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McCarthysme

13/06/2023 Aucun commentaire
Moi, déambulant le long de la route effondrée entre Miribel-Lanchâtre et Saint-Guillaume, juin 2023

Cormac McCarthy n’est plus. En hommage, rediffusion au Fond du Tiroir d’un article de 2009, toujours d’actualité.

J’ai lu, durant le long hiver 2007-2008, La Route, roman de Cormac McCarthy – sur les conseils concomitants de deux lecteurs avisés n’ayant aucun lien entre eux, messieurs Yann Garavel et Jean-Marc Mathis. Lorsqu’une préconisation surgit simultanément de deux horizons séparés, mieux vaut la prendre au sérieux. Si je donne les noms de ces deux gentlemen, c’est pure gratitude.

Car depuis ces années écoulées, je pense à ce livre, non quotidiennement, ce serait insupportable, non régulièrement, ce serait de la préméditation, mais enfin, très souvent. Et sans sommation. Des visions me prennent soudain, me reviennent de loin derrière ou m’arrivent de demain, je ne sais pas. En roulant sur l’autoroute. En mangeant une pomme. En regardant mes enfants. En regardant un arbre. En poussant un caddie dans un supermarché. En ouvrant une boîte de conserve. En me retrouvant seul, même accompagné. En contemplant un paysage, n’importe quel paysage, pour en ressentir très profondément, à en pleurer, sa fragilité, la mienne aussi, sa beauté en train de mourir.

Quel est donc ce roman qui, bientôt deux ans après avoir été lu, procure encore telles sensations ? Tels effrois physiquement ressentis, et telle conscience viscérale (L’horreur ! L’horreur !) de notre rapport tragique au monde ? Quel est donc ce roman qui vous retourne l’œil ?

Et ce n’est pas tout. Cette nuit, j’y étais, sur La Route.

J’étais dans ce monde gris et mort, j’étais seul et tapi dans un terrier de cendres, j’espérais que les miens étaient encore vivants mais je n’avais aucun moyen d’en être sûr, je savais que les alentours étaient dangereux, j’étais squelettique et en haillons, je faisais partie d’un groupe qui m’avait relégué, un groupe cruel et dur et violent, mais censé protéger ses membres d’un autre groupe plus cruel, plus dur et plus violent, qu’on ne voyait pas, qu’on entendait parfois, dont la menace obligeait à rester caché, couché, prostré dans la boue grise… Finalement, je me suis tout de même levé, rassuré parce que j’avais en poche l’outil qui me permettrait d’aller voir plus loin : le précieux passe-partout [il s’agit de mon trousseau de clés professionnel, qui ouvre toutes les portes du centre culturel qui m’emploie], j’avançais dans la boue grise en tâtant ce sésame à travers ma poche et en écoutant chaque écho de la forêt défunte, pelée, sans feuille, et chaque coup de mon cœur… Je suis parvenu devant une palissade hétéroclite, amoncèlement de planches de chantier, et là, à moitié dissimulée, une porte. Ma clef est entrée dans la serrure, j’ai tourné la poignée, je suis entré. Entré dans quoi ? Derrière la porte, j’étais toujours dehors. Au-delà, le même paysage continuait, identique, plus vallonné peut-être. J’ai entendu un cri : « Un espion ! » J’ai répondu d’une voix très faible : « Je ne suis pas un espion… Je n’ai pas d’arme sur moi… » Alors, des individus aussi squelettiques que moi, aussi sales, pareillement en haillons, ont fondu sur mon corps, m’ont encerclé, ont commencé à me palper, à soupeser mes maigres muscles, mes jambes, mes bras, et je comprenais parfaitement à quelle fin ils me jaugeaient ainsi. Or ils étaient tous des enfants. Aucun n’avait plus de treize ans.

Et je me suis réveillé, en sueur, le cœur battant très fort d’être vivant.

Quel est donc que ce roman qui, bientôt deux ans après avoir été lu, procure encore des cauchemars ?

Un chef d’œuvre, sans aucun doute, voilà la réponse.

Il paraît qu’ « ils » vont en faire un film, non parce que c’est un chef d’œuvre, ce qui serait une raison extraordinaire, mais comme d’habitude pour la raison ordinaire : parce que le livre a eu du succès. Je ne vois pas l’intérêt. Les pouvoirs de la littérature sont une chose ; ceux du cinéma, très grands et tout aussi respectables, en sont une autre, et ces deux choses mélangées dans le pot commun du box-office ne sont pas forcément des ingrédients compatibles. De quoi gâter le goût, aussi bien. Je n’irai pas voir ce film, de même, et à peu près pour les mêmes raisons, que je ne suis pas allé voir un autre film évoqué ici. À quoi bon ? Des images, j’en ai déjà, plein la tête, plein la nuit.

Les « cinquante nuances de gris », les vraies

10/05/2023 Aucun commentaire

Blandine Rinkel est musicienne, chanteuse et danseuse, au sein du groupe Catastrophe (pour rappel : rediffusion au Fond du tiroir).

Elle est aussi écrivaine. Son dernier livre, quoique minuscule (publié d’ailleurs aux minimalistes éditions 1001 nuits) tombe fort bien : Les abus gris.

La couverture en forme de nuancier Pantone explicite le titre, et ringardise une bonne fois pour toutes les trop fameuses Nuances de Grey qui sous couvert de dernier cri érotique ne faisaient que réincarner, pour le coup sans s’encombrer de la moindre nuance, les archétypes masculinistes les plus éculés, les plus archaïques rapports de domination d’un sexe sur l’autre.

Ici, au contraire, est entrevue la vaste « zone grise » entre le pur et simple abus sexuel et le consentement explicite.

