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La valise à la main (Troyes, épisode 1)

01/09/2011 4 commentaires

Je me lève, je me gratte, j’ouvre les volets, il pleut. Je pense, « tiens, un temps de rentrée. »

Et je file à la gare, dans le jour naissant. Mais le train ne part pas. Sur les rails aussi il a plu, en masse. Des coulées de boue ont interrompu le trafic, mon TGV est arrivé avec trois heures de retard. J’ai donc lu La carte et le territoire de  Houellebecq pendant trois heures, je trouve spécialement judicieux de lire Houellebecq durant les heures de retard de la SNCF, comme s’il avait été inventé pour ça exactement.

Houellebecq me fait rire. J’ai cessé de le prendre tout-à-fait au sérieux depuis que j’ai repéré ses tics, comme on fait en classe d’un prof. Son tic le plus flagrant est me semble-t-il de multiplier les tournures qui amoindrissent systématiquement ce qu’il est en train de dire, relativisant en continu son discours, comme quelqu’un qui regarde ailleurs pendant qu’il vous serre la main. Surtout quand il assène une idée générale : pas une page, parfois pas une phrase, qui ne soit minée par son « pratiquement », « plus ou moins », « en quelque sorte », « globalement », « la plupart du temps », « un peu », « généralement », « en réalité » (deux occurrences dans le même paragraphe page 89), « vaguement », « malgré tout », etc. L’insistance de ces croche-pattes rhétoriques produit un style ironique que l’on pourrait qualifier de déballonné (l’usage aussi des italiques joue chez lui ce rôle de dénégation obscurément veule du discours prononcé), presque toujours très amusant. Exemple : « Jed était familier des principaux dogmes de la foi catholique – alors que ses contemporains en savaient en général un peu moins sur la vie de Jésus que sur celle de Spiderman. » Admirer le double salto qui le fait juxtaposer d’un seul souffle « en général » et « un peu moins ».

N’importe, Houellebecq me fait rire. Et en général, ce qu’il dit reste intéressant malgré l’ironie, ou à cause d’elle. (Auto-)Portrait de l’artiste au travail, en quelque sorte en-résidence : « Pendant presque six mois Jed sortit très peu de chez lui, sinon pour une promenade quotidienne à l’hypermarché Casino du boulevard Vincent-Auriol (…) il se rendit compte qu’il n’avait pas prononcé une parole depuis presque un mois, à part le « non » qu’il répétait tous les jours à la caissière (rarement la même, il est vrai) qui lui demandait s’il avait la carte Club Casino. » Puis, quelques chapitres plus tard, la scène se passe à présent en Irlande: « Bien qu’on soit dimanche, le centre commercial voisin était ouvert ; il acheta une bouteille de whisky local, la caissière qui s’appelait Magda lui demanda s’il avait la carte de fidélité Dunnes Store. »

Okay, je ferme le bouquin, j’entre en gare de Troyes.

Je descends du train avec armes et bagages. Amélie et Michèle m’attendent, m’accueillent, me fêtent. Première provision de sourires. Ma valise roule. Pas d’armes, en fait, dans mes bagages. Essentiellement des livres. Mais aussi un petit pot pour faire pousser des trèfles (spéciale dédicace à Cathy Karle). Et je pense, tout droit sur le quai, à l’un des plus beaux livres jamais écrits sur les migrants, Là où vont nos pères de Shaun Tan. Livre d’ailleurs non écrit, à proprement parler, seulement dessiné, puisqu’il est muet. Parce que quand on arrive, on se tait et on regarde. Je parle juste un peu, des coulées de boue. Houellebecq je le tais, je le garde pour le blog.

Je prends mes quartiers. Je suis chez moi, d’une certaine manière. Je suis tout excité. À demain.

Fond de saison

29/08/2011 Aucun commentaire

Comment ? Déjà la pré-rentrée ? Pour clore la saison 2010-2011 in extremis avant la suivante qui pointe à l’horizon, je viens de rédiger, en-retard-en-retard, le compte-rendu de ma collaboration, pour la troisième année consécutive, au dispositif « À l’école des écrivains, des mots partagés ». Cette année, c’est auprès d’une classe de 4e du collège de Lubersac, en Corrèze, que je fus envoyé prêcher. Le compte-rendu est lisible ici. Je préviens qu’il est nettement moins sensationnel que celui de l’an dernier lorsque, je le rappelle, mes aventures à la Villeneuve de Grenoble avaient défrayé ma petite chronique – on peut relire tout le feuilleton depuis le premier épisode.

Eh bien, oui, cette année la rencontre avec les p’tits gars et les p’tites gonzesses de Lubersac s’est déroulé sans anicroches. Serein comme un vieux loup de mer, décevant comme un train qui arrive à l’heure. Presque une routine. J’ai fait mon job, eux aussi, on s’est amusé, on a écrit, on a voyagé. Est-ce utile ? Sans doute. Moins que le travail que je ne fais pas à la Villeneuve de Grenoble ? Peut-être.

Il n’en reste pas moins que l’état de l’Education Nationale est globalement préoccupant. L’un des intérêts, pour mon édification perso, de ces incursions bon an mal an dans le paysage scolaire, est de me fournir la température d’un milieu qui chauffe. Or l’un des souvenirs les plus marquants que je conserverai de Lubersac n’a pas eu pour cadre la salle de classe, mais celle des profs où, à l’heure de la récré, un professeur de sciences, binocles et collier de barbe à l’ancienne, à un an de la retraite, a vidé devant moi son sac de lasse indignation alors que je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Ah, j’aurais dû enregistrer, ou retranscrire immédiatement cette tirade extraordinaire, ce réquisitoire lucide, ce diagnostic implacable sur un métier qui aura tellement changé durant sa carrière presque close. Il ne m’en reste que peu de faits précis, juste une impression générale : à coups de suppressions de postes, de moyens, de formations, de considération, d’attention, de cohérence, l’inexorable déliquescence des conditions de l’enseignement dans notre pays s’est sensiblement accélérée ces dernières années. Il faut le voir pour le croire, il faut écouter pour constater à quel point l’enseignement est devenu un métier précaire, pédagogiquement, matériellement, institutionnellement, psychologiquement, et même idéologiquement, comme si la connaissance elle-même était devenue une valeur impossible sur le long terme, périmée.

