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Chaque bon début

12/10/2022 Aucun commentaire

En 2014, dans un lycée technique grenoblois.
Je suis invité par l’enseignant atypique Antoine Gentil au sein de sa classe expérimentale, “Starter” – je connais Antoine depuis plusieurs années, il m’avait déjà invité dans sa précédente vie, dans son précédent lieu de travail : en prison.
Je cause avec ses élèves, ados grands décrocheurs, et tous raccrochés un par un, minutieusement, à la main, vers un métier. Paumés, retrouvés. Chantier en cours.
En guise de prétexte à l’échange, je leur présente le beau Double Tranchant que j’ai commis avec Jean-Pierre Blanpain (toujours disponible au catalogue du Fond du Tiroir), je raconte ce que couper signifie, ce qu’avoir un métier ou un savoir-faire signifie, puis par extension nous évoquons la portée symbolique de chaque geste professionnel.
La conversation s’engage. Je peux témoigner de ce que je fais quand j’écris. De ce que fait Jean-Pierre quand il dessine. Et eux ? Tu fais quoi, toi ? Tu te destines à être chauffagiste ? Ce n’est pas rien, apporter de la chaleur aux gens. Et toi ? Tu apportes à manger à des personnes âgées ? Tu nourris le monde, c’est énorme… Etc… Et ce que fait Antoine tous les jours ici, donc ? Son geste à lui ne serait-il pas le plus difficile et le plus vital ? J’y pense très fort mais nous ne l’aborderons pas.

Je ressors ragaillardi par ce que j’ai vu et entendu, épaté par Antoine, que je tiens ni plus ni moins pour un héros. Je ne sais pas si j’ai fait du bien à ces jeunes gens et à ces jeunes filles avec mes histoires de couteaux, mais eux m’en ont fait, avec leurs histoires de vies, cabossées et réinventées sous mes yeux.

En 2022 sort au cinéma Un bon début, film documentaire tourné pendant un an dans la classe d’Antoine. Ce qu’il fait est enfin abordé. Je lis la critique qu’en donne Le Monde, et j’opine : tout cela je le savais depuis 2014, y compris qu’Antoine est un héros, mais qu’est-ce que je suis content que ce soit dans le journal, que ce soit sur l’écran, que ce soit pour tout le monde et tout Le Monde.

« A Grenoble, au lycée professionnel Guynemer, existe depuis 2012 une classe de 3e unique en France, qui propose chaque année à une quinzaine d’adolescents en décrochage scolaire sévère de les arrimer à un projet de qualification professionnelle, par l’obtention d’un CAP, voire d’un bac pro. Baptisé « Starter », ce dispositif a été créé et coordonné par Antoine Gentil qui, c’est le moins qu’on puisse dire, entouré d’une poignée d’enseignants associés, paie de sa personne pour tirer vers le haut ces jeunes en difficulté. Agnès et Xabi Molia, elle documentariste, lui réalisateur et romancier, se sont installés en classe et ont suivi, un an durant, le processus mis en œuvre pour ce faire. (…)
Cette longue immersion – restituée par le choix du « Scope » et du plan-séquence – permet au film de saisir au plus près l’efficience et, pourquoi économiser ses mots, la réussite éclatante du projet. Elle consiste en un mélange bien dosé de partenariat actif avec les entreprises et de soutien intensif aux élèves, tant psychologique que pédagogique. C’est bien le moins, pensera-t-on, sauf que le film, c’est sa grande vertu, met en lumière ce qu’il faut de résolution, d’opiniâtreté, de patience et de bienveillance pour parvenir à ce minimum. C’est dire d’emblée que le véritable héros de ce film – dans la droite ligne de l’enseignant Georges Lopez dans le célébrissime Être et avoir (2002) de Nicolas Philibert – est Antoine Gentil, dont l’énergie, l’omniprésence, la combativité, la qualité d’écoute, l’exigence et l’intelligence pédagogiques enfin, magnétisent le cadre. » (Jacques Mandelbaum, Le Monde)

Clefs bleues

02/10/2022 Aucun commentaire

Vus la même semaine : Blonde (Andrew Dominik, 2022) qui semble le fils de Mulholland Drive, et Dementia (John Parker, 1955) qui semble le père de Mulholland Drive. En somme toute la généalogie du cinéma américain, du moins dans son versant malade minoritaire, et non dans son versant édulcorant majoritaire, tourne autour de ce trou noir. Mulholland Drive (David Lynch, 2001).

Et voilà que déboule sur mon écran une passionnante exégèse de Mulholland Drive par Pacôme Thiellement, qui est très exactement ce qu’elle devrait être : une exégèse d’Hollywood en personne. Car Mulholland Drive est le film ultime sur Hollywood, soit sur un sacré pan de notre inconscient collectif.

Si vous n’avez pas vu ce film, qui fait partie des très rares films que j’ai tout le temps envie de revoir y compris quand je viens de le revoir, alors laissez tomber, ne lisez pas un mot plus loin, vous vous spoïlerez pour des nèfles.

Si en revanche vous le connaissez et l’aimez autant que moi (ou même, allez… seulement à moitié autant que moi) alors précipitez-vous et découvrez quelques nouveaux aspects de ce film inépuisable.

En gros, selon la brillante analyse de Thiellement, les « deux clefs bleues », énigmatique MacGuffin de Mulholland Drive, sont tout bonnement les deux clefs qui permettent d’entrer dans TOUT le cinéma hollywoodien : d’une part les films de type « réussite personnelle » , d’autre part les films de type « vengeance personnelle » (jumeau maléfique du premier). Brillant.

Et si jamais on préfère le papier on peut lire le livre de Thiellement sur Twin Peaks, magistral aussi.

Archive au Fond du Tiroir : ici en 2018 je parlais d’autre chose mais je parlais de Mulholland Drive quand même.

Pellicules et bobines

01/10/2022 Aucun commentaire

Vu Les années super 8, film qu’Annie Ernaux a composé avec son fils à partir de leurs films familiaux en super 8 des années 70.