En plus du reste (« par-dessus le marché » comme disait l’autre) Blandine Rinkel est belle. La beauté est un pouvoir. Le désir aussi, celui qu’on éprouve, celui qu’on provoque ; la libido tout entière est un nœud de pouvoirs. Les rapports entre les hommes et les femmes sont des rapports de pouvoir, voilà qui est à peu près fatal. Or je fais systématiquement mien le crédo anarchiste : dès qu’il y a pouvoir, il y a risque et soupçon d’abus de pouvoir, la pente est naturelle. Dans le présent contexte, il ne s’agit pas d’imaginer qu’on va éradiquer le pouvoir lui-même – projet utopiste et d’ailleurs pas forcément souhaitable (comment tomber amoureux si l’on récuse toute emprise ?). Ce sont (nuance !) les abus qu’il faut surveiller et prévenir. On les surveillera et préviendra en parlant, en écrivant, entre sujets, sans que l’un soit l’objet de l’autre.

Notre époque depuis #metoo, en libérant la parole et en la rendant en somme obligatoire, a peut-être compliqué mais sûrement assaini les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Ce mini-livre contribue au débat.

Premier paragraphe :

A 18 ou 20 ans, je tenais à plaire aux hommes suffisants. Ceux qui, dans le milieu intellectuel notamment, semblaient avoir du pouvoir. Sans doute pour me prouver à moi-même ma maturité, je tenais à être désirée par des hommes mûrs. Ceux qui savaient, pensais-je, ce qui est digne d’être désiré et ce qui ne l’est pas (…) Il y avait un plaisir à créer de la frustration chez ces personnes repues, un plaisir à les sentir, parfois, encombrées par leur désir, sans toutefois le satisfaire.

Dernier paragraphe :

Je me fiche maintenant de plaire aux suffisants. J’ai fini de trouver des excuses à ceux qui dictent, asymétriquement, les règles du jeu érotique. Et j’ai fini d’éprouver de l’embarras à l’idée d’être ce que je suis : une femme, encore jeune, avec un corps de jeune femme, qui aime être désirée, mais à qui il importe plus encore d’être prise au sérieux. Une femme qui n’éprouve jamais de plaisir à être changée en objet malgré elle.

Entre les deux : une anecdote racontée avec minutie, éclairante, factuelle. Nuancée. Voilà de quoi nous avons besoin.

Le pays des ombres

17/04/2023 Aucun commentaire

Ce matin j’attrape 54 ans et, comme d’habitude, je comprends que plus on vit plus on enterre. Je rends grâce et hommage à ceux qui sont descendus à cet arrêt : Louis Owens, par exemple, est mort à 54 ans. Et salement, en plus.
Voilà ce que je pourrais faire pour mon anniversaire, relire le Chant du loup.

Numérination

19/03/2023 Aucun commentaire

Flashback ! Les photos ci-dessus, sur lesquelles on me voit charger avec Amour un projecteur de cinéma 35 mm, sont faciles à dater. Voici 10 ans, le cinéma achevait sa mue, abandonnait sans retour l’argentique pour se convertir au numérique. Fin du film originel, ruban de triacétate de cellulose qui par métonymie désigne pour toujours une œuvre cinématographique.

Du reste, Amour, le film de Michael Haneke, dont on voit le titre imprimé sur l’amorce de la pellicule, est sorti en France le 24 octobre 2012.

Ces photos et le matériel qu’elles figurent ont désormais un charme vintage, ainsi que tant d’objets muséifiés : radio à galène, téléphone à cadran, machine à écrire, reflex 24×36, phonographe complet de son cornet et de ses disques à 78 tours, répondeur téléphonique à bande, magnétoscope, 2CV, disquette cinq pouces un quart, minitel, et autres artefacts dont le seul destin aujourd’hui sera celui d’accessoires lors de tournages de films d’époque. Filmés en numérique.

Dix ans de numérisation, donc. Si l’on s’en tient au sens littéral et étymologique du numérique, dix ans à faire parler les nombres. La numérisation du cinéma n’est que l’un des symptômes, sans doute pas le plus important, de la numérisation du monde, massive et irrémédiable, transformation de toute connaissance et de tout rapport humain en nombres, en zéros et en uns, dont nous n’avons pas fini de cerner les effets. En ce qui me concerne, depuis ma cabine de projection et par le petit bout de ma lorgnette, je peux dire au moins ceci : lorsque, au siècle dernier, j’ai passé l’examen du CAP d’opérateur-projectionniste de l’audiovisuel, ce métier était artisanal et ses outils de base étaient les ciseaux et le rouleau de Scotch. Les outils du projectionniste sont aujourd’hui le disque dur et la souris. Me risquerais-je à en faire un cas général, et à avancer que tous les métiers artisanaux, voire tous les métiers, point, sont devenus des métiers d’informaticiens ?

L’époque révolue de l’argentique alimente désormais la nostalgie, et en 2023, soit au terme d’un laps rond de dix ans après enterrement, le nombre de films récents de fiction qui alimentent cette nostalgie du triacétate est remarquable : The Fablemans de Spielberg ou Empire of light de Sam Mendes. Ce dernier poussant le chic jusqu’à proposer aux spectateurs quelques séances en 35 mm argentique, excentricité qui nécessite de dénicher un projectionniste de la vieille école avec ciseaux et Scotch, mais ça va, il faut davantage qu’une seule décennie pour qu’un savoir-faire artisanal se perde.

Autre signal statistique fort de la nostalgie en marche : en rafale sortent les films qui compilent, sur une voix off réfléchie et réflexive, les bobines d’autrefois, publiques ou privées. Je pense aux Années Super 8 d’Annie Ernaux, au formidable Retour à Reims (fragments) de Jean-Gabriel Périot ou au non moins sensationnel quoique plus rigolo Et j’aime à la fureur d’André Bonzel (1) qui déclare explicitement en incipit :

Depuis mon enfance je collectionne les bobines de films d’amateurs et d’anonymes. Voir la vie des autres m’a sans cesse fasciné. Ces cinéastes d’un jour filmé leurs amours, leurs bonheurs dans une vaine tentative d’arrêter le temps.

Ces trois montages de vieilles bobines ont en commun d’être à la fois autobiographiques et universel, et de célébrer le retour aux sources et au sens premier du cinéma, art démocratique : assister à ce miracle, la lumière qui sauve et ressuscite, qui fait bouger des fantômes. Nos fantômes sourient. Sur un support fantôme.