Cet homme parlait presque pour lui-même, mais à la faveur d’un petit silence j’ai tout de même pu en placer une : « Dans ces conditions… Comment ne sombrez-vous pas tous dans le cynisme, ou bien dans l’aigreur, ou la dépression, ou l’alcoolisme ? Comment arrivez-vous encore à enseigner ? Pourquoi continuez-vous à venir au boulot le matin ? » Il m’a regardé comme s’il réalisait que j’étais là et m’a répondu sur le ton de l’évidence que l’on répète sempiternellement mais gentiment au cancre : « Mais… Pour les enfants. Je suis là pour les enfants. Il nous faut recommencer, chaque année, chaque rentrée, parce que ce sont de nouveaux enfants, qu’ils se moquent bien des directives ministérielles au-dessus de leur tête, qu’ils se moquent bien de nos affres, et qu’il faut faire quelque chose avec eux, ici et maintenant. »

J’éprouve, derechef, un immense respect pour le corps enseignant. Les blagues anti-profs ne me font pas beaucoup rire, je les trouve en ce moment, toutes proportions gardées, aussi spirituelles qu’une blague antisémite pendant l’Occupation.

L’éducation, j’en suis de plus en plus convaincu, est l’enjeu politique numéro un, puisqu’elle applique et concrétise l’idée qu’une société se fait de son propre avenir. Mais peut-être faut-il être de gauche pour placer ainsi l’éducation en tête des priorités ? (Clivage gauche-droite expliqué aux enfants : traditionnellement, pour la construction de l’individu-citoyen, la gauche croit à l’éducation et la droite à l’héritage.) L’an prochain, nous élisons un président. J’éplucherai attentivement les programmes en matière d’éducation des uns et des autres, pour vérifier si oui ou non certains candidats sont de gauche. Et pour commencer, je lis dans l’actualité un grand progrès en arrière toute ! La nouveauté propre à redresser la France est le retour dans les programmes scolaires de la leçon de morale. Hon-hon… Je note… Un tel « progrès » ressemble davantage à un héritage qu’à une éducation, non ?

… et me cherchez sans retard l’ami qui soigne et guérit la folie qui m’accompagne

06/08/2011 6 commentaires

Zdoïng ! Zdoïng ! Le destin est monté sur ressort. Contrebalançant l’article précédent, empreint de morosité et de désabusion (néologisme popularisé par Nino Ferrer, il en avait le droit, il en est mort), c’est dans l’euphorie et la grande excitation que je klaxonne aujourd’hui une grande nouvelle, genre « once in a lifetime », et en avant vers de nouvelles aventures. Vous allez faire un beau voyage, me lirait une voyante dans son cristal. Où l’on retrouve notre héros, riant et trépignant, occupé à boucler ses valises.

Je m’apprête à passer quatre mois en résidence d’écriture, quatre mois d’oasis au beau milieu du CV, quatre mois de concentration offerte en parenthèse magique, quatre mois à ne rien penser qu’à mes œuvres, tout un automne de lâchons le mot le grand mot le plus grand de tous le seul qui vaille, quatre mois de liberté. Et ceci se passera très exactement à Troyes, à compter du premier septembre prochain. Toujours riant, toujours trépignant, je me suis rendu à la gare en sautillant pour acquérir un abonnement SNCF (selon le perpétuellement spirituel Jean-Pierre Blanpain, je prépare mon cheval pour l’insidieuse invasion de Troie) et j’ai même eu l’autre jour envie de m’acheter des chaussures neuves, envie saugrenue qui m’advient pour la première fois de ma vie, c’est dire le niveau inédit de mon excitation nerveuse, l’état second carrément, hi hi hi j’en rougis, des chaussures neuves je ne me reconnais plus, je frise l’hystérie amoureuse, imaginez j’ai rendez-vous.

Jusqu’alors, Troyes, où je n’ai jamais eu l’honneur de mettre les chaussures, ne m’avait guère évoqué que le champagne (chic chic, euphorie excitation bonne nouvelle), François Baroin (oh, non, zut, attention à la rechute, morosité, désabusion) et également mon camarade Jean-Philippe Blondel, qui est de Troyes puisqu’il faut bien être de quelque part, je suis bien de Grenoble et ne m’en vante point (ahah, j’avais écrit « ne m’en vente », mon dévoué webmestre m’a signalé la coquille, le vent déjà m’emporte c’est l’explication), je n’ai pas fait exprès, ni mieux ni pire, on trouve partout ici comme là de quoi s’exciter l’euphorie et se désabusionner la morosité. Car tout dépend du seul humain, seul critère qui vaille. Or cela est avéré, on trouve de l’humain à Troyes, et du chaleureux, et du charmant, accueillant, délicieux, toute ma gratitude s’envole d’ores et déjà vers l’équipe de l’association « Lecture et loisirs » qui m‘invite et prépare le terrain. C’est pourquoi je ne redoute point l’acclimatation : le crétin des Alpes se fera Crétin de Troyes. Un grand merci aussi chapeau en l’air, à Nicolas Bianco-Levrin, illustrateur et cinéaste débordant d’activités comme de générosité, précédent occupant des lieux et qui a pris l’initiative, par pur souci d’émulation, de passage de relai de l’euphorie et concentration, de me contacter afin de me présenter l’endroit, dans tous ses détails y compris le mode d‘emploi du radiateur.

Ne reste plus qu’à être à la hauteur de cette chance exceptionnelle, de cette confiance que l’on me témoigne : écrire. Des nouvelles ici même très bientôt. En attendant l’Aube, déposez-moi au manoir… et me cherchez sans retard l’ami qui soigne et guérit la folie qui m’accompagne et jamais ne m’a trahi : Champagne-Ardenne.

Ma vie de VRP

29/10/2010 5 commentaires

La situation du voyageur de commerce – je parle de ceux qui sont au plus bas de l’échelle, qui font du porte-à-porte – m’apparaît toujours comme étant la plus terrible de toutes. C’est en général un dernier boulot, celui qu’on se décide à faire quand on n’a plus d’autre recours. Mais l’aspect terrible de ce travail, c’est surtout qu’il oblige celui qui le fait à en passer par le mensonge fonctionnel qui, en général, est réservé aux patrons. Ordinairement c’est le patron qui vante sa camelote, et non l’ouvrier. Les ouvriers ont le droit de se taire. Le voyageur de commerce ne l’a pas : il est tenu d’imiter le patron, de se dégrader.