Ce montage d’archives familliales est passionnant et, pièce à part entière du puzzle de l’œuvre d’Ernaux, me fait en gros le même effet que ses livres : quand elle parle d’elle, elle parle toujours un peu de nous, et de moi.

Moi aussi quand j’étais petit je rêvais d’une caméra super 8 parce que je rêvais de m’approprier le cinéma qui était, pensais-je, la plus belle chose du monde (c’était avant que tout le monde prenne des vidéos avec son téléphone, c’était même avant le camescope). La caméra super 8, parmi toutes les choses qui incarnaient l’épanouissement consumériste des Trente Glorieuses, était l’une des plus désirables. Je n’en ai jamais possédé, je suis resté avec ce désir-là, jusqu’à ce que les caméras super 8 disparaissent de la circulation, voire un peu après.

Tout film super 8 documente un peu ce rêve-là, le rêve d’avoir le cinéma chez soi (le home cinema est un concept distinct), le rêve d’être le cinéma à la place du cinéma, en plus de documenter la vie très locale (la biographie du filmeur et des filmés) et très globale (l’époque en personne).

Et aujourd’hui, quand je regarde des photos ou des films intimes d’il y a 40 ou 50 ans, j’éprouve des sentiments complexes qu’Annie Ernaux cerne mieux que je ne saurais le faire.

Les morts qui nous restent

30/09/2022 Aucun commentaire

13 septembre 2022

Le même jour : Macron annonce la mise en place d’une convention citoyenne devant aboutir à la législation sur l’euthanasie assistée en France en 2023 ; Jean-Luc Godard meurt en ayant recours aux services, légaux en Suisse, du suicide assisté ; mon père (84 ans), alors que nous parlions de tout à fait autre chose, me rappelle qu’il est farouchement opposé à l’euthanasie (qu’il orthographie par provocation euthanazie – un point Godwin pour le daron !), et se met à m’interdire formellement de « l’assassiner » y compris le jour où, par sénilité ou faiblesse, il me demanderait de lui accorder la mort. Et vous, ça va, la santé ?

24 septembre 2022

Il paraît que The creator has a masterplan. Je n’y crois pas mais je crois aux plans des créateurs d’ici-bas et à la musique de Pharoah Sanders, disparu aujourd’hui.

29 septembre 2022

Ça n’en finit plus. La vie des deuils est la vie tout court. Deux disparitions me causent coup sur coup du chagrin ; deux hommes qui m’ont aidé à penser.

1) Michel Pinçon m’a aidé à penser les riches, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.
En outre, depuis que j’ai vu À demain mon amour, l’excellent et émouvant documentaire consacré à lui et à son épouse Monique Pinçon-Charlot, j’avais une pensée pour lui à chaque fois que je trinquais. Comme ce film montrait à la fois leur travail et leur intimité, lors d’une scène on voyait le couple de sociologues à table, ayant terminé d’éplucher la presse du jour et, simultanément, de prendre leur repas. L’un des deux dit à l’autre « Je te ressers du vin ? On peut bien boire un coup, je viens de vérifier, on n’apparaît pas encore dans la rubrique nécrologique« . Je trinque à sa mémoire puisqu’il ne peut plus le faire lui-même, aujourd’hui il apparaît dans la rubrique nécrologique.

2) Paul Veyne m’a aidé à penser la religion, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.J’ai souvent convoqué ses livres, un en particulier, par exemple ici, dans l’un des articles les plus délicats que j’ai publiés au Fond du Tiroir. Rediffusion de 2019.

Pour écouter la parole de Paul Veyne, c’est ici.

18 octobre 2022

Jean Teulé est mort.
Je ne goûtais pas spécialement ses romans historiques-hystériques (veine qu’il a semble-t-il héritée de Cavanna – or ce pan est justement celui qui m’intéresse le moins dans la bibliographie de Cavanna).
En revanche, l’œuvre en bandes dessinées de Teulé, brève, à peu près circonscrite à la seule décennie 80, que je lisais dans Zéro puis (À suivre) m’a marqué au fer rouge. Sa façon de réinventer la narration en cases en se frottant à la photographie et au reportage ne doit pas être sous-estimée, et a grandement contribué à ce qu’on a appelé « la nouvelle BD » .
Parmi ses mini-documentaires inoubliables : celui sur les soeurs Papin (sa photo trafiquée des soeurs diaboliques flotte dans mes cauchemars comme leur portrait officiel), celui sur Jean-Claude et sa soucoupe volante, celui sur Zohra et son soutien-gorge, celui sur les apparitions du visage de Jésus dans les dégâts des eaux, celui sur la faune bizarre des festivals de BD (portrait hallucinant et cependant tendre de Happy Mike, geek nourri exclusivement aux viennoiseries industrielles… le type, que j’avais croisé comme tout le monde à Angoulême est mort depuis longtemps et pourtant je me souviens de lui grâce à Teulé)…
Merci aux éditions Fakir d’avoir réédité cette incomparable somme, Gens de France et d’ailleurs !
Cf. un dialogue entre Ruffin et Teulé, qui a précédé et, selon toute vraisemblance, encouragé ladite réédition.

Je sais, moi, pourquoi elle a été tuée

27/07/2022 Aucun commentaire

Vu La nuit du 12, le dernier film de Dominik Moll.

Ma première motivation pour y aller était je l’avoue un peu bêtasse : j’en étais curieux parce que le film a été tourné notamment à Grenoble, sous mon nez et même dans mon quartier, dans le commissariat de police en face de chez moi, boulevard Maréchal-Leclerc, je me souvenais très bien des jours de tournage qui bloquaient la rue l’an dernier.

Alors voilà, on y va, on a ce genre de réflexe idiot, on se sent concerné, on veut « vérifier » sur l’écran…

Mais pas de vérification qui tienne, le film est excellent, grenoblois ou pas ! J’en sors une nouvelle fois époustouflé, moi qui me gave de séries comme tout un chacun, par le pouvoir intact du cinéma, de créer des ambiguïtés, des profondeurs, des singularités, que le format sériel, malgré toutes ses vertus, néglige.

Une jeune fille tombe dans un guet-apens et elle est brûlée vive par un assassin qui l’asperge de pétrole et lui tend son briquet. Qui ? Pourquoi ?