(1) – Au sujet de ce dernier, je consigne ici un fait surprenant, une coïncidence. Il se trouve que le même jour, à quelques minutes près, j’ai vu Et j’aime à la fureur qui tire son titre et son épigraphe du poème Les bijoux de Charles Baudelaire, et j’ai lu la page 130 du roman Riquet à la houppe d’Amélie Nothomb citant très exactement la même phrase qui, il faut bien le reconnaître, semble parler du cinéma (les choses où le son se mêle à la lumière) 40 bonnes années avant l’invention des frères Lumière.
(Qu’est-ce qu’ils ont les Belges avec ce poème ? Ils ne sont pas rancuniers.)
La raison était suffisante pour relire Baudelaire et d’ailleurs tous les prétextes sont bons, et ce poème parle aussi des grappes de ma vigne, c’est dire.

Les bijoux

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

Et la lampe s’étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !

« Le réel c’est quand on se cogne » (Jacques Lacan) (Dossier M, 3)

01/03/2023 Aucun commentaire

Le Dossier M est un grand œuvre, peut-être un chef d’œuvre. « Mon histoire de M » comme dit Grégoire Bouillier. Si l’on veut bien, ce sera notre histoire de M aussi. Lecture de longue haleine. Je ne recommande ma méthode à personne mais en ce qui me concerne je lis un tome par saison. Ainsi je m’en fais un feuilleton, une série. Six tomes, six saisons : j’aurai bouclé en un an et demi.

L’été dernier, j’ai lu le tome 1 : Dossier rouge, Le Monde, qui comme son nom l’indique posait le décor.

Durant l’automne, j’ai lu le tome 2 : Dossier bleu, l’Amour, qui comme son nom l’indique déployait les éclairs, les hormones, les désirs, les euphories, les hallucinations, les aspirations, les joies, les rêves.

L’hiver ici s’achève comme je viens d’achever le tome 3 : Dossier violet, le Réel qui comme son nom l’indique est quand on se cogne.
(Au printemps prochain m’attend, et comme son nom l’indique ce sera pure antiphrase avec la belle saison, le tome 4 : Dossier noir, la Solitude.)

Qu’est-ce que le réel ? C’est quand on se cogne : se cogner littéralement c’est entrer dans le dur, dans plus dur que soi. C’est quand on repose, fût-ce brutalement, les pieds sur terre. C’est le tragique des choses qu’il nous faut non seulement admettre mais embrasser le plus pleinement possible, car être tragique est ni plus ni moins être réaliste, comme l’expliquent tant bien que mal Friedrich Nietzsche ou Ainsi parlait Nanabozo. C’est encore l’acceptation, la réception, l’absorption de ce que l’on peut connaître faute de mieux du monde et nulle coïncidence si, parmi les mille et une sorties de route du Dossier M, piétinements, digressions, anaphores, énumérations, divagations et ressassements à la Thomas Bernhard, c’est précisément dans ce tome 3 violet que prend place (partie VI, niveau 3, pp. 332 et suivantes) un utile et fort juste éloge de France Culture, ces voix qui parlent, qui nous parlent, surtout la nuit, qui nous rendent le monde et le réel, oui quelle chance avons-nous d’avoir France Culture et d’accéder ainsi au réel et dans le réel tout est lié. Ainsi que face à nombre de pièces de ce puzzle en six volumes, on pourrait dans un moment de fatigue ou d’inattention se demander mais qu’est-ce qui lui prend, qu’est-ce que France Culture vient foutre là, et puis on prend du recul, on voit l’image globale se préciser, le dessein s’affiner, le dessin se dépixéliser page à page, ah, oui, le réel. C’est grand : le tout est différent de la somme des parties et il fallait tout ça.

La réalité (et Bouillier prend soin systématiquement d’ajouter entre parenthèses Ce qu’on appelle la réalité) c’est, au mieux, ce qu’on en peut dire, surtout la nuit, ce qu’on en peut comprendre, ici la littérature joue plus qu’un rôle et ce volume est, outre le premier où son auteur se revendique l’écrivain (partie VIII, p. 451), également un éloge de ce que nous fait la littérature, par l’exemple : les dizaines de pages sur ce que Lolita de Nabokov a fait à Bouillier, a fait de lui, sont formidables (partie IV pp. 189 et suivantes), exégèse purement intime et non académique. Lolita a empêché Bouillier de devenir un assassin, ce n’est pas rien, et peut-être qu’un jour quelqu’un se dévouera pour raconter sur des dizaines de pages ce que le Dossier M lui a fait et ce qu’il lui a empêché de devenir.

Pourtant la littérature n’est pas le réel, prendre l’un pour l’autre serait pure folie, et il faut parvenir p. 361 pour, enfin, lire une rigoureuse définition du réel et de ce qui le distingue radicalement de la littérature :

Dans la vraie vie. On n’a pas le choix. On est forcé de s’incliner respectueusement. On ne peut faire autrement que de gober ce qui arrive, aussi incroyable et difficile à avaler cela soit-il. On ne peut pas nier, sauf si l’esprit n’y résiste pas. Je dirais même plus : ce qui semble pur artifice, totalement invraisemblable dans un roman paraît, dans la vraie vie, l’essence même de la réalité des choses.
C’est très étrange.
Plus ils sont improbables dans la réalité, plus les événements prennent un relief, une consistance, une aura. Plus ils expriment quelque chose qui a pour nom le réel. Ce qui ne marche pas dans une fiction court dans la vraie vie.

Le réel est, de même, non pas dans la musique, mais dans la création ou dans l’écoute de la musique. On peut, et ce serait comme une BO, écouter Bouillier présenter sa playlist ici. Et l’on n’oubliera pas que le Dossier M, qui regorge de citations comme autant de matières premières, débute, en épigraphe du dossier rouge par une phrase de musicien à propos de comment il fait la musique : « Je pars d’un point et je vais jusqu’au bout » (John Coltrane).