Marguerite Duras, Nathalie Granger

Récapitulation.

La Mèche, sixième ouvrage distribué par le Fond du Tiroir, est aussi par divers aspects son premier : premier en littérature jeunesse, premier potentiellement « grand public », premier gros tirage (un peu plus de 1000 exemplaires, chiffre pour nous pharaonique), premier à consentir l’effort de se rendre visible aux yeux des professionnels de la profession (via Dilicom et Electre), premier à avoir fait l’objet d’un service de presse – voyez un peu à quelles compromissions nous étions résolus, premier à avoir entraîné le paiement de droits d’auteur (à Philippe Coudray, qui le mérite bien)…

Pour toutes ces raisons, j’eusse espéré que la Mèche devînt en outre le premier ouvrage du Fond du Tiroir à se vendre – espérer du commerce au fin Fond du tiroir ? c’était tenter le diable à coup d’oxymorons. Et le diable en retour s’est bien moqué de moi. Car hélas, vous (oui, vous, là, vous-mêmes, vague et inconséquente deuxième personne du pluriel), ne vous êtes pas bousculés pour commander ce beau livre, ni auprès de votre libraire ordinaire (puisqu’il semble que cela fonctionne) ni au Tiroir directement. Les ventes sont restées dérisoires au point que je renonce pudiquement à donner les chiffres, y compris lorsque j’ai entrepris une campagne promotionnelle exorbitante offrant un second livre pour toute Mèche achetée, que me resterait-il à proposer après cela, vous voulez ma chemise aussi ? Je vous préviens, elle est pleine de sueur. Désormais une pyramide (comme je disais : « pharaonique ») de cartons débordant de Mèches encombre mon garage du sol au plafond et m’écorche le moral à chaque fois que je trébuche en tentant d’atteindre mon congélateur.

Bref : si je veux retrouver l’usage de mon congélateur, et si incidemment je ne veux pas sombrer dans le découragement ni renoncer à tout avenir éditorial pour le Fond du Tiroir, je n’ai pas le choix, je dois tenter d’écouler quelques Mèches.

Un blog, souvenons-nous de l’étymologie, est un journal intime, s’pas ? Voici une page arrachée à mon journal, une tranche de vie, mon quotidien tout neuf de VRP. Je joue au vendeur-représentant-placier comme le garçon de café de Sartre joue au garçon de café. Mais cela m’amuse moins que lui, je le crains.

L’autre vendredi, je me lève à l’heure des hommes de bonne volonté, je boucle ma petite valise, je trouve une station-service pour faire le plein (par les temps qui courent, voilà déjà une aventure), et j’entreprends une expérience de diffusion grandeur nature. J’ai pour cela sélectionné sur la carte de France la ville de Ch***, préfecture de la S***, que je connais un peu. Je me suis appliqué au préalable à un minutieux travail de repérage, j’ai noté les coordonnées de cinq librairies susceptibles d’être intéressées par ma production, éliminant impitoyablement toute librairie non indépendante et inféodée à une chaîne nationale. Je prélève une brique de la pyramide… J’en prends combien, de ces Mèches petit capital ? Allez, 30 exemplaires, pour 5 librairies c’est un peu optimiste, 6 chacun, ah bah on verra bien, c’est le principe et le bon sens, en fin de journée mieux vaut en ramener qu’en manquer.

– Librairie A. Je commence volontairement ma tournée par celle qui est, dans mon souvenir, la plus grande librairie de Ch***. Je cherche le rayon jeunesse, je trouve une libraire plongée dans une une pile de nouveautés qu’elle trie devant son ordinateur. Je me plante devant elle, ma valise à la main. Je me racle la gorge. Elle lève les yeux sur moi.
« Je peux vous aider ?
– Bonjour, mon nom est Fabrice vigne, j’écris des livres, auto-publiés pour une part d’entre eux, je suis là précisément pour vous présenter un livre que je viens de publier…
– Ah. » (« Ah » sec et las.)
Son œil sur moi a changé du tout au tout depuis qu’elle sait que je ne suis pas client. Toute la condescendance du monde, plus une masse d’agacement. La leçon est rude, mais il me la fallait : les représentants de commerce ne sont pas les bienvenus, surtout les auto-publiés, cette bande de fâcheux, qui surgissent comme un cheveu au milieu d’un jeu de quille.  Personne ne m’attend. Personne n’attend ma Mèche. Circulez, monsieur, vous voyez bien qu’on travaille, ici. Qu’est-ce que j’espérais ? Quelles illusions me restait-il à perdre ? Ah, il m’en restera toujours.
Dans une moue, la dame saisit du bout des doigts mon objet d’art en 1000 exemplaires dont 30 dans une valise, et feuillette pendant que je bredouille ma présentation. Elle hoche, tord la bouche, « Et combien vous vendez ça ? 12 euros ? Hé, ben ! C’est cher ! Bon, écoutez, je ne peux pas le prendre comme ça. Repassez demain, ou plutôt la semaine prochaine.
– C’est que… je ne suis là que pour la journée. Pourriez-vous décider aujourd’hui, s’il vous plaît ?
– Ah. (Même « Ah » que précédemment.) Il faut que j’en parle à mon responsable, et que j’essaye de le lire, votre livre. Repassez à 14h30, d’accord ? » Je n’ai pas vraiment le choix, je repasserai. Je crois même que je quitte le magasin en disant « merci », je me trouve rien con. Bilan : zéro livre placé, mais un exemplaire reste dans la place en garde à vue. À tout à l’heure.