Son film revêtant tous les atours du polar, le cinéaste est sacrément gonflé de le rendre aussi déceptif, frustrant : à la fin, on ne saura pas qui a fait le coup, on n’aura pas ce petit plaisir rassurant et agatha-christien de confondre identité du meurtrier et identité du mal… (est-ce un spoïl à part entière de prévenir que tout spoïl est impossible sur ce film ? Non, le carton en incipit dit la même chose.)

Pourtant, il suffit de réfléchir deux minutes pour comprendre que l’absence de solution n’a aucune importance. La vérité, le sens même de ce film, sont ailleurs que dans une banale élucidation façon eurêka, où un « coupable » désigné serait surtout un bouc émissaire bien pratique – parce qu’ils sont nombreux, ceux qui auraient pu faire le coup. La vérité du film, sa clef, est prononcée dans la scène du réfectoire où la meilleure copine de la pauvre fille brûlée vive, fond en larmes et dit au flic : « Et vous qui me demandez si elle a couché avec celui-ci ou un autre… Quel rapport ? Je sais, moi, pourquoi elle a été tuée. Vous voulez que je vous le dise ? Elle a été tuée parce que c’est une fille. » Et tout est dit. À un homme, quel qu’il soit, qu’il ait couché ou non, on ne fait pas ça. L’argument, donné du fond du chagrin, est magistral. La nuit du 12 plutôt qu’un film policier est un film féministe, genre cinématographique qui n’existe peut-être pas mais qui restera indispensable tant qu’on fera « cela » aux femmes, tant qu’on les traitera comme la moitié inférieure de l’humanité à qui « cela » est permis.

(Les femmes, on les brûle – cf. aussi cet archi court-métrage, 3 mn 30, Je brûle, dans la série H24.)

La bande de flics qu’on voit bosser attire certes notre respect (pas un boulot facile, moins qu’on puisse dire) mais elles est irritante aussi, ces gars manifestent un machisme ordinaire, banal, convenu, qui fait partie du problème et nuit à la solution. Dans le dernier quart du film apparaît un nouveau personnage, extrêmement bien écrit, du genre dont on souhaite de tout son coeur qu’il existe dans la vraie vie : une jeune femme qui intègre l’équipe de policiers 100% testostéronée… Et elle incarne, avec sang-froid, un sacré espoir. Plus les métiers seront féminisés, tous les métiers, y compris les métiers archi-masculins tels que les brigades de flics, moins ils seront cons.

Et puis alors, quels acteurs, et surtout, naturellement puisque c’est le sujet, quelles actrices ! Qu’est-ce que ça fait plaisir de voir Anouk Grinberg dans le rôle de cette juge qui a toujours une longueur d’intelligence sur les autres. Autre scène-clef qui condense le vrai sujet du film : le jeune flic, constatant que la vieille juge lui donne les moyens de son enquête, lui déclare en matière de plaisanterie Je crois que je suis en train de tomber amoureux de vous. Elle lève les yeux au ciel et répond Ne dites pas de bêtises. Nous comprenons qu’elle pourrait en dire bien plus long, mais qu’elle n’a pas besoin de le faire. Elle pourrait ajouter : Ne dites pas de bêtises, je suis déçue, moi qui croyais que vous étiez moins con que les autres, que vous n’aviez pas ce besoin et cette faiblesse qu’ont tous vos collègues, qu’ont tous les hommes, de passer chaque rapport homme-femme par un lien de séduction, de ne voir une femme que sous l’angle du désir ou alors pas du tout, qu’une femme on croit qu’on est train de tomber amoureux d’elle ou alors autant la brûler. Quelle femme, cette Anouk Grinberg ! Chaque fois qu’on la voit on se dit qu’on ne la voit pas assez.

Vivent les femmes, en général et en particulier !

Vive le cinéma dans les salles de cinéma, aussi.

[Suite à la publication de l’article ci-dessus sur la page Facebook du Fond du Tiroir, un événement inattendu s’est produit.]

Comme dit la chanson, « j’improvise sur le thème du vu-mètre affolé » (l’avez-vous ?).
Pardon ?
36 000 vues ???
J’écarquille les yeux et les frotte vigoureusement. Mon dernier texte ici, consacré au film La nuit du 12, ni pire ni meilleur que tous les posts écrits au pied levé en 15 ans de Fond du Tiroir, a « fait » 36 000 vues.
Alors que la visibilité moyenne de mes articles tourne plutôt autour de 36. Ce rapport de 1 à 1000 me flanque le tournis. 36 000 vues !!! Et 45 likes, 28 partages, 13 commentaires (certains pour s’indigner de mon supposé spoïl, d’accord, c’est la règle du jeu, plus on est lu plus on est malentendu)…
Bonjour messieurs-dames, vous êtes les bienvenus, entrez, asseyez-vous, mais d’où sortez-vous ?
J’essaye de comprendre… Je comprends.
Le premier à avoir relayé est l’auguste Gérard Picot, qui a beau faire valoir ses droits à la retraite de la Fête du livre de Villeurbanne, n’est pas la moitié d’un influenceur, grâce à sa page « Improbables Librairies, Improbables Bibliothèques », arme de visibilité massive, page pour qui 36 000 vues est le pain quotidien. Merci Gérard.
Bon, vous êtes toujours là ? Alors faisons un peu connaissance, voulez-vous. Mon nom est Fabrice Vigne. Comme disait François Truffaut, tous les Français ont deux métiers, le leur et critique de cinéma. Que fais-je dans la vie à part spoïler La Nuit du 12 ? Si je cause librement sur cette page de ce qui me meut et m’émeut, c’est d’abord parce que j’écris des livres. Gérard le sait, mais vous ? Mon dernier roman en date s’appelle Ainsi parlait Nanabozo, il est paru chez Magnier l’an passé et il est toujours en librairie. Ah et puis il y a aussi la Confine, dispo au Fond du Tiroir (https://fr.ulule.com/au-premier-jour-de-la-confine/), et puis la Lettre au Dr Haricot chez le Réalgar (https://lerealgar-editions.fr/…/lettre-ouverte-au…/…) et puis MusTraDem (https://www.facebook.com/mustradem) et puis des centaines de trucs vachement intéressants si vous êtes curieux.
Mais peut-être que vous n’étiez que de passage et que je parle de nouveau pour 36 personnes ? Retour à la normale, et Sic transit gloria mundi.

