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La nuit noire de l’âme (Troyes, épisode 4)

Samedi, 22 heures… Ma thébaïde est déserte… Normal pour une thébaïde, mais elle est encore plus déserte que d’habitude, le week-end le centre culturel est fermé, les ateliers d’artistes sont vides, je n’ai plus de voisins, le lourd portail sous le marronnier et la porte de la maison sont tous les deux verrouillés à double tour, je suis absolument seul et barricadé… La nuit est tombée, le temps est chargé comme un fusil, l’orage se fait attendre… Je n’entends que le plancher qui craque sous mes pas… Et c’est à ce moment précis que je pète les plombs.

Je pète vraiment les plombs : je décide de détartrer la cafetière, je remplis d’eau la verseuse, je la vide dans le réservoir, mais la cafetière est dangereusement proche de la prise multiple où sont raccordés tous les équipements de la cuisine… L’eau s’écoule sur les prises… Flash ! Shbam ! Crac ! Schwarz.

Pendant deux secondes le silence est absolu, de même l’obscurité, et l’immobilité. Puis tout s’éclaire, noir au blanc brutal : « un éclair déchire le ciel » comme on écrit dans les bons romans, l’orage se décide peut-être à éclater. J’en frissonne. Je suis encore plus seul au monde qu’à la minute précédente. J’ai la verseuse à la main. Je ne la vois pas. Je ne vois plus rien.

À quoi pense-t-on dans ces moments-là ? Sans me vanter, j’ai pensé à la Nuit obscure de Jean de la Croix, et à sa réincarnation moderne et électronique, Dark night of the soul, de Danger Mouse, Sparklehorse et David Lynch. Je veux dire par là que j’ai conservé mon sang-froid dans l’épreuve spirituelle, afin de mieux m’y enfoncer, toutes défenses tombées. Je dispose certes quelque part au fond d’une poche d’un numéro de portable à appeler en cas d’urgence, mais j’ai préféré me débrouiller seul, ressentir l’abandon jusqu’à trouver en soi les ressources pour le dépasser, jouir presque de l’adversité. Le mysticisme au ras du compteur électrique.

Je ressors donc en tâtonnant de ma grotte enténébrée, je prends le chemin du centre-ville, là où vivent les hommes, papillon de nuit je poursuis la lumière, j’erre aux portes de la ville-aux-dix-églises, les trottoirs luisent de la pluie récente, ou peut-être de la prochaine. Je cherche un homme, ah, Diogène à présent, sa lanterne me suffirait… Je croise quelqu’un, je ne peux l’aborder, il parle à son téléphone… Un autre : pareil. Les téléphones portables rendent impossible la simple question posée de bouche à oreille à un passant, on se retient, on a l’impression de déranger. Ah, en voilà un dont les mains sont vides.  « Pardon… Vous sauriez si j’ai des chances de trouver une épicerie arabe encore ouverte quelque part ? » « Désolé, je ne suis pas de Troyes… » Nous sommes tous des étrangers.

Je tourne en rond, je traverse une rue bondée, des dîneurs tardifs aux terrasses, ils ne peuvent rien pour moi… Je descends la rue du Général de Gaulle, et là-bas au bout je vois enfin une vitrine éclairée, un étal, une porte ouverte… En guise d’arabe du coin, il s’agit d’une une épicerie chinoise, à l’enseigne « Saveurs d’Asie » qui regorge de produits africains (bananes plantains, postiches et cosmétiques pour cheveux crépus)… Et cette chimère globale est sise paisiblement rue de Gaulle ? Ah, ça avait du bon, le cosmopolitisme français, c’était avant la fixette sur l’identité nationale et le sinistre Guéant. Et pourtant, nous sommes tous des étrangers, c’est à ça qu’on nous reconnaît, notre pays commun.