– Librairie B. Je respire une grande goulée, c’est reparti. « Bonjour, mon nom est Fabrice vigne, je viens vous blablabla… » Sourire gêné de la libraire. Elle prend la Mèche que je lui tends. Je fabouille mon petit argumentaire pendant qu’elle lit. Elle lit vraiment, celle-ci, elle ne feuillette pas. Alors c’est long. Je me tais, et le silence est sacrément lourd. Elle tourne une page. Elle sourit toujours. Elle finit par parler en refermant très délicatement l’objet. « Je ne vois pas bien à quel public cela s’adresse. Quand on voit la couverture, on se dit que c’est pour les tout petits, et puis quand on essaye de lire, c’est très dense, c’est pour les grands…
– Euh, oui, eh bien disons qu’il faut déjà savoir bien lire. C’est le seul pré-requis, à part bien sûr ne plus croire au Père Noël.
– Ah, bon. (Silence. Je suis censé faire quelque chose ?) Non, je crois que je n’ai pas le public pour ça. J’ai quelques albums pour petits, et quelques romans pour ados, mais ça c’est vraiment trop… intermédiaire ». Elle me rend le livre. Elle sourit toujours, toujours vaguement gêné. Je remballe, referme ma valise, salue aimablement, couleuvre dans la gorge. Quand j’ai la poignée de la porte dans la main, elle ajoute : « Bonne chance, hein ! » Ouais, ouais. Bilan : encore zéro.

– Librairie C. Une feuille scotchée sur la porte close.  » Fermeture pour la journée ». Zut, j’y tenais à celle-là, elle m’était sympathique, elle avait un joli nom. En plus, de bons livres dans la vitrine. (J’apprendrais un peu plus tard que la fermeture était due à un accident : le libraire a traversé une vitre avec sa main, et s’est fait hospitaliser.) Dans ta face, les aléas du métier de VRP. Parfois, on n’a même pas l’occasion de se faire envoyer sur les roses. Bilan : toujours zéro.

– Librairie D. Je regarde la devanture, je soupire, je pousse la porte, gling-gling, la libraire se retourne, grand sourire : « Tiens ? Bonjour, Fabrice Vigne… » Elle me reconnaît. Je ne crois pas avoir beaucoup de vanité, pourtant être spontanément identifié me soulage, j’ai le cœur tout réchauffé, éperdu de reconnaissance par cet accueil-ci après l’embarras manifeste des autres. Merci ! Enfin une librairie où je ne suis pas accueilli comme un chien dans un bol de soupe. J’aurais dû m’en douter : cette librairie-ci, je l’avais cochée comme faisant partie du réseau Sorcières, et dans ce milieu-là, on lit les livres, on a une idée des auteurs. Ça me revient maintenant, cette libraire est moi nous sommes déjà rencontrés, sur des stands de salon, la glace est brisée, on va gagner du temps, « Oui, alors donc, comme vous le savez peut-être, ou pas, je publie aussi des livres dans une petite structure associative, le Fond du tiroir, et justement je suis là pour ça, regardez-moi cette Mèche comme elle est jolie…
– Ah, ça, c’est bien vrai, très jolie. Eh bien écoutez, oui, bien sûr, ça m’intéresse, je vais vous en prendre !
– Vrai ? Vous êtes bien sûre ? » Pour un peu je l’embrasserais, mais c’est parce que je débute dans le métier, ça ne se fait pas sauter au cou de celui qui vous achète quelque chose, c’est un client, on n’embrasse pas son client. Combien va-t-elle m’en prendre ? Dix ? Vingt ? Elle va vouloir tout le stock peut-être, les trente ? ça va pas être possible, j’en ai laissé un entre les mains de la librairie A…
– je vous en prends deux. En dépôt. »
Deux. Okay. Bien sûr. Deux. C’est le métier qui rentre.

– Librairie E, et dernière. Celle-ci, spécialisée jeunesse, n’a ouvert qu’il y a huit jours. Je jette un œil à l’intérieur. J’espère qu’elle aura un peu de temps à me consacrer, malgré  l’inauguration récente ? J’entre, broum-broum, gling-gling, bonjour-mon-nom-est-Fabrice-Vigne… Oui, elle me réserve un bon accueil, elle a de la curiosité pour moi, je n’espère que ça, je ne demande rien de plus, un peu de curiosité, elle m’est offerte forcément par des librairies jeunes et petites… Sitôt ouvert, son échoppe a traversé une semaine de chaos, elle me raconte, des débordements de manifs devant sa vitrine, des incendies, des passants réfugiés (car la ville de Ch***, sous ses dehors sages et bourgeois, a été le cadre de plusieurs émeutes, et dans la rue perpendiculaire à cette nouvelle librairie, j’ai constaté le bitume noirci de suie et de plastique, les rigoles jonchées de vis de poubelles fondues, et de goupilles de flashball). La dame a de l’énergie, et du courage, il en faut, ouvrir une librairie quand on y pense, c’est encore plus absurde que d’éditer un livre et chercher à le fourguer. Bref, elle est aimable, et accepte de me prendre des exemplaires. Trois. En dépôt. Ah, merci. C’est le record, pour le moment.

– Librairie A, bouclage de boucle : retour au point de départ. La libraire m’avait donné rendez vous à 14h30. J’y suis dès 14h20, je feuillette des livres… Elle n’est pas là à 14h30. Ni à 14h40. À 14h50, je m’enquière auprès d’une autre  employée : « Dites, votre collègue du rayon Jeunesse, elle m’avait dit de repasser, elle n’est toujours pas là…
– Ah, bon ? Eh, oui, elle est partie plus tard que prévue, elle avait à faire, je ne sais pas quand elle doit revenir…
– Hmmm… Et alors, je fais quoi ?
– Je ne sais pas quoi vous dire.
– Ah. » Cette fois c’est moi qui dit « Ah », le « Ah » fatigué, résigné, contagieux. J’attends encore, dix minutes de mieux, à 15h elle n’est pas apparue. J’essaye de retrouver l’exemplaire de ma Mèche sur son bureau, je fouille, il a été recouvert par cinq autres bouquins. Je le range soigneusement dans ma valise. « Excusez-moi, je dois partir, à présent. Si jamais elle vous demande de mes nouvelles, ce qui est improbable au fond, vous pourrez lui dire que, ce matin, elle ne s’est pas montrée très enthousiaste à mon endroit, et qu’elle aurait pu tout simplement me dire « non », je n’aurais pas perdu une demi-heure à l’attendre. Au revoir. »

Le bilan n’est, euphémisme, guère encourageant. Je rentre chez moi avec 25 exemplaires dans ma valise, cinq dépôts, zéro vente ferme. Je rumine, sur l’autoroute du retour, la solitude du VRP de fond (du Tiroir), calculant machinalement mes frais d’essence et de péage. Que faut-il faire, à présent ? Espérer un dégât des eaux dans mon garage pour me débarrasser de cette foutue pyramide ? Non, soyons déraisonnable : je dois poursuivre, vaillamment, et proposer mes livres, dire qu’ils existent.

