… si seulement j’étais sûr de son authenticité. Or je ne réussis pas à en élucider la source exacte, référencée et circonstanciée. Par conséquent, tant qu’un stendhalien assermenté (s’il y en a dans la salle…) ne m’aura pas donné confirmation, je présumerai que la Nothomb a inventé cette citation. L’en croire capable est lui faire crédit.

#moiaussi

26/06/2023 un commentaire

Jacques Higelin m’émeut et me transporte.

Je crois bien qu’Higelin est mon chanteur préféré. J’aboutis facilement à cette conclusion en constatant la fidélité de mon amour pour lui, à travers toutes ses périodes, ainsi qu’à travers toutes les miennes. Car dans nos amours artistiques la durée joue un rôle aussi déterminant que dans nos amours intimes.

Sentant peut-être sa fin proche, Higelin avait accepté de publier ses mémoires, racontées par lui, ordonnées par la journaliste Valérie Lehoux et parues en 2015 sous le beau titre Je vis pas ma vie, je la rêve, phrase tirée de la chanson Parc Monsouris. Puis, en 2018, il est mort. Cette année paraît un codicille, signé de la seule Valérie Lehoux, Car toujours le silence tue, entièrement consacré à un seul épisode de la vie d’Higelin. Cet épisode était pourtant déjà évoqué dans le tome précédent, mais il l’était furtivement, discrètement, à la volée, p. 289. Il aurait mérité, selon les termes d’Higelin lui-même, un bouquin à part entière. Voici ce bouquin, posthume. Cette fois, les points sont enfoncés sur les i, le secret est longuement explicité.

Higelin a été abusé sexuellement, de l’âge de 10 ans à l’âge de 15 ans, par un homme qu’il aimait, de douze ans son aîné, un homme qu’il considérait comme son mentor, qui lui a fait découvrir la musique, le théâtre, le cinéma, et la liberté. Et l’a violé.

Valérie Lehoux donne les tenants et aboutissants, non seulement de ce viol, mais aussi des conditions de sa révélation si tardive. C’est que désormais l’époque est propice : on appelle ces agissements pédocriminalité et non plus pédophilie, car il s’agit bel et bien d’un crime, avec un coupable et une victime. Lehoux énumère longuement des artistes issus de champs très variés, victimes de viol ou d’inceste (en commençant bien sûr par Barbara, dont elle est une grande exégète) et ce que chacun a fait plus tard de cette faille en lui/elle. Elle donne aussi une statistique : 160 000 mineurs sont victimes d’abus sexuels en France chaque année, chiffre purement indicatif puisque sans doute la majorité des cas n’émergera jamais du tabou. D’ailleurs pour l’essentiel, les victimes ne deviendront pas artistes pour en faire quelque chose, elles devront juste vivre avec. Enfin, retenons seulement que « 160 000 » = un gros paquet.

Parvenu à ce point de ma lecture, une révélation me prend. J’en suis stupéfait. Un déclic : moi aussi. #metoo. Je n’y ai pas repensé depuis des décennies, je ne l’ai jamais dit ni écrit à quiconque, mais brusquement je me souviens, il m’est arrivé un truc quand j’étais petit, la mémoire me retrouve.

1979 ou 1980. J’ai une dizaine d’année. J’habite avec mes parents et mon frère le 3e étage d’un HLM, dans le quartier dit La Coupiane, à La Valette-du-Var. Notre barre d’immeuble borde la Place rouge, qui doit son nom à la terre battue et non à un quelconque hommage à Moscou. D’autres barres comparables ou plus hautes (avec ascenseur) et plus labyrinthiques bornent le paysage. Je traîne mes guêtres dans le quartier avec mes copains ou, parfois, avec ceux de mon grand frère, lorsque ceux-ci tolèrent un merdeux de trois ans de moins qu’eux. Parmi cette bande informelle qui se fait et se défait et navigue de l’une des résidences à l’autre, recommence sans cesse le tour des immeubles et des parkings, et au mieux, parfois, fuit un instant le béton pour arpenter la forêt sur la colline, figure un grand gars, dégingandé, voûté et taiseux, dont j’ai oublié le nom (si jamais je l’ai su), ne me souvenant que du sobriquet qu’il doit à sa tignasse, coupe au bol typique de l’époque : Blondinet.