Aussi longtemps que les pauvres se tueront entre eux

28/06/2022 Aucun commentaire

Il y a des écrivains qui sont des amis ; il y a des écrivains dont les livres m’époustouflent. Par bonheur, les deux catégories se croisent à l’occasion, comme aujourd’hui. Mon vieux pote Fred Paronuzzi vient de publier l’excellent et nécessaire De sel et de sang (ed. Les Arènes BD), dessins de Vincent Djinda.

L’histoire, vraie et peu connue, est celle d’une émeute ouvrière dans les marais salants d’Aigues-Mortes en 1893. Pendant que les exploitants bourgeois et proto-capitalistes de la Compagnie des Salins du Midi renforçaient les rendements et recalculaient leurs taux d’intérêt, les ouvriers, se trompant de colère, se tuèrent entre eux, trimards français contre saisonniers italiens. Selon les derniers calculs des historiens, dix morts (à l’époque on gonfla le chiffre jusqu’à 150) et des dizaines de blessés. Les victimes sont à déplorer uniquement du côté des ritals parce que, merde, on est chez nous les gars, on ne va pas se laisser envahir par ces étrangers qui viennent jusque dans nos bras égorger etc. L’affaire sera étouffée et oubliée.

La narration de monsieur Paronuzzi, impeccable, décortique la sordide et intemporelle logique de l’explosion de violence, du lynchage aveugle, et l’accumulation des ingrédients qui mis bout à bout conduiront à la libération des pulsions : la misère, l’exploitation, les provocations, les injures, l’épuisement, la frustration, la libido refoulée et le défoulement viril, la jalousie, l’orgueil, le besoin de bouc émissaire, la haine, le racisme, le nationalisme décérébré, le premier coup de poing, le premier couteau, les autres armes… Et la canicule : comme dans l’Étranger de Camus, on tue à cause du soleil.

Quelques essais existent sur le sujet, et même des romans. Le choix fait ici de la forme bande-dessinée, c’est notamment dans le traitement des couleurs qu’il est diablement pertinent. Les planches sont peu éclatantes, presque sépia et monochromes, mais il faut prendre du recul pour comprendre le mouvement interne de la couleur à travers le livre, entre la première et la dernière page. Tout démarre par le sel, par une page blanche, pure et immaculée, aveuglante, puis au fil des scènes et des heures les images se voilent d’une teinte de plus en plus crépusculaire, de plus en plus rouge : le livre s’appelle De sel et de sang mais graphiquement il raconte le passage, implacable comme un coup du destin, Du sel au sang.

Coïncidence et juxtaposition des émotions : je lis ce livre deux jours après avoir vu le West Side Story de Steven Spielberg. Quel rapport, sinon celui que j’établis au sein de mon agenda intime ? J’avais laissé filer en salle ce film en 2021, dénué de la moindre curiosité car il m’arrive de camper sur mes préjugés : à quoi bon un remake de chef d’oeuvre, hein ? Je viens de le rattraper en DVD et de me trouver rétrospectivement bien con tant il aurait été dommage de passer à côté. West Side Story est un opéra, et tous les opéras ont droit à de nouvelles mises en scène afin de demeurer vivants, aussi longtemps que l’histoire reste bonne. Or la mise en scène de Spielberg est brillante (America est un morceau de bravoure) et l’histoire est à jamais super-bonne puisqu’elle provient de Shakespeare.

Par une illusion d’optique dont je suis la dupe consentante, De sel et de sang et West Side Story racontent la même histoire. Les trimards des marais salants contre les immigrés ritals, ce sont aussi les Jets (immigrés polonais) contre les Sharks (immigrés portoricains). Deux gangs de prolos s’affrontent, deux coalitions de damnés de la terre qui ont tout en commun sauf leur accent. Et c’est reparti pour deux tours, deux jetons dans la machine infernale, 1893 comme 1961. Provocations, injures, misère, exploitation, épuisement, frustration, libido refoulée et défoulement viril (les hommes se tuent et les femmes pleurent), jalousie, orgueil, besoin de bouc émissaire, haine, racisme, nationalisme décérébré, poing, couteau, libération des pulsions et canicule. Aussi longtemps que les pauvres se tueront entre eux, il faudra bien la raconter, cette absurde tragédie.

Théologiciel

23/06/2022 Aucun commentaire

Le cinéma d’Eugène Green me passionne (cf. ici pour mon apologie plus globale des cinéastes mystiques). Comme ses films n’apparaissent en salle que fugitivement (dans le meilleur des cas), je les rattrape systématiquement en dévédé.

Vu hier Atarrabi & Mikelats, son dernier. Présenté comme Un mythe basque, il narre les aventures de deux frères jumeaux, nés des amours d’un humain et de la déesse-mère Mira, incarnation de la Nature, divinité primordiale de la mythologie basque. Mira confie ses deux fils au Diable, qui saura les préparer à vivre dans le monde. L’un des deux va bien tourner, l’autre mal…

J’avoue, pour la première fois devant un film d’Eugène Green, une petite déception. Le film n’est pas désagréable à regarder puisque les images dépouillées de Green sont toujours profondément originales et habitées, ses figures de style sont bien présentes, notamment géométriques, avec son obsession de la symétrie classique dans les portraits… Quelques plans sont très beaux, comme le cortège funèbre final qui, pour le coup, n’est pas symétrique mais diagonal… Et puis certes entendre un film parler basque est d’un exotisme gouleyant… mais qui neutralise totalement l’effet habituel de la diction froide et distanciée chez Eugène Green (post-bressonnien, disons) puisqu’on n’a pas de point de comparaison avec le parler basque normal.

Quant à ce que ça raconte… Autant j’avais goûté ce même mythe mis en abîme et interprété sur scène par des jeunes gens dans son documentaire de 2017 Faire la parole, autant ici l’exercice de style est longuet (deux heures), et surtout archi premier degré.