Cette semaine, je suis en villégiature, à P***, plus grande ville encore, qui se trouve être la capitale de la F***, et qui contient un nombre de librairies tout à fait stupéfiant. J’ai bouclé ma valise, j’ai acheté un carnet de tickets de métro. Au boulot.

Revenu de tout, enchanté

05/05/2009 5 commentaires

I’m back on the escabeau ! Je reviens, de tout presque, de ceci, de cela, de quoi occuper le voyage et le retour, enchanté, mon nom est Fabrice Vigne.

Quelques nouvelles en passant… oh vraiment en passant… l’écho seulement de mes va-et-vient, au coup de vent et en images, enchantements.


1) Oui, je suis revenu enchanté de la Réunion.


Alors là, eh ben, c'est moi, je suis en train de marcher dans l'enclos du Piton de la Fournaise, ah là là qu'est-ce que c'était beau et saisissant, les marques blanches au sol c'est pour ne pas perdre sa route au beau milieu du volcan. Diapositive suivante, s'il vous plait.

Voyager, c’est beau, il n’y a pas mieux. Ah, si j’avais quatre dromadaires ! Je ne ferais rien d’autre en ma vie. Voyager permet de vérifier viscéralement ces trois essentielles vérités :
A – Les êtres humains présentent, sur la surface de la terre, une diversité tout à fait remarquable.
B – Les êtres humains sont, au fond, les mêmes partout.
C – Les fruits exotiques gagnent à être dégustés sur place.

J’ai passé une petite dizaine de jours sur l’île de la Réunion, rencontrant des êtres humains et dégustant des fruits exotiques, certes aux frais de la princesse, mais sans regarder à la tâche. J’étais attendu, les rencontres se sont déroulées dans d’excellentes conditions, nous avons bien travaillé. Au retour j’ai rédigé une sorte de compte-rendu à l’attention de la structure commanditaire, la Maison des écrivains. Je suppose que ce document n’a rien de confidentiel ? Donc il est consultable ici, si vous voulez un peu vous rendre compte, comme son nom l’indique. Et , vous trouverez la version des faits par le collège qui m’accueillait. Vous verrez, nous sommes à peu près d’équerre.


2) Oui, je suis revenu enchanté de la fête de Villeurbanne.


L'ascenseur ne vient pas ?

La fête du livre de Villeurbanne est un bel événement, que je vous recommande. Il s’y passe toujours de fort curieuses choses. En particulier, je reste saisi par ma rencontre avec les Souffleurs, commando poétique, à qui, si je tenais ce blog avec sérieux et assiduité, je consacrerais un long article, où j’essaierais de me hisser à sa hauteur, pour donner des frissons aux lecteurs de passage. Au lieu de quoi… Bah, tout le monde n’a pas la grâce…

Je n’allais pas à Villeurbanne seulement pour rencontrer, mais également pour être rencontré : Christophe Sacchettini et moi-même avons donné là deux représentations mémorables de notre spectacle musical adapté des Giètes. À la première séance étaient conviés quelques pensionnaires de maisons de retraite. Cette audience était un peu troublante, comme si des figurants de notre histoire étaient dans la salle… Une vieille dame toute racornie au premier rang a passé le temps de la lecture à dire, d’une voix qui couvrait presque la mienne, « Mais il va pas bientôt se calmer ? Ah non, tu vois, il continue, il continue… » C’était drôle si l’on veut, un peu dur de se concentrer…

La photo ci-dessus est extraite d’une série que vous pouvez télécharger dans son intégralité, série prise par la dégourdie et malicieuse Pauline Fénéon, agent dormant du Fond du Tiroir, merci encore à elle, et à tout le monde là-bas.

Les deux représentations données au Centre culturel de Villeurbanne, outre la spécificité de leur public, étaient les premières que nous donnions avec sonorisation. Je craignais initialement que les micros ne portassent atteinte à ma liberté de mouvement et de voix… en réalité, non seulement n’ont-ils rien gâché, mais ils ont permis une surprenante gamme de reliefs, des nuances supplémentaires. En outre, les deux sessions ont pu être enregistrées, et la bande est désormais entre les mains d’un éditeur de CD, allez savoir, peut-être publierons-nous un de ces jours Les Giètes, l’album. Curieux destin que celui de ce livre, né dans une photo, réincarné dans une musique… Et ce n’est pas fini. La preuve :


3) Oui, je vais aller voir la pièce de théâtre adaptée des Giètes et j’espère que j’en reviendrai enchanté.


Un moustachu, un barbu (Trois pelés, un tondu)

L’adaptation théâtrale des mêmes Giètes, écrite et co-interprétée par Angéla Sauvage-Sanna, sera donnée sous le titre  Marx, Flaubert… et les icônes au Carré 30 de Lyon du 7 au 17 mai prochains. Quant à moi, je serai dans la salle le vendredi 8. Je suis très impatient de voir le résultat, même si, de toute façon, je me dis que la version scénique des Giètes, la première, la vraie, c’est Christophe et moi (cf. ci-dessus). Cette arrogance ne m’empêche en rien de dire « merci » à Angéla pour son travail sur mes phrases, et « merde », bien fraternellement, aux comédiens pour la première.


4 ) Oui, je suis revenu en chantant de la quarantaine.


Une ruelle sur le trajet entre mon hôtel et le collège Terre-Sainte

Je ne veux pas dire par là que j’ai choppé la grippe mexicaine, mais que j’ai attrapé 40 ans, il y a quelques jours. Sans me vanter, cette borne, ce pic au mitan du Flux ne m’a fait ni chaud ni froid. Sans doute parce que j’avais bien préparé le terrain au moyen du livre précité.