Bien sûr je ne lis pas, en tout et pour tout, un livre par saison. Je lis plein d’autres livres simultanément, et j’ai besoin que tous me fassent de l’effet et m’empêchent de devenir ceci ou cela. Et c’est ici que je vois à quel point le gars Bouillier est fort : les autres livres que je lis simultanément ont l’air de parler eux aussi du Dossier M, d’ajouter des chapitres, parties et niveaux, de contribuer à notre histoire de M. Je lis ainsi le dernier roman de Fabrice Caro, Samourai. Or malgré moi je le lis comme une variante ou, mieux, une variation (version light et divertissante, comme vulgarisée) du Dossier M et je suis sidéré que dès sa première page, dès sa première phrase, soient énoncées deux prémices qui pourraient constituer aussi le résumé archi-condensé du Dossier M : le narrateur débute son récit en disant, primo que la femme dont il était amoureux l’a quitté, deuzio qu’un ami à lui s’est suicidé.

Sans compter d’innombrables points communs narratifs, disons des mythèmes. Deux exemples. Bouillier envisage, pp. 192 et suivantes du Dossier Violet, de résoudre ses problèmes en faisant intervenir un tueur venu des pays de l’Est, un nervi nommé Slobo ; Caro envisage, pp. 96 et suivantes de Samourai, de résoudre ses problèmes en faisant intervenir un tueur venu des pays de l’Est, un nervi nommé Goran.
Pp. 284 et suivantes du Dossier violet, Bouillier n’en finit plus tomber des nues que M lui ait rapporté l’avertissement lancé à elle par son fiancé : « Tu ne peux pas me quitter car tes parents m’aiment trop » ; p. 66 de Samourai le narrateur de Caro fabule puis pousse jusqu’à l’absurde une théorie selon laquelle une fille qui te présente ses parents s’engage dans une relation de longue durée : « Pff bon OK je reste avec lui sinon mes parents vont être tristes » ; etc.
Samourai répliquant Le Dossier M en n’en retenant que l’aspect burlesque fait penser à l’aphorisme de Marx, un événement historique a toujours lieu deux fois, d’abord en tant que tragédie, puis en tant que farce. Mais ma lecture est induite par l’ordre de mes lectures.

Tout est lié dans le réel. Preuve supplémentaire afin de conclure et de replier le réel sur lui-même : après le Dossier M, Fabcaro est mis à contribution dans le livre suivant de Bouillier, Le coeur ne cède pas. Répondant à une invitation de Bouillier, il dessine ce que Bouillier décrit. Ni les mots ni les dessins ne sont le réel. Lire, écrire et dessiner sont le réel. Pigé ?

Zweig de noël

24/12/2022 Aucun commentaire

« Quand le drapeau se déploie, toute l’intelligence se retrouve dans la trompette. »

Cet aphorisme antimilitariste et antinationaliste m’enchante ! Et son usage est perpétuel, avant, pendant ou après je ne sais quel conflit armé, ou championnat du monde de baby-foot ou de pétanque. Toutefois un scrupule m’envahit. Je crains qu’il ne soit assez politiquement incorrect de manquer à ce point de respect à la trompette, instrument tout-à-fait estimable (coucou à mes camarades trompettistes, Micromégas, OSE, Mother Funkers etc.). Aussi, je présente mes sincères excuses pour mon comportement inapproprié à l’endroit du pupitre de trompettes, minorité subissant déjà de sévères discriminations et préjugés.

En tout état de cause et à toutes fins utiles, je précise que l’auteur de l’intéressant aphorisme ci-dessus n’est pas moi, mais Stefan Zweig.
Petit tuyau Fond-du-Tiroir : il est très fertile et même hygiénique de lire un Zweig de temps en temps. Étant donné sa grande prolixité, il existe forcément près de chez vous un Zweig que vous ne connaissez pas encore et que vous serez content de connaître.

Certes, nul ne dispose en permanence, surtout vautrés tels que nous voici dans la magie de noël, de la disponibilité d’esprit et des nerfs rudement accrochés permettant de se cogner son pavé testament, le terrible Monde d’hier qui est mon préféré parmi sa bibliographie. Vous ferez ce que vous voudrez mais pour ma part je viens d’avaler en quelques minutes les 40 pages de L’uniformisation du monde, essai que Zweig publia il y a près d’un siècle dans la presse, et qui vient d’être réédité en version bilingue par Allia.

Zweig y vilipende l’uniformisation du mode de vie planétaire, en surface (modes, coiffures, goûts, danse, sport, cinéma, idées) et surtout au plus profond de nous : l’ennui ! Equation fatale : uniformisation = monotonie = ennui. Mais ennui à l’américaine, hystérique, avide de sensations, « instable, nerveux et agressif » . Zweig explique que la passion de l’esclavage est le moteur de cette uniformisation : « la guerre mondiale a été la première phase, l’américanisation est la seconde » .

Publiée en 1925, cette charge semble décrire internet et les réseaux sociaux des décennies avant leur invention, comme si l’esprit global, USA en tache d’huile, était préparé de longue date pour leur avènement.

« Il nous suffit de passer devant un panneau d’affichage dans une grande ville ou de lire en détail les batailles homériques des matchs de football pour sentir que nous sommes déjà devenus des outsiders, tels les derniers encyclopédistes pendant la Révolution française, une espèce aussi rare et menacée d’extinction aujourd’hui en Europe que les chamois et les edelweiss. »

Zweig snob ? Nostalgique ? Vaticinateur ? C’était-mieux-avant ? Méprisant pour ce qui est populaire, y compris le peuple ? Misanthrope et réac ? Vieux con ? OK boomer ? Vieux frère ?
Pas du tout. Le texte a l’élégance de s’achever par un appel à se garder de tout mépris : « Ne nous consumons pas dans une distanciation méprisante, dans une résistance impuissante et stupide au monde » , et surtout par un appel à la joie, quête de chacun, de tous les temps, de tous les horizons et de chaque instant :

« Voici notre atelier, notre monde à nous, qui ne sera jamais monotone (…) C’est notre tâche, devenir toujours plus libres, à mesure que les autres s’assujettissent volontairement ! »

Pour le coup, voici un parfait message de noël. Joyeuses fêtes !