Green se dit fasciné par la culture basque, réputée pure face à notre siècle idiot… mais il y a malversation : s’il s’est entiché de ce mythe « traditionnel » c’est uniquement parce que celui-ci a été soigneusement récupéré et nettoyé par l’église (il avoue qu’il le connaît par une version recueillie par un prêtre !), car ce que Green chérit au fond ce n’est pas la culture basque mais bien la culture chrétienne. Cette culture qui en deux mille ans a zigouillé les particularismes locaux aussi radicalement que le jacobinisme en deux cents ans, et a liquidé les divinités traditionnelles, surtout les féminines, au profit du grand principe abstrait et patriarcal de Dieu-le-père (Mari devient ici un personnage tout à fait secondaire). Or pour ma part j’ai toujours trouvé le merveilleux chrétien, quoique non dénué de charme (je me suis régalé autrefois de la Légende Dorée de Jacques de Voragine) assez simplet et dichotomique (le bien/le mal), comparé à la liberté et l’ambiguïté de l’imaginaire dit païen. Le merveilleux chrétien a pour systématiques deus in machina (littéralement…) la providence et la grâce, deux thèmes majeurs chez Green.

Les quelques traits d’humour du film (question au diable : « Vous êtes cultivé ? » réponse : « Oui, j’ai étudié chez les jésuites » – cette pique s’explique par la position d’Eugène Green au sein de l’ancestrale rivalité entre jésuites et jansénistes, qui électrise moins les foules que celle entre Apple et Microsoft) ne cachent pas longtemps le prêchi-prêcha catho archi-rigoriste, manichéen et neuneu : les condamnations balourdes du rap, du sexe, du corps, de la fête, rejetés du côté du diable sont des jugements moraux de vieux con, tandis qu’à la fin le spectateur subit une VRAIE messe du côté des bonnes gens paysannes qui souffrent en attendant le salut, premier degré toujours.

Toutefois, j’ai saisi au vol une réplique qui m’a passionné. Quand le diable éduque ses élèves pour les faire tomber du côté obscur de la force (le plus puissant, bien sûr) il leur explique que dans leurs prières ils doivent refouler le Un (c’est-à-dire l’unicité de Dieu) et invoquer le contraire.
– Mais quel est donc le contraire, maître ?
– Regarde dans ton âme et tu le trouveras : le contraire du Un est le néant.

En somme, nous raisonnons ici soit en Un soit en Zéro. Or, je lis ces jours-ci le fabuleux petit livre de Yann Diener (le psy de Charlie Hebdo), LQI, qui décortique comment l’informatique a infusé non seulement notre vie quotidienne mais notre langage et notre pensée, notre rapport au monde. Nous pensons en machines, en binaire, Ø ou 1, oui ou non, stop ou encore, rouge ou blanc, Dieu ou le Diable. Paradoxalement, de ce point de vue Eugène Green qui vomit la société contemporaine (diabolique) la touche du doigt. Reprenons : Jésuites vs. Jansénistes ? Apple vs. Microsoft. Et la théologie est un logiciel. (1)

(Je préfère l’interprétation d’Erri de Luca : le Contraire de un, ce n’est pas zéro, c’est deux.)

Quant à moi, je reste fidèle à mes marottes puisque je pense encore et toujours à Lost, pour le coup une admirable et inépuisable mythologie païenne, universelle et cependant syncrétique : en un clin d’œil j’ai reconnu dans Atarrabi & Mikelats une autre histoire. L’histoire des deux jumeaux, nés d’une déesse primordiale et d’un père inconnu, élevés ensemble par une autre personne que leur mère, puis empruntant des chemins différents, l’un attiré par la lumière et l’autre par le feu, immortels mais qui pourtant se battront jusqu’à la mort de l’un des deux, et interagissant avec les humains pour le meilleur et pour le pire, l’un cherchant leur manipulation et l’autre leur émancipation… Cette histoire est celle de Jacob et l’Homme en noir, les deux antagonistes de Lost.


(1) – Le livre de Diener fourmille de pistes quant aux liens historiques entre informatique et théologie.
On apprend que l’inventeur de l’idée même d’ordinateur, Alan Turing (1912-1954), était puni à l’école parce que durant les cours obligatoires de catéchisme, il faisait en cachette des exercices d’algèbre (anecdote qui aurait fait les délices de Thomas, le narrateur de mon Nanabozo) ; inversement, le grand-père paternel de Turing avait débuté de brillantes études informatiques au Trinity College, mais il a tout arrêté pour recevoir l’ordination (sic), et devenir prêtre.
L’inventeur du mot français ordinateur est le philologue Jacques Perret, qui adresse une lettre à IBM le 16 avril 1955 (l’année suivant la mort de Turing et deux ans avant l’invention du mot allemand informatik adopté en français en 1962) :

Cher monsieur, Que diriez-vous d’ordinateur ? C’est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot de ce genre a l’avantage de donner aisément un verbe ordiner, un nom d’action ordination. L’inconvénient est que ordination désigne une cérémonie religieuse ; mais les deux champs de signification (religion et comptabilité) sont si éloignés et la cérémonie d’ordination connue, je crois, de si peu de personnes que l’inconvénient est peut-être mineur. D’ailleurs votre machine serait ordinateur (et non ordination) et ce mot est tout à fait sorti de l’usage théologique. [NDFDT : le terme est attesté dès 1491 : Jhesuscrist estoit le nouvel instituteur et ordinateur d’icelluy baptesme] En relisant les brochures que vous m’avez données, je vois que plusieurs de vos appareils sont désignés par des noms d’agent féminins (trieuse, tabulatrice). Ordinatrice serait parfaitement possible et aurait même l’avantage de séparer plus encore votre machine du vocabulaire de la théologie. (…) Il me semble que je pencherais pour ordinatrice électronique.

Dingue, non ? Selon la préconisation initiale, nous aurions dû utiliser nos ordinatrices personnelles… mais, exactement comme le christianisme a balayé les déesses, le féminin a été évincé de cette future technologie favorite des geeks.