Et juste à ce moment-là, comme par hasard, car il suffit de se mettre à lire pour tomber comme par hasard sur certains mots plutôt que d’autres, j’ai lu ceci :

« Hein ? Qu’en dites-vous ? Le temps vient assez vite où l’on ne vit plus que pour durer. C’est un peu bête. On vieillit. On se donne des airs de sagesse, on bavarde, on raconte, on cite, on juge, on se répète, certains enseignent, on poursuit son bonhomme de chemin. On lit. Tenez, regardez ma petite bibliothèque. Je me suis même mis au Nouveau roman, pour ne pas me rouiller tout à fait. » (Louis Guilloux, la Confrontation, 1967)

(spéciale dédicace à Christophe S. pour la dernière partie de cette citation.)

L’amusant cliché ci-dessus me montre, sans grand rapport avec le plat du jour, visitant en plein égocentrisme la ruelle Joseph Vigne de Saint-Pierre de la Réunion. Le bout du monde pour rencontrer son frère, c’est correct… Je me suis renseigné tant que j’ai pu, ici et là sur l’île… Qui était ce Joseph ? Que fit-il de si digne ? Qu’a-t-il vécu et quand ? Personne ne sait, voilà le sel. Sic transit gloria mundi, comme je dis toujours.

Au plaisir !

Saint-Paul-Trois-Histoires

02/02/2009 8 commentaires

Simple et subtil : signé Sara

Je rentre fourbu et bienheureux de mes cinq jours à Saint-Paul-Trois-Châteaux. Lors de ma première participation à SP3C, en 2006, j’avais conclu qu’il s’agissait du meilleur salon du livre du monde. Or j’avais une solide expérience qui autorisait les comparaisons : des salons du livres, j’en avais déjà faits au moins deux. SP3C m’a réinvité en 2009, et je suis ravi de constater qu’il s’agit toujours du meilleur salon du monde. Or je peux en parler avec autorité, car entre temps mon expérience n’a fait que croître : des salons, aujourd’hui, sans me vanter, j’en ai faits au moins huit.

SP3C a trouvé la formule magique, l’équilibre parfait. L’équilibre entre la fête et le sérieux (ah, être pris au sérieux, pour un écrivain « jeunesse », ça n’a pas de prix), entre les agapes où l’on est reçu comme un prince et les débats où l’on peut vraiment s’exprimer sur son travail (les gens écoutent ! c’est dingue !), entre les rencontres scolaires et les retrouvailles professionnelles, entre le commerce et l’échange l’humain (car l’on est en droit de coller une tarte à quiconque déclare ou seulement pense que l’un est réductible à l’autre), entre le cerveau et le cœur. Comme le dit Susie Morgenstern (ma voisine de stand –  j’avais du bol) : « Dans le milieu de la littérature jeunesse, lorsqu’on entend pour la première fois un auteur dire « Je suis invité à Saint-Paul-Trois-Châteaux », on répond : « C’est où ? »… Mais ensuite, une fois que l’on sait, on répond : « Veinard ! »

J’ai vécu ces jours auprès de personnes que j’aime et/ou que j’admire (et que même, parfois, je connais), Jeanne Benameur, Philippe-Jean Catinchi, Mathis, Sara, Susie Morgenstern, Kochka, Jean-Philippe Blondel, Bruno Heitz, Hubert Ben Kemoun, Lucie Land… et au fin tréfonds des choses et des illusions et des ambitions et des alouettes littéraires, je ne sache pas qu’il y ait mieux à espérer d’un salon ou de la vie, que de passer un peu de temps en compagnie de personnes que l’on aime et/ou que l’on admire (et que même, parfois, l’on connaît).

Pour remercier Saint-Paul depuis mon Tiroir en chambre d’écho, ci-dessous trois histoires que j’en ai retirées, en échange de celles que j’y ai laissées : élémentaire échantillon d’émotions advenues, sur place et à emporter. J’aurais pu en choisir trois autres, je n’avais que l’embarras, mais ce sont ces trois-là.

Un récit qu’on m’a offert ; un conte que j’ai choppé au vol ; et un morceau de vie qui m’est tombé sur le coin de la figure.

Première histoire

Le premier matin, après la nuit dans l’hôtel où je dormais assez mal (seule occasion dans ma vie de dormir jamais dans un hôtel quatre étoiles, et je dors mal ! quel snob je fais !) je pénètre chiffonné dans la salle du petit déjeuner. Je m’assoies à la table de Kochka, que j’ai déjà rencontrée ailleurs, qui me touche beaucoup par sa douceur et sa fragilité. Nous bavardons. Au fil du bavardage, surviennent des paroles tout sauf anodines : elle me parle de l’un de ses enfants, autiste. Les anecdotes qu’elle me tend me bouleversent par surprise. Celle-ci :

« Quand Mathieu était petit, il n’y avait que le bruit de la pluie qui le calmait. Alors, dans les moments de stress, il faisait la pluie : il attrapait tout ce qui lui tombait sous la main, le jetait en l’air, et le regardait tomber. Il le faisait très souvent dans sa classe. Sa maîtresse a fini par trouver comment réagir : elle a confectionné un « costume de ramasseur de pluie », ciré jaune et chapeau, qu’elle a attribué tour à tour aux élèves. Le ramasseur de pluie était chargé de tout remettre en ordre après l’averse… »

J’ai traversé toute la journée en résonance de ce récit du matin, qui m’avait donné le la. Tous les contacts humains qui ont suivi ont vibré à l’aune de cette exemplaire délicatesse. Y compris la grève nationale qui commençait de gronder, et les manifs partout dont nous entendions l’écho : savoir qu’une maîtresse aussi géniale existe, reprendre espoir grâce à elle dans le genre humain, et regarder le gouvernement laminer l’Education Nationale ?

Merci Kochka.

Deuxième histoire

L’un des invités de SP3C était le conteur libanais Jihad Darwiche. J’ai assisté au spectacle qu’il donnait en duo avec sa fille. Je me suis laissé bercer par leurs deux jolies voix, mais j’avoue que je n’ai pas reçu semblablement chacun de leurs contes, j’ai bien souvent décroché au cours de la soirée. J’ai retenu au moins, et je retiendrai longtemps je l’espère, cette histoire-ci, tellement simple et tellement sage :

Il était une fois un vieux derviche que tous ses disciples révéraient pour son calme, son détachement, et sa sérénité. Il ne haussait pas la voix, ne semblait jamais inquiet, et endurait les joies et les malheurs avec la même patience, comme s’il pesait de très haut, de très loin, l’importance et la futilité des choses et des existences.