Mémoires d’Al-Djazaïr

29/11/2022 Aucun commentaire

Ce soir 19h à l’Odyssée, Eybens, je participe à une lecture musicale célébrant, selon de quel côté l’on se trouve, soit les 60 ans de la fin de la guerre d’Algérie, soit les 60 ans d’indépendance de l’Algérie. Nous aurons la chance d’avoir en special guest star Farid Bakli et sont oud. Seront convoqués des écrivains « algériens » mais aussi « algériens français » : Albert Camus, Kateb Yacine, Jean Amrouche, Boualem Sansal, Assia Djebar, Alice Zeniter, Laurent Mauvignier, Maissa Bey, Mouloud Feraoun…

Pas la peine de vous pointer, c’est complet.

En lot de consolation, je vous offre ici-même un texte de Camus que je lirai, tout vibrant de cette élégie mystique écrite à l’âge de 28 ans parmi les ruines romaines de Tipasa, extrait de Noces à Tipasa :

« Mer, cam­pagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sen­tir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Amour que je n’avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels. (…)
Je comprends ici ce qu’on appelle gloire: le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté: elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il Y a de quoi: ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n’abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque: il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre.
Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d’ombre, du grand verre de menthe verte et glacée. Au-dehors, c’est la mer et la route ardente de Poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l’éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde. »

Ces mots sont, bien sûr, sublimes… Toutefois, l’on comprend que Camus ait pu essuyer des critiques du type : « Vous faites l’éloge de l’Algérie mais sans les Algériens. » Aussi, lors du spectacle de ce soir, afin d’introduire un peu de nuance et de dialogue, ce texte formidable sera immédiatement suivi d’une lettre fort énergique de 1957 (en pleine guerre) de Kateb Yacine à Camus, qui évoque également Tipasa :

« Mon cher compatriote,
Exilés du même royaume nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinées jusqu’aux ombres de la Famille ou de la Tribu, selon les deux tranchants de notre Verbe pourtant unique. On crie dans les ruines de Tipasa et du Nadhor.
Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou bien est-il trop tard ? Verrons-nous à Tipasa et au Nadhor les fossoyeurs de l’ONU déguisés en Juges, puis en Commissaires-priseurs ? Je n’attends pas de réponse précise et ne désire surtout pas que la publicité fasse de notre hypothétique co-existence des échos attendus dans les quotidiens. S’il devait un jour se réunir en Conseil de Famille, ce serait certainement sans nous. Mais il est (peut-être) urgent de remettre en mouvement les ondes de la Communication, avec l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère jamais tout à fait morte.
Fraternellement, Kateb Yacine »

Par ailleurs, un regret.
Nous avons soigneusement élaboré le déroulé chronologique de cette lecture musicale, bien sûr nous avions trop de matière et nous avons procédé par élimination… et j’avoue regretter de n’avoir point intégré un extrait des Carnets d’Orient de Jacques Ferrandez. Certes, lire une bande dessinée à voix haute est toujours délicat puisqu’il y manque le plus important, qui est le dessin, sauf à faire un BD-concert.
Mais je suis présentement plongé dans cette ambitieuse épopée sur un siècle et demi, depuis la colonisation de 1830 jusqu’après la guerre, et je suis surpris d’être emballé à ce point, alors que la bande dessinée historique n’est, habituellement, pas du tout ma tasse de thé.

Juste pour le plaisir de la scène coupée, donc, je vous partage un extrait du tome 3, Les fils du sud, que j’aurais aimé lire à haute voix :

« Alger, 1914.
J’ai poussé tout d’un coup. A 14 ans, j’avais une petite voix pointue, et brusquement c’est devenu une voix d’homme.
Les filles se moquaient de moi, ça me rendait timide…
En classe, il y avait des copains qui étaient fils de paysans débarqués quelques années auparavant, dans le début du siècle.
Le matin, ils mangeaient de la soupe, ils ne connaissaient pas le café au lait. Nous, on se fichait d’eux.
Après les grèves des vignerons du midi en 1907, le vin qui était à un ou deux sous le litre est monté à sept sous.
Ils sont devenus riches, et après, c’est eux qui se fichaient de nous…
Mais ici, c’est comme ça… Le Français se croit plus fort que l’Espagnol. L’Espagnol, il crache sur l’Italien. L’Italien il dit que la Maltais c’est un chien. Le Maltais, il traite l’Arabe de fainéant. Et l’Arabe, il méprise le Juif.
Et encore, des fois, c’est l’inverse. »

Romain Gary, Émile Ajar et leurs enfants

28/11/2022 Aucun commentaire

Voici un an et demi, je déclarai ma flamme à Delphine Horvilleur. Madame la rabbine venait de publier un essai, Vivre avec nos morts, et tenait à cette occasion des propos brillants sur les liens entre la religion et l’imaginaire, propos que j’aurais pu ou voulu tenir, mais qu’elle prononçait en plus simple, en plus spirituel, en plus beau et même en plus drôle. À quoi bon écrire, n’est-ce pas, quand ce qu’on lit est meilleur que ce qu’on aimerait écrire.

En gros, elle faisait le meilleur usage possible de la religion : la pensée plutôt que le réflexe conditionné ; la recherche plutôt que le dogme ; la mise à profit (la mise en pratique) de la connaissance plutôt que la pure répétition de gestes et de paroles archaïques ; les questions plutôt que les réponses toutes faites. Une ouverture plutôt qu’une fermeture, etc. La vie plutôt que la mort, tout bonnement.

Depuis, je lis ses livres et m’en trouve fort bien. Son dernier ouvrage est bref mais d’une densité adamantine : Il n’y a pas de Ajar – Monologue contre l’identité. Le sous-titre est aussi important que le titre. Il y sera donc question de littérature et de politique – car si Mme Horvilleur parle en tant que sommité religieuse, c’est en assumant que la religion est de la littérature d’une part, de la politique d’autre part.