Va te faire encravater

27/05/2022 Aucun commentaire
Le « héros » du film est à l’arrière-plan, net. Avez-vous identifié les personnages flous du premier rang, indistincts comme des filigranes, ou comme les petits caractères d’un contrat piégé ? Il s’agit de Marine Le Pen et Florian Philippot.

Vu en DVD de rattrapage La Cravate, film brillant d’Étienne Chaillou et Mathias Théry, hélas passé sous nos yeux à la trappe puisque sorti en salle quelques jours avant le confinement de 2020. Or je tiens ce documentaire unique en son genre pour salutaire politiquement, psychologiquement, sociologiquement, et bien sûr cinématographiquement, tout ceci sans la moindre date de péremption.

Un, politiquement.
La Cravate documente avec précision les rouages du fascisme aujourd’hui, c’est-à-dire de la tentation autoritaire, du déclassement, du ressentiment, de la violence, de l’irrationnel, de l’exaltation, des stratégies de conquête, de la démagogie, de l’opportune faiblesse voire de l’opportune trahison de l’adversaire (la démocratie libérale), de la dédiabolisation et du management.
Pourtant, dans le contexte contemporain, les valeurs fascistes pourraient sembler tout simplement démodées : rappelons que le fascisme est la forme, ou disons le variant, extrême et toxique du nationalisme, vieille lune née au XIXe siècle, illusion fédératrice selon laquelle le pays X, meilleur pays du monde, mis en danger par les pays Y et Z alentour débordant d’étrangers malveillants, doit accéder à son émancipation et retrouver sa grandeur mythique, sa place prépondérante grâce à un régime totalitaire et/ou un homme providentiel qui est parfois une femme et/ou un dogme religieux intégriste à titre d’excipient. Ces billevesées, fussions-nous des êtres sensés, moisiraient dans les bacs à compost de l’Histoire en notre époque où le danger numéro Un est environnemental, par conséquent planétaire, où l’effondrement des ressources, la sixième extinction de masse, l’irrémédiable pollution des écosystèmes, ou les radiations, se foutent comme d’une guigne des archaïques états-nations, de leurs guéguerres, de leurs dérisoires frontières ouvertes ou fermées ou de leurs revendications identitaires sans fin aussi passionnantes que les débats sur le sexe des anges.
Comment, en 2020, le fascisme peut-il se présenter comme une solution moderne ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Deux, psychologiquement.
Ce film est avant tout le portrait d’un jeune homme singulier. Certes les films qui dressent les portraits, et narrent par le menu les itinéraires, de militants d’extrême-droite ne manquent pas, de Lacombe Lucien (Louis Malle) à Un français (Diastème), du Conformiste (Bertolucci) à Chez nous (Lucas Belvaux)… Chacun a ses mérites. Aucun n’a le mérite de la Cravate, qui regarde et écoute sans le moindre surplomb son protagoniste, le jeune Bastien Régnier. « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. » (Spinoza, Traité politique)
Comment, en 2020, un jeune fasciste peut-il s’inventer un destin ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate. Et si comme moi vous le voyez en DVD, ne loupez en aucun cas parmi les bonus l’indispensable épilogue qui parachève le récit, l’intervention dudit Bastien Régnier à la sortie du film, prenant acte du rôle même que le tournage aura joué dans sa propre histoire et redevenant sujet pensant.

Trois, sociologiquement.
Le portrait du jeune homme singulier devient ensuite représentatif de ce qui le dépasse et c’est ici que l’effet devient très, très fort. J’ai vu ce film il y a huit jours, et sur le moment j’ai cru qu’il m’aiderait seulement à comprendre les récentes élections présidentielles, les 41,45% de Le Pen, et que ce serait déjà bien. Mais non. Il a d’autres choses à me dire. Alors qu’il continuait à mûrir dans mon esprit, éclate aujourd’hui à Uvalde, Texas, une énième tuerie de masse américaine en milieu scolaire qui fera encore se lamenter The Onion c’est comme ça qu’est-ce qu’on y peut il n’y a rien à dire nous ne pouvons que pleurer et prier. Et par surprise, ce massacre aussi, je le comprends tragiquement grâce à la Cravate – mais je ne peux en dire davantage sans prendre le risque de déflorer une scène clef du film.
Comment, en 2020, la pulsion meurtrière, la violence armée et retournée contre l’école d’un homme en perdition, en situation d’échec et de haine de soi, en complète rupture familiale et sociale, peut-elle trouver à s’employer/à se canaliser/à se sublimer/à se faire oublier ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Et quatre, bien sûr, cinématographiquement.
Une portion du public ignore (et, je ne nourris hélas aucune illusion à ce sujet, ignorera toujours, la pédagogie n’y fera rien) qu’un documentaire peut être une œuvre d’art – de même, d’ailleurs, que d’autres catégories culturelles une fois pour toutes reléguées au second rang, une bande dessinée, un livre jeunesse, un polar, une chanson pop, une série B…
Or ce documentaire est une œuvre d’art absolue, créant du sens neuf avec les purs moyens esthétiques à sa disposition, audiovisuels. Il invente un dispositif cinématographique inédit et fulgurant, quoique très littéraire puisque certaines scènes capitales filment le protagoniste en train de lire la retranscription de la voix off du film lui-même, très écrite, lettrée et romanesque, qui rappelle aussi bien Hugo ou Balzac que le Modiano de Lacombe Lucien – et soudain une lecture silencieuse devient une brûlante scène d’action cinématographique ; il invente en choisissant de placer caméra et micro ici plutôt que là ; il invente en jouant sur la chronologie, les niveaux de récit, les effets de montage ou de mixage (par exemple, dans un meeting, les mots du discours disparaissent, anecdotiques ou mécaniques par rapport aux visages du public) ; il invente enfin et surtout en façonnant sur le long terme une relation de confiance et de vérité sans précédent entre celui qui filme et celui qui est filmé – relation incluant in fine, par généreux ricochet, celui qui regarde.
Comment, en 2020, un film peut-il vous éclairer en vous racontant une histoire que vous pensiez connaître, mais qui vous avait totalement échappé ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Kirby Krackles

07/05/2022 Aucun commentaire

Il me restait un seul film de Terrence Malick à voir, Voyage of time (titre français : Au fil de la vie, 2016). Voilà qui est fait, ce soir.