Une famine survint, qui fit de nombreux morts ; le derviche resta serein. Un séisme survint, qui dévasta le pays ; le derviche resta serein. La guerre survint, qui déchira les hommes et les peuples ; le derviche resta serein.

Ses disciples interloqués cherchaient à pénétrer son secret : « Comment fais-tu, ô maître, pour conserver ton calme en toutes circonstances ? » Le derviche répondit : « Je puise mon calme dans ce qu’il y a entre les pages du Saint Coran ».

Les disciples, très impressionnés, tentèrent d’appliquer cette leçon à leur propre vie. Ils lirent et relirent leur Saint Coran, jusqu’à le savoir par cœur. Mais le jour où survint une nouvelle famine, un nouveau séisme ou une nouvelle guerre, cette leçon s’évanouit instantanément et les disciples s’abandonnèrent aux affres, aux angoisses, à la lutte, au désespoir. Le secret du derviche, qui demeurait inébranlable, leur échappait. Lisait-il le Saint Coran mieux que les autres mortels ?

Le jour où le sage derviche mourut, très vieux, très calme, et très serein, ses disciples le pleurèrent à chaudes larmes. Ils lui rendirent hommage, et voulurent, pour son enterrement, lire quelques pages du Saint Coran. Il s’emparèrent du Coran du derviche, l’ouvrirent, et il s’en échappa une fleur séchée, qu’autrefois sa bien-aimée lui avait offerte.

Merci Jihad.

Troisième histoire

Jeudi après-midi, la classe de CM2 que je rencontrais se trouvait à Malataverne, un village à 30 kms de Saint-Paul. La rencontre était consacrée à La Mèche, fait exceptionnel étant donné que ce livre est introuvable (la classe avait travaillé sur tirages papiers du PDF…), et cela me faisait grand plaisir, j’étais drôle, volubile, énergique, énergétique.
Fin de la séance, 16h30, sonnerie, heure des mamans, brouhaha… Une petite fille enjouée, épanouie, se lève pendant que les autres rangent leurs affaires, elle vient me voir et me dit : « Au fait, c’est moi qui vous remmène à Saint-Paul en voiture…
– Ah bon ? Tu as le permis ?
– Meuh non, c’est ma maman… (et elle rit). »
Je sors avec elle sur le trottoir. Sa mère est bien là. Elle pleure, consolée par des amies.
Je suis emmerdé. Je ne sais comment réagir. Je n’arrive pas à poser de questions, sinon un plat et décalé : « Ça va ?
– Qu’est-ce qu’il y a, maman ? Pourquoi tu pleures ?
– C’est rien, c’est rien… Alors, ça s’est bien passé avec l’auteur ?
– Oui mais quoi ? Qu’est-ce qu’il y a, maman ? C’est mamie, c’est ça ?
– Mais non, mais non, c’est rien, je te dirai… alors, ça va ? »
On s’installe dans la voiture, moi côté passager, la petite à l’arrière. La mère retient ses larmes. Chacun de nous attache sa ceinture.
« Mais dis-moi, maman ! C’est mamie ? Hein, c’est mamie ?
– Je te dirai. Alors cette rencontre ? Tu es contente ?
– Voui ! »
Je discute avec la gamine pour faire diversion.
« Dis-moi Harmony, est-ce qu’au moins, tu l’avais repéré, le message caché, dans la Mèche ?
– Ben non…
– Alors voilà : regarde, il est là.
– Wouah ! C’est drôlement bien ! La maîtresse l’avait même pas vu ! J’ai le droit de le dire à tout le monde ?
– Tu fais comme tu veux, Harmony. Le sujet de ce livre, c’est que quand on grandit, on est capable d’apprendre des choses. Après, on devient responsable de ces choses. Tu es grande, Harmony ! Débrouille-toi !
– D’accord… Je vais réfléchir… »
Et la mère, pendant ce temps, pleure au volant. Les larmes ont pris le dessus. Elle fixe la route. Je lui glisse : « Bon courage », j’ai envie de pleurer avec elle, à la place je ris avec la petite fille, c’est peut-être ce que j’ai de mieux à faire.
« Je crois comprendre que je tombe mal… Si vous ne vous sentiez pas de faire le voyage, vous auriez peut-être pu vous faire remplacer ?
– Non, non, je m’étais engagée à vous ramener, je le fais… Si le salon du livre tient debout, c’est grâce aux 80 bénévoles comme moi. Il faut savoir ce qu’on veut. Si personne ne se bouge, on ne fait plus rien pour les enfants. C’est important, les livres. »

Merci. Voilà. C’est important. Il faut bien que quelqu’un se bouge. Vive Saint-Paul-Trois-Châteaux, vivent les bénévoles, et les livres. Salut, bonne route et fraternité.

Voyages d’hiver

20/01/2009 3 commentaires

C'est joli aussi, le bleu.

Voici mes dates de tournée cet hiver.