Comme quiconque a essayé le sait, il est assez difficile d’être un écrivain. Romain Gary en était deux, puisqu’il était aussi Émile Ajar. Delphine Horvilleur en fait une affaire personnelle, comme moi-même et tant d’autres :

Depuis des années, je lis l’œuvre de Gary/Ajar, convaincue qu’elle détient un message subliminal qui ne s’adresse qu’à moi. Je ne cesse d’y chercher une clef d’accès à ma vie, un passe-partout, qu’un jour un homme aux multiples identités a déposé.
Le pire est que je ne suis pas seule. J’ai croisé bien des êtres qui souffrent d’une pathologie similaire, et considèrent que l’entreprise littéraire de Romain Gary, sa réinvention de lui-même, les raconte, ou dit quelque chose de ce qu’ils aspirent à faire. Tous ont en commun de croire que cet homme est venu raconter un peu leur histoire, et que ses textes en disent davantage sur eux, lecteurs, que sur lui, auteur.
Si je devais tenter de définir ce qui relie les passionnés de Romain Gary que j’ai pu rencontrer, je dirais qu’il y a en eux une profonde mélancolie, très exactement proportionnelle à leur passion de vivre. Une volonté farouche de redonner à la vie la puissance des promesses qu’elle a faites un jour, et qu’elle peine à tenir. L’œuvre de Gary/Ajar est le livre de chevet des gens qui ne sont pas prêts à se résoudre au rétrécissement de l’existence ni à celui du langage, mais qui croient qu’il est donné de réinventer l’un comme l’autre. Ne jamais finir de dire ou de « se » dire. Refuser qu’un texte ou un homme ait définitivement été compris. Et croire dur comme fer qu’il pourra toujours faire l’objet d’un malentendu.

Évidemment elle parle ici de moi, puisque je suis lecteur de Gary. L’astuce était là sous nos yeux, comme une lettre volée, cachée en évidence sur un bureau : le pseudonyme de Gary masque son auteur mais révèle son lecteur.

La tradition talmudique offre sa contribution au débat : Ah’ar signifie l’Autre, apprend-on, et bien avant Gary ce fut le pseudo choisi par un personnage bien connu de la littérature rabbinique, Elisha Ben Abouya – le seul devenu célèbre dans le Talmud sous un autre nom que le sien, précise Horvilleur. Mais il y a plus sensationnel encore et l’exégèse est une source de joie potentiellement infinie. Si Ajar veut dire l’autre, que veut dire en hébreux Gary, pseudonyme originel, masque sous le masque, puisque, rappelons-le, Romain Gary est né Roman Kacew ? Selon Horvilleur, Gary signifie quelque chose comme « mon étranger » ou « l’étranger en moi » !

Ensuite (nous ne sommes qu’à la page 20), la fiction peut démarrer, le romanesque, le palimpseste, l’histoire qui s’ajoute aux histoires. Imaginons : Delphine soliloque sous l’avatar du fils d’Émile, rejeton de l’auteur qui n’existe pas, un certain Abraham Ajar, créature engendrée par une fiction (mais qui d’entre nous ne l’est pas ?)… Et elle s’en vient dialoguer avec Romain Gary la nuit de son suicide, le 2 décembre 1980, à son domicile rue du Bac, avant qu’il ne se tire une balle de Smith & Wesson dans la bouche mais après qu’il a soigneusement préparé la révélation posthume de sa géniale et fatale supercherie, Vie et mort d’Émile Ajar… Fiction délirante bien sûr, sous influence du dernier roman d’Ajar, le plus bizarre, le plus dissocié comme disent les psys, Pseudo.

Enfin, après la tradition religieuse, la littérature, l’autobiographie et l’imagination, s’immisce la politique. On sait depuis Amin Maalouf que les identités sont meurtrières. Pour Horvilleur elles sont en outre dégoûtantes.

À travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, un au-delà de soi ; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité.

Ainsi, il en est de la revendication identitaire comme de la revendication religieuse, qui sont deux tares de notre époque : si on questionne l’identité, si on joue avec elle, si on la fictionnalise, alors on avance sur un chemin difficile, contrasté mais gratifiant ; si on se contente de la clamer bruyamment sous la forme d’une violente auto-assignation (un auto-racisme), on devient toujours dingue, et souvent méchant.

Les vraies

10/11/2022 Aucun commentaire

Cette semaine les tramways ne roulaient pas, suite à une grève des techniciens. Par un effet de vases communicants les bus étaient bondés à l’extrême, nous voyagions comprimés les uns contre les autres. C’est dans ce contexte, je le suppose, que je me suis fait dérober mon portefeuille, à même la poche intérieure de ma veste.

Je m’en suis rendu compte quelques heures plus tard et, avant que je fasse opposition, ma carte bleue avait déjà été utilisée sans contact pour 70 euros dans un Lidl, plus 30 dans un tabac. Quelle merde, ce sans-contact dont le nom clame si fièrement à quel point il est raccord avec notre époque coronavirée et soit-disant dématerielle.

Outre les 100 balles débitées et quelques 20 en cash, tous mes papiers envolés bien sûr, soit la perspective de jours laborieusement consumés en démarches fastidieuses. Divers documents plus ou moins facilement remplaçables… d’autres carrément impossibles à retrouver. Je détenais notamment depuis 20 ans dans mon portefeuille, serré dans un carnet de timbres verts courants, un timbre exceptionnel, mon seul timbre de collection, qu’en fétichiste je regardais de temps à autres et me gardais bien de coller sur une vulgaire enveloppe : un timbre de 0,46 € à l’effigie de Georges Perec, que j’étais allé acheter le premier jour de son émission, le samedi 21 septembre 2002, à Villard-de-Lans, lieu éminemment pérequien.

Mon premier réflexe en dressant l’inventaire du larcin a été de jeter la tête en arrière, de hurler ma haine pour le prédateur qui m’a pris pour un pigeon, et de le traiter d’Enculééééééééééééé ! mais je me suis illico reproché cette insulte homophobe convenue, digne d’un supporter de foot ou bien d’un émirat milliardaire en pétrodollars (en ce moment ces deux qualités se cumulent), insulte que je m’étais pourtant juré de ne plus employer, car nombre d’enculé(e)s sont des gens formidables et honnêtes que jamais, du reste, n’effleurerait l’idée de s’adonner au vol dans les transports en commun.