L’opus a beau être étiqueté documentaire, on aurait quelque peine à identifier la moindre différence avec ses fictions. En effet, l’expérience est familière. Ce que l’on voit est splendide comme du Terrence Malick, les plans cosmiques contemplatifs (coucou l’ultimate trip de 2001 l’Odyssée de l’Espace, inépuisable source d’inspiration) délivrant au spectateur le contractuel vertige devant les espaces infinis ; et ce que l’on entend est barbant comme du Terrence Malick, la voix off (ici ânonnée par Cate Blanchett), prêchi-prêcha new age et niaiseux digne d’une scène ouverte de poètes amateurs, soulignant en permanence à l’attention dudit spectateur ledit vertige devant lesdits espaces infinis.

Alors que zut, il suffit d’une seule pensée de Pascal pour se remémorer la notion qui manque cruellement à Malick :

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.

… notion qui n’aura échappé ni à Kubrick évidemment (2001 est quasiment un film muet), ni à Baudelaire :

Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
– Hélas ! tout est abîme, – action, désir, rêve,
Parole ! Et sur mon poil qui tout droit se relève
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.
En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’en étais là de ce film sublime et fastidieux, émerveillé par le lyrisme des travellings de l’espace tout en songeant distraitement à Baudelaire, lorsque soudain une révélation m’a fait écarquiller les yeux et presser le bouton pause. Sur l’écran, quelque chose se passait. Une éruption volcanique sous-marine. Et j’y ai vu autre chose, d’encore plus grand et de plus abstrait.

J’ai été foudroyé par l’évidence : ce si puissant spectacle naturel était la représentation la plus proche des « Kirby Krackles » que l’on pourrait jamais espérer rencontrer dans le monde réel.

Pour qui l’ignorerait encore, Jack Kirby (1917-1994) est un immense créateur, d’un calibre que nous croisons dix ou douze fois durant notre existence si nous avons beaucoup de chance, à même de repeindre l’intérieur de notre œil pour nous préparer à regarder le reste du monde, et ses visions seront les nôtres, en surimpression. De fait, je pense à Kirby (ou à Kubrick ou à Pascal ou à Baudelaire) en regardant Malick alors que je n’ai jamais convoqué Malick en lisant du Kirby, par conséquent il me faut conclure que Kirby est un plus grand artiste que Malick, CQFD.

L’art de Kirby est un art populaire et démocratique, sur papier journal et quadrichromie, accessible aux enfants dès 5 ans, puisque Kirby est un artiste de comic books, opérant essentiellement dans le registre de la science-fiction. Sa qualité démiurgique fait, par exemple, que lorsque j’ai vu pour la première fois la skyline de New York j’ai immédiatement reconnu qu’elle était dessinée par Jack Kirby (où est le Baxter Building ?) ; lorsque j’assiste à un combat de rue j’ai envie de crier aux pugilistes Montrez-moi vos poings, les gars, que je les vérifie s’ils sont dessinés comme chez Kirby ! ; lorsque je rêve, allongé sous la voûte céleste une nuit d’été, je reçois non seulement mon content d’étoiles mais aussi d’histoires, je médite sur les dieux cosmiques de Kirby et je comprends la naissance de toute religion ou mythologie.

Et puis, bien sûr, devant n’importe quelle source d’énergie, une flamme ou une centrale électrique qui bourdonne, ou même un cœur qui palpite, je vois distinctement autour d’elle les ondes, frémissements, crépitements, grésillements, vibrations ! Les Kirby Krackles.

Les Kirby Krackles, l’une des inventions graphiques les plus célèbres et les plus reconnaissables de Kirby, son indiscutable signature, consistent en amas de taches rondes et noires, de taille et de concentration variables, qui par convention permettent de représenter sur un support en deux dimensions la manifestation d’une énergie quelconque, organique, mécanique, nucléaire, magique. Tournoiement des atomes et des planètes ! Cosmogonie et cosmologie ! Bouillonnement des particules et des désirs ! Magnétisme animal ! Orgone ! Force de l’Od ! Chi ! Radiation atomique ! Dans tous les cas, soupe primordiale en ébullition, magma remué par un dieu démiurge.

Un bel échantillon de Kirby Krackles
Un autre, pour le plaisir
et, à titre d’intéressante comparaison, une projection de Mollweide du rayonnement fossile (Fond diffus cosmologique) de notre univers, assemblée des décennies après les chefs-d’œuvre de Kirby.

Revenons à ce Voyage of time arrêté sur l’image. Une éruption volcanique sous-marine ! Devant mes yeux les forces primitives contradictoires, telluriques et océaniques, s’entrechoquent, crépitent et explosent au contact l’une de l’autre comme le feraient matière et antimatière… Le solide se transforme en liquide, le brûlant se transforme en glacé, le bleu se transforme en rouge qui se transforme en noir, la roche se transforme en feu qui se transforme en eau, l’ordre se transforme en chaos puis en un tout nouvel ordre, entre chaque état la métamorphose engendre des lignes mouvantes de craquements et de bulles, et je vois, je jure que je vois les flux et les flots de krackles dessinées par Kirby, jets d’énergie pure promettant et léguant la vie elle-même. C’est la scène primitive définie par Freud, à la fois fascinante de vérité et insupportable d’obscénité, mais étendue de la chambre à coucher à l’échelle des galaxies, révélant l’origine non de notre dérisoire personne née d’organes génitaux, mais du cosmos tout entier. Si poétique et si violent, si immense et si beau, la terreur et l’extase. Kirby et la nature sont deux merveilleux artistes. Les contempler offre une idée de la façon dont un monde peut naître.

Terrence Malick aussi, parfois, quand il la boucle.

Le paradoxe, pour revenir à la notion de silence, est que Kirby était lui-même verbeux à la limite du tolérable quand il écrivait ses histoires, et qu’il avait même réussi le contre-exploit de rendre bavard 2001 l’Odyssée de l’espace. Mais on a le droit d’admirer l’œuvre de Kirby sans lire les phrases qui l’accompagnent.