Blondinet a peut-être cinq ans de plus que moi, ou dix, je suis incapable d’être plus précis, en tout cas c’est un grand, caractérisation suffisante. Je ne suis pas spécialement proche de lui, je ne lui parle pas, je le côtoie dans cette fameuse cohorte floue de quartier, je ne me suis jamais trouvé seul avec lui. Sauf une fois. Un samedi après-midi. Il fait très chaud. Pourquoi les autres se sont dispersés ? Je ne sais plus. Je suis seul avec Blondinet et je crois me souvenir qu’il est vêtu de jaune, ou alors je confonds avec ses cheveux. Il me demande de le suivre dans les garages d’une autre barre, de l’autre côté de la Place rouge. Il a, dit-il, quelque chose à me montrer. Je le suis, je n’ai rien de mieux à faire. J’aime bien, d’ailleurs, jouer dans ses parkings, l’un de mes copains a des talkie-walkie et cet accessoire permet de transformer les parkings souterrains en territoire d’enquête, d’exploration, d’aventure.

Nous descendons tous les deux la rampe pour voitures et nous entrons dans la galerie souterraine qui donne, de part et d’autre, sur les parkings individuels. Nous restons dans la pénombre puisqu’il n’allume pas la minuterie. Il me dit Viens là ou quelque chose comme ça. Je m’approche, il nous plaque contre le mur, il me retourne, s’accroupit derrière moi et m’enlace, me serre, me serre de plus en plus fort, un bras sur mon ventre et l’autre sur ma poitrine, il halète dans mon cou. Il fait quelque chose que je ne comprends pas, qui est en tout cas inconfortable, j’ai un peu de mal à respirer et puis l’air est déjà plus que chaud, j’attends que ça passe, qu’il s’arrête, je ne peux rien faire, je suis un objet, il s’agite, m’agite, et je regarde devant moi, la lumière du jour tout au fond de la galerie obscure, littéralement je regarde la lumière au bout du tunnel.

Enfin ça se termine, il me lâche, grommelle quelque chose que je ne retiens pas, je me mets en marche tout de suite, j’avance vers la lumière, j’émerge. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire, maintenant ? Un samedi après-midi de canicule et mes copains ne sont pas là. Bon, ben, je vais remonter chez moi et regarder la télé, j’espère que ma mère ne dira rien. Avec un peu de chance, il y aura Le Prisonnier, ma série préférée. Ou peut-être Cosmos 1999. Deux séries archi-angoissantes, que j’adore, mais à mon âge je n’ai pas encore intégré le concept de catharsis.

Toutes les fois que j’ai recroisé Blondinet dans le quartier, il m’a évité et a fui mon regard.

Voilà tout. Fin de l’histoire. Elle est évidemment minuscule, anecdotique comparée à celle d’Higelin ou de tant d’autres. Si, plus de 40 ans après l’événement, je pose sur lui des mots, je crois comprendre ceci : un gars en position de force s’est collé dans le dos d’un gamin tendre, mignon et faible et, sans le déshabiller, sans le tripoter davantage, s’est masturbé dans son dos dans un parking souterrain. Il ne s’est rien passé de plus grave, ni de très grave. Est-ce grave tout de même ?

Je n’en ai aucune séquelle, je crois. Je n’en suis resté ni traumatisé, ni dépressif (oh j’ai de bien meilleures raisons d’être dépressif), ni violeur-à-mon-tour (croyez-le ou non, je n’ai jamais agressé personne, l’idée même m’empêcherait de bander). Peu importe. C’était mal, ce n’était pas normal. Quels que soient les dégâts, les circonstances, la fréquence… un adulte n’a pas à utiliser, à réifier un corps d’enfant pour assouvir sa propre sexualité, jamais. La sexualité des adultes est forte, celle des enfants est faible, il y a donc déséquilibre et abus de pouvoir. À bas tous les abus de pouvoir, et celui-ci d’abord.

Alors, #moiaussi, je parle pour la première fois, ma parole en est venue à se formuler, à se libérer, grâce à l’époque et grâce à la libération préalable de centaines de personnes avant moi, merci à toutes et tous, merci à Jacques Higelin pour tout et même pour ça, bonus. Parlons. Parlons, juste pour que la parole soit là entre nous, pour verbaliser que cela est mal, que cela n’est pas normal, que cela est un abus de pouvoir, que cela ne se fait pas. Espérons que verbaliser chaque cas permette d’en prévenir quelques-uns en saturant, anecdote minuscule après anecdote énorme, tout l’espace de Cela ne se fait pas. Rêvons un peu : chaque année, 160 000 Cela ne se fait pas. Soit un gros paquet.