Une fois repris mes esprits et réprimés mes bas instincts, j’ai réfléchi et, amor fati, je me suis dit qu’après tout un vol de portefeuille participait tout comme les impôts à la redistribution des richesses, or la redistribution des richesses, je suis vachement pour, contrairement à Balkany ou Cahuzac, criminels infiniment plus nuisibles qu’un voleur des rues. Et que ma foi en finançant, fût-ce à mon corps défendant, 70 euros de courses à Lidl, j’aurais contribué à cette redistribution.

Ensuite, j’ai pensé que si le voleur avait glissé sa main non dans cette poche mais dans l’autre, il serait tombé sur un livre. Quel livre de poche déforme ma poche ces jours-ci ? Un recueil de jeunesse d’Albert Camus, Noces.

C’est alors que par association d’idées je me suis souvenu que Camus avait fait son éducation intellectuelle dans une librairie d’Alger nommée Les Vraies richesses, tenue par Edmond Charlot qui fut aussi son premier éditeur. Puisqu’on parle ici de redistribution des richesses, où serait la vraie redistribution des vraies richesses ailleurs que dans un tel endroit ? Vraies richesses, quel beau nom pour une librairie, pour une médiathèque, pour tout ce qu’on voudra à part peut-être une banque, un supermarché Lidl ou un tabac. Quel beau nom surtout pour ce qui se peut partager simplement par la parole, par la lecture, par l’esprit.

J’ai tant de choses involables au fond de la tête et au fond du cœur, au fond du tiroir mais oui ! Tant de choses à redistribuer gracieusement sans que jamais cela ne me rende plus pauvre. Tiens, je connais, par exemple, une chanson de Brassens qui, comme toutes les chansons de Brassens, tombe à point nommé et nous tire tous vers le haut, voleurs comme volés : Ce que tu m’as volé, mon vieux, je te le donne…

Le questionnaire Calle-Bouillier (Dossier M, 2)

05/11/2022 Aucun commentaire

Je ne lis plus guère les Inrocks. Mais durant les années 2000 j’épluchais attentivement cette feuille de chou en branche, arbitre des élégances, et je me souviens fort bien de l’époque où chaque numéro voyait un artiste se soumettre au questionnaire conçu par Sophie Calle et Grégoire Bouillier qui, en ce temps, vivaient et travaillaient ensemble. Leur questionnaire était une variation, ou une actualisation, du trop célèbre Questionnaire de Proust, dont certaines des questions seraient à peu près impossibles aujourd’hui, même en tant que prétexte ludique pour lier bourgeoisement connaissance (Le fait militaire que j’admire le plus ? T’es sérieux, Marcel ? Mais la désertion, pardi ! Ces jours-ci j’admire énormément les soldats russes qui désertent !)

Je ne manquais jamais cette chronique qui en 22 questions plus ou moins biscornues faisaient le tour du propriétaire, et comme incidemment je venais de commencer à publier des livres et que je cédais assez facilement aux rêves de gloire, je me tenais prêt ! Ils pouvaient venir me poser leurs 22 questions, les Calle-Bouillier, j’aurais du répondant.

Près de 20 ans ont passé. Je déguste Le Dossier M de Grégoire Bouillier, livre gigantesque, bombe à fragmentation et à 6 faces. Je ne sais où il va me mener, mais loin, puisque je le lis sans me presser, en même temps que de nombreux autres livres, il m’accompagne sur le long terme. Peut-être que mon rythme adéquat est d’en lire un tome par saison et qu’il me faudra, mathématiquement, un an et demi pour en venir à bout ? J’ai lu le tome 1, Dossier rouge : le Monde cet été (et le récit de sa séparation avec Sophie Calle n’y est certes pas le passage le plus élégant, mais pas non plus le moins drôle) ; je viens de lire le tome 2, Dossier bleu : l’Amour en plein automne ; je me garde le tome 3, Dossier violet : le Réel pour cet hiver et ainsi de suite.

Quelle terrible merveille que ce tome sur l’amour ! N’ayons pas peur des hyperboles, c’est tout simplement le meilleur livre que j’ai lu sur le sujet, Stendhal peut se rhabiller, et même Liv Strömquist. L’amour dans toute sa démence, dans chacun de ses pleins et chacun de ses déliés, dans sa monomanie, sa contagion du monde, dans ses tremblements, dans son indécence, son anarchie, ses illusions plus réelles que la réalité, dans toute sa puissance de destruction et de délire en même temps que dans toute sa mièvrerie sentimentale de chansonnette… tout y est. On se souvient en le lisant qu’on ne vit pas tout-à-fait tant qu’on n’aime pas, qu’aimer c’est vivre pour de bon et ce n’est pas malheureux (du moins jusqu’à ce que ça le soit) et parfois on lève le nez du livre en se demandant si l’on est, si l’on a été, capable d’aimer ainsi que c’est écrit là, et d’être aimé ainsi, parce que sinon c’est pas la peine, mais aussitôt on se souvient qu’il ne sert à rien de se comparer puisque l’amour est toujours un cas particulier et encore heureux, alors on replonge dans le bouquin.