« Bonsoir. Je n’ai plus d’électricité chez moi. Avez-vous des bougies ? » Bien sûr qu’elle en a des bougies, cette vieille dame bridée providentielle, et des particulièrement kitch, qui valaient le voyage de nuit : des cierges en pack de 8, « Bougie du Sacré-Coeur, marque déposée, type 10/40, ne fume pas, ne coule pas, médaille d’or Nantes 1886. » Sacré Jean de la Croix ! Il m’avait préparé une surprise, Jésus imprimé sur carton d’emballage était au bout de mon chemin, à l’aube de ma nuit obscure de l’âme. Je ne crois pas en Dieu, mais un peu aux mystiques, et aux coïncidences beaucoup. Alors je suis rentré chez moi, et à la lueur des bougies, j’ai asséché les prises et réenclenché le disjoncteur.

Bref, j’aurai encore énormément marché hier. Ce serait presque trop. Maintenant, c’est de vélo que j’ai envie, je rêve de pédaler pour élargir mon périmètre d’exploration, découvrir l’Aube-en-Cambrousse, les forêts, le parc naturel, peut-être même pousser jusqu’aux lacs si j’ai du jarret, ils ont des jolis noms ces lacs, Orient, Temple, Amance, triplette romantique, presque aussi douce à l’oreille que les Italiens, Côme, Garde, Majeur… Vous habitez Troyes ? Vous souhaitez vendre votre vieux vélo, pas cher mais en parfait état de marche ? Contactez-moi, s’il vous plaît. Mes coordonnées : centre culturel Ginkgo, 9 rue Jeanne d’Arc, 10000 Troyes/Mon téléphone : 0325419302.

(Ah, ce téléphone… Il mériterait presque que je raconte aussi son histoire… Deux jours de suite faire la queue dans cet asile de fous qu’est l’agence Orange, Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Eh bien c’est simple, je n’ai pas de téléphone portable alors je souhaite faire installer une ligne fixe dans l’appartement que j’occupe pour quatre mois, Pas de problème, je vais vous ouvrir un compte client, pour cela donnez-moi votre numéro de portable… Mais puisque je vous dis que je n’ai pas de portable, Ah bon ? Nous avons justement des offres très intéressantes etc., tu m’étonnes qu’il y ait des vagues de suicides chez France Telecom. Il paraît que les trois quarts des bistrots ont disparu en France depuis 1945, quand on se promène en hypercentre on jurerait que la plupart ont été remplacés par des boutiques de téléphonie, qui ne désemplissent pas, chacun son bigo ou deux ou trois, tout ça pour ne pas courir le risque de se laisser importuner par les questions des inconnus dans la rue… En attendant, mon téléphone fixe, anachronique, fonctionne à moitié, je peux recevoir mais pas appeler.)

Ces petites anecdotes quotidiennes sont-elles intéressantes ? Est-ce cela qu’on attend d’un blog d’écrivain ? Je ne sais pas, je n’en lis guère (à part un peu ceux de Harry Morgan et de Fabrice Colin où je puise des conseils sur des livres et des films. Et celui de Sardon, mais Sardon n’est pas écrivain, il est tampographe).

  1. 08/09/2011 à 18:41 | #1
  2. 08/09/2011 à 21:49 | #2

    on attend rien, on lit! mais qu’est-ce qui te prend de détartrer la cafetière? ou bien est-ce un lien analytique avec les deux Robert?! faire un shampoing de l’âme? épurer? bon, on n’attend rien, on en apprend sur l’artiste c’est déjà pas mal! bises

  3. Vincent Karle
    21/09/2011 à 15:50 | #3

    On en apprend aussi sur les dangers des résidences d’artistes…
    Fais gaffe quand même, c’est la deuxième fois que tu frôles la mort à cause d’une cafetière.

  4. Helo
    25/09/2011 à 10:50 | #4

    Ah la vie d artiste !!! Fais gaffe quand Meme (je veux dire meme mais l iPhone ne veut pas)

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