Pour rendre hommage à Kirby, un détour par Stendhal, car le Fond du Tiroir n’a peur de rien :

Stendhal (1783-1842) : « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. »
Jack Kirby (1917-1994) [répondant à la question « Les bandes dessinées reflètent-elles la réalité ? »] : « Non, les bandes dessinées transcendant la réalité. Madame, si vous cherchez à refléter la réalité, vous ne réussirez qu’à la représenter à l’envers. Mais si vous parvenez à la transcender, alors vous avez une chance de comprendre ce qui se passe. »

Illustration ci-dessous : Frank Zappa et Jack Kirby, bras dessus, bras dessous, circa 1980. Ils étaient voisins en Californie et sont morts à trois mois d’intervalle.
Sources :
Citation Stendhal, Le Rouge et le Noir, II, XIX.
Citation Kirby, Jack Kirby, King of comics, biographie par Mark Evanier.
Photo, https://zappainfrance.blogspot.com/2009/12/et-frank-zappa-rencontra-jack-kirby_07.html

PS : Je suis en train de lire, ce que je n’avais jamais fait dans son intégralité et sa continuité, le chef-d’œuvre de Kirby, le Quatrième Monde (Fourth World), et cela me prendra, oh oui pas de verbe plus exact, cela me prendra jusqu’à la fin de l’été. Ou de l’année. Chef-d’œuvre fleuve, inégal, bancal, délirant, mal fichu, incohérent, compromis (oui, le qualificatif qui convient est davantage compromis que plein de compromis), inachevé… mais chef-d’œuvre tout de même, on gravira au fil de la saga maints sommets épiques et mythologiques, parmi lesquels l’épisode culte des New Gods intitulé The Pact, où Kirby tutoie Shakespeare, les Atrides grecs ou le Mahabharata. Sans déconner.
Pourquoi Quatrième au fait ? Kirby n’a jamais donné d’explication à cette numérotation qui semble arbitraire… Soit c’était juste qu’à l’époque l’expression « tiers-monde » était déjà prise et que Kirby poussait toujours le curseur au minimum 25% plus loin que les autres ; soit c’était une mention du groupe de latin jazz de Flora Purim (groupe fondé dans les années 1990… quel visionnaire ce Kirby d’en parler dès 1970 !) ; soit il s’agissait d’une allusion cryptique à certains mythes amérindiens (pour en savoir plus sur le concept de Quatrième monde chez les Hopis, lire Ainsi parlait Nanabozo).
Par ailleurs, pourquoi le lire maintenant ? Parce qu’Urban Comics vient de le rééditer en quatre beaux volumes ? Certes. Mais également, et je viens seulement de le comprendre, parce que Kirby s’est lancé dans cette histoire en 1970, à l’âge de 53 ans, au sommet de sa créativité et de la maîtrise de ses moyens. L’âge que j’ai aujourd’hui. Bon sang ! Il a fait ça, lui, à 53 ans ! Et moi ? Rien ! Rien du tout ! (Bon, au moins suis-je toujours vivant, contrairement à la cohorte des débarqués de la 53e borne, Philip K. Dick, Tchaikovsky, Tocqueville, Bourvil, Pier Paolo Pasolini, George Michael, Fred Chichin, Daniel Darc, René Descartes, Mary Shelley, Maria Callas, et même Lénine. Que faire ! Sinon jouer ce petit jeu maniaque chaque année !)

Film / Lost

14/02/2022 Aucun commentaire

Comme tous les dix ans environ, je regarde Film, le film de Samuel Beckett avec Buster Keaton (1965). Comme tous les dix ans environ, je trouve ça génial. Et je remarque de nouvelles choses. Aujourd’hui, ce qui me saute aux yeux d’emblée, c’est le point commun avec Lost (2004-2010).

Dans les deux cas, le premier plan montre un œil en très gros plan qui s’ouvre ; le dernier plan montre le même œil qui se referme.

La coïncidence du motif ne saurait être gratuite ou purement formelle, tant ces deux œuvres, dont les intrigues respectives reposent sur les deux mêmes points de départ, le confinement et la crise existentielle, ont également les deux mêmes sujets profonds, à savoir d’une part l’exploration de la conscience humaine (qu’est-ce que la liberté et quelles sont ses liens avec la mémoire ?), d’autre part la mise en abyme presque parodique, en tout cas très référencée, de l’art de raconter une histoire audiovisuelle à ce moment historique – respectivement en 1965 et en 2004.

Ici et là, il s’agit d’ouvrir l’œil pour questionner ce que l’on voit, ce que l’on a vu. Puis, au-delà, ce que l’on en a fait, ce que l’on est devenu par la vue. Puis, encore au-delà, ce dont on se souvient ou ce dont on se saisit ou ce dont on se méprend ou ce qui in fine restera de soi-même par les images (l’égo sur une photo). Comment on s’aveugle aussi, par les images – comment on se raconte des histoires par elles. Le personnage joué par Buster Keaton est borgne et porte un bandeau sur son œil mort, tout comme l’un des personnages les plus énigmatiques de Lost, Michael Bakounine, qui pour mémoire était en charge de la station La Perle, par conséquent des communications entre l’Ile et le reste du monde.

Film est un titre radical, mais le titre de travail que lui avait donné Beckett est tout aussi fort pour se confronter au cinéma : The Eye. The eye and the I…

D’ici la fin de l’histoire, les images seront minutieusement déchirées par Buster Keaton / explosées en kaléidoscope dans les parcours non linéaires des survivants de Lost et abandonnées, traces incertaines sur des écrans, vidéos abimées, non restaurées. Fascinant.

Suis-je la première personne au monde à rapprocher Film et Lost ? Peu importe, je n’ai pas peur de la solitude. Je suis armé grâce à tous les films que j’ai vus.

Naturellement, une irréductible différence demeure : Film dure 20 minutes, Lost dure 87 heures et 32 minutes réparties en 121 épisodes.

« We’re gonna need to watch that again » , comme le dit Locke dans Orientation (saison 2, épisode 3).