Enseigne-t-on l’amour à l’école ? Pourquoi non ? On apprend bien à lire et à écrire et à compter. On apprend nos ancêtre les Gaulois, les fables de La Fontaine, les équations du troisième degré et la loi d’Avogadro-Ampère. On apprend aux gosses des trucs très compliqués, vraiment ardus – et rien sur l’amour ? Rien sur ses arcanes ? Rien sur ses bienfaits et ses ravages ? Ses mirages et ses délices ? Sa chimie et ses pièges ? Rien sur le désir et les sentiments et comment concilier les deux ? Rien sur la passion et quoi en faire ? Rien sur les hommes et les femmes et comment ils peuvent s’accorder ? Comment c’est l’amour sous d’autres latitudes ? Comment on s’aimait à d’autres époques et si c’est la même chose aujourd’hui ? Non ? Rien de rien ? Alors que l’amour est universellement vanté et qu’il a le pouvoir d’occuper nos pensées bien davantage que toutes les tables de multiplication réunies. Alors que l’amour peut foutre en l’air une existence et même conduire aux pires violences et plutôt que d’y voir une criminelle ignorance, on parlera de crime passionnel. Et il n’y a que moi pour voir le problème ?
Et rien non plus sur la mort ? Rien sur l’angoisse et comment la supporter ? Rien sur la maladie ? Etc. Bon dieu, nous sortons de l’école complètement incultes des choses de la vie qui nous attendent et auxquelles nous ne couperons pas !
Nous abordons notre existence dans un état de complète ignorance.
Le Dossier M, livre 2, partie II, niveau 3.

Cette résurgence tardive du questionnaire, anecdotique (tout l’amour, tout le Dossier M peut-être, toute la vie si tu vas par là, est une accumulation d’anecdotes), m’a donné envie d’enfin répondre moi-même aux 22 questions. Voici mes 22 réponses.
Je vous invite à jouer chez vous, on comparera et on fera connaissance.

1) Quand êtes-vous déjà mort(e) ?
Je suis mort souvent, de manque d’amour. Je crois qu’on peut mourir de manque d’amour, pour de vrai. Mais pour ma part jusqu’ici je n’ai fait que semblant, métaphoriquement, je m’en sors bien.

2) Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je n’utilise plus de réveil-matin depuis le Grand Confinement. Je me lève quand je ne dors plus, voilà tout. Dans le meilleur des cas je me lève en reconstituant mes rêves de la nuit.

3) Que sont devenus vos rêves d’enfants ?
Les meilleurs, les plus poétiques, sont archivés dans la pop culture. Les autres, essentiellement consuméristes, qu’ils crèvent.

4) Qu’est-ce qui vous distingue des autres ?
Je suis très différent, comme tout le monde. Je suis le même, comme chacun.

5) Vous manque-t-il quelque chose ?
Oui, mais ce qui me manque me comble.

6) Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ?
Non, pas tout le monde. En revanche, n’importe qui. C’est ce qu’explique très bien le rat Rémy quand on lui demande si tout le monde peut être cuisinier dans le film Ratatouille. Lorsque je suis artiste, je vois bien que je suis n’importe qui mais que je ne suis pas tout le monde (cf. ci-dessus question 4).

7) D’où venez-vous ?
Et on peut savoir avec qui ? Et à cette heure-ci. Et dans cet état, en plus. Tu as bu ?

8) Jugez-vous votre sort enviable ?
Oui. Et je ne dis pas oui par pure culpabilité de petit bourgeois occidental bien nourri, je dis oui parce que je n’oublie pas qu’il y a quelques années j’aurais dit non.

9) A quoi avez-vous renoncé ?
Aux illusions de gloire. Par exemple, au mirage qu’un jour quelqu’un me demanderait de répondre à un questionnaire tel que celui de Calle-Bouillier, et que mes réponses paraîtraient dans les gazettes. Heureusement que j’ai le Fond du Tiroir.

10) Que faites-vous de votre argent ?
J’achète trop de livres. J’en achète que je ne lis même pas. Parfois en deux exemplaires quand j’ai oublié que j’avais le premier. Je les accumule, à ma décharge je les offre aussi. Parfois j’en édite, ce qui engloutit de plus grosses sommes en une seule fois. À ce vice près, je suis peu dépensier.

11) Quelle tâche ménagère vous rebute le plus ?
Tout ce qui relève de la propreté me semble pouvoir être remis à demain. Il sera bien temps de s’y mettre puisque justement ce sera un peu plus sale demain (Ton air est bon mais mon chant point/il s’ra peut-être pas sal’demain).

12) Quels sont vos plaisirs favoris ?
La scène. Le sexe. La compagnie et la solitude, selon biorythmes. Le sentiment d’être utile et le sentiment d’être inutile, idem. Faire rire les enfants (en faisant tourner des ballons sur mon nez en Alaska, par exemple). Les livres. Le cinéma. Les chats. La table. La forêt.

13) Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Des lettres manuscrites.

14) Citez trois artistes vivants que vous détestez.
Ça tombe mal : plus je vieillis moins je déteste. Je pourrais en lieu et place citer trois artistes qui me sont indifférents, mais comme ils me sont indifférents je les ai oubliés et je suis incapable de les citer.
Je sens bien que je m’en tire par une pirouette alors j’en cite tout de même un : Jeff Koons. Comme je l’ai détesté ! Et comme il m’est indifférent.

15) Que défendez-vous ?
L’émancipation, en tant que chemin individuel (les émancipations de masse me paraissent plus incertaines, plus autoritaires). Par trois voies : la connaissance, qui est toujours relative et pourtant toujours valeur absolue ; la liberté, idée géniale, dont le garde-fou est l’égalité, autre idée géniale ; la laïcité, encore une idée géniale. On ne me fera pas gober que ces idées-là ne sont que des spécialités régionales folkloriques, et que les prétendre universelles serait un réflexe de colon raciste.

16) Qu’êtes-vous capable de refuser ?
De jouer le jeu.

17) Quelle est la partie de votre corps la plus fragile ?
Le dos. La gorge. L’estime de moi.

18) Qu’avez-vous été capable de faire par amour ?
Cesser de râler. Puis admettre qu’il n’y avait pas tant que ça matière à râler, au fond.

19) Que vous reproche-t-on ?
Tout dépend du on. On me reproche d’en faire trop, tandis qu’on me reproche de ne pas en faire assez.

20) A quoi vous sert l’art ?
À débrouiller le monde pour ne plus me contenter de le subir.

21) Rédigez votre épitaphe.
Il a fait ce qu’il a pu
Mais ça n’aura pas suffi
Au diable philosophie
C’est fini n’en parlons plus !

22) Sous quelle forme aimeriez-vous revenir ?
Un arbre. Oh, tiens, un figuier.