  • Mardi 27 janvier : lycée Récamier à Lyon (classes de seconde et première autour de TS et des Giètes) puis, à 17h, rencontre dans la librairie L’Etourdi de Saint-Paul, 4 rue Octavio Mey, Lyon – ultime rencontre subventionnée Rhône-Alpes dans le cadre du PRAL.
  • Du mercredi 28 janvier au dimanche 1er février : Fête du livre jeunesse de Saint-Paul-Trois-Centrales-Nucléaires (hé, je blague, hein ! sans rire, je suis fou de joie de retourner à Saint-Paul-Trois-Châteaux ! J’adore Saint-Paul-Trois-Châteaux ! je n’oublierai pas mes capsules d’iode !), avec notamment au programme :
  1. une tripotée de rencontres scolaires du CM2 à la 3e,
  2. Mercredi 28, 16h30 : portrait de votre serviteur dans l’espace débat du salon ; 20h : lectures de textes de ma bonne marraine Jeanne Benameur (en compagnie de Bernard Friot).
  3. Jeudi 29 (jour de grève nationale ! donc programme sous réserve), 10h45 : intervention dans le cadre des journées professionnelles, sur le thème Ce qui nourrit la création littéraire (Le thème global du salon, cette année, étant « Se nourrir pour grandir »), en compagnie de la même Jeanne B. et de Hubert Ben Kemoun.
  4. Dimanche 1er février, 16h : partez pas, il en reste ! Le salon de Sain-Paul n’est pas encore terminé ! Christophe Sacchettini et moi-même donnerons notre pestacle musical adapté des Giètes.
  • Jeudi 5 février 18h30 : lecture d’ABC Mademoiselle avec Marilyne Mangione, à la bibliothèque du centre ville de Grenoble, à l’occasion de la sortie de ce livre échappé du Tiroir, dont je vous recauserai, évidemment. Cette lecture-ci, contrairement à celles sus-évoquées, me flanque un trac terrible, je ne sais pas encore comment on va faire… Une seule chose est sûre : les belles gravures de Marilyne, à l’origine de ce texte, seront exposées à la bibliothèque du 3 au 28 février…
  • Mercredi 18/jeudi 19 février : variation sur les Giètes, toujours avec Christophe, lors d’un stage de musiques improvisées en Ardèche. Je ne sais pas au juste où ça se passe, il faudrait que je prenne du souci…
  • Mardi 3 mars : rencontre à la bibliothèque Malraux de Saint-Martin d’Hères.
  • Samedi 7 mars : « les Giètes, the musical », en version spectacle d’appartement, toujours à Grenoble. Renseignements auprès de l’hôtesse : demander Rachel au 04 76 42 56 31/06 79 46 96 95.
  • Lundi 23 au jeudi 26 Mars, pas à proprement une tournée, mais largement aussi bien : un voyage d’étude à la foire internationale du livre de jeunesse de Bologne. Chic !
  • Week-end du 28-29 mars : le FdT aura son stand sur le Printemps du livre de Grenoble.
  • Lundi 30 mars : rencontres au lycée Albert Thomas (Roanne).
  • Mardi 31 mars : rencontres au lycée Mounier (Grenoble), avec l’après-midi exécution des Giètes Musicales avec Christophe et ses instruments.
  • Samedi 4 avril 20h30, à Charavines : Giètes again lues et musiquées par Christophe et mézigue, à l’invitation de l’association « De bouche à oreille« . Ce sera peut-être l’ultime représentation (à moins bien sûr que quelqu’un nous le réclame expressément et poliment) de ce spectacle qui aura tourné un an, c’est pas mal.
  • et on arrête là parce qu’on sera déjà sorti de l’hiver.

Et si c’est le vrai Voyage d’hiver que vous cherchiez, rendez-vous plutôt ici.

Ou éventuellement .

Une Iliade, une Odyssée

01/01/2009 un commentaire

Oui, chante. Chante pour moi, Hal.

Je ne serai jamais un universitaire. Je suis resté inscrit en doctorat pas loin d’une décennie ; parfois j’y ai cru. Finalement, j’ai écrit des livres à la place d’une thèse. Sans regrets !

J’ai publié, en tout et pour tout, deux articles universitaires, très différents l’un de l’autre, et n’ayant que deux points communs : ils ont été conçus en 2001 ; il invoquaient tous deux (par conséquent ?), à l’issue de circonvolutions fort distinctes, 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.

Le premier constitue presque une blague, mais traitée le plus sérieusement du monde, liée à l’exégèse d’une bande dessinée de JC Menu.

Le second s’intitule « Une Iliade ou une Odyssée ?,  Le voyage et son double », et il est paru en janvier 2003 dans le numéro 12 de la revue Alinéa.

Je supposais ces écrits morts et enterrés, définitivement.

Or, miracle ordinaire d’Internet : je reçois un beau jour un mail d’un certain Alain Boucher, Québécois, chargé de communication d’un « centre d’interprétation » (« musée », dirait-on ici plus simplement) consacré aux voyages et aux voyageurs – et par ailleurs grand et lent voyageur lui-même, comme l’atteste son blog. Alain a déniché « quelque part » sur le web un résumé de mon article qui recoupe ses propres centres d’intérêt, et voilà, il aimerait le lire…

Le Québec, c’est mon Amérique à moi (même qu’il est trop bien pour moi) et il eût été hors de question que je laisse lettre morte cette requête transatlantique – en outre, je puis le confesser, j’étais tout content que quelqu’un s’intéressât à cette archive oubliée. Je l’aimais bien, cet article. Je me suis donc débrouillé pour lui procurer un numéro de l’introuvable revue Alinéa (merci à Bruno Choc, ex-rédacteur en chef) et, en attendant que l’objet fasse son propre voyage, j’ai mis en ligne une version PDF dudit article.

Et c’est ainsi que le Fond du Tiroir, seul blog au monde qui publie un article le 1er janvier sans vous souhaiter bonne année, vous offre à lire un vieil article sur la charge symbolique et littéraire des voyages, ce qui est nettement meilleur. (attention, la définition n’est pas excellente, et certains passages, en particulier les notes de bas de page, sont à la limite du lisible… Merci à mon Webmestre-Masqué pour avoir entièrement retapé ces notes à la main,  consultables dans une page à part.)

Bons baisers d’Annemasse

01/06/2008 4 commentaires

J’arrive.

J’achève mon mai surchargé, ma tournée VRP littéraire. Je défais mes valises, je recharge mes batteries, j’home sweet home.

Bilan chiffré de ma villégiature au Festival du livre jeunesse d’Annemasse : une semaine d’animations scolaires autour de mon petit Posthume à fond le planning (record absolu pour la journée du vendredi : j’ai fait face à 9 classes en cinq séances, de 8h du mat à 17h, puis table-ronde tout-public le soir, soit environ une dizaine d’heures debout sur le pont – j’explose les préconisations de la Charte allègrement, et de mon propre chef dois-je préciser afin de ne mettre personne en porte-à-faux), 28 classes au total, presque uniquement des 6e et des 5e, sauf des CM1-CM2 le dernier jour, soit un certain nombre d’occurrences de la question « Comment devient-on auteur » m’obligeant sans relâche à trouver des vérités au fond de mes variations, quelques 600 gamins, quelques adultes, des bibliothécaires très pros et charmantes (merci Nadine, Céline, Catherine, etceterine), des documentalistes désabusées, des libraires volubiles, des lecteurs, des non-lecteurs, des enfants épatés, des enfants blasés, de la pluie et du ciel gris et ensuite de la pluie, des tas de kilomètres en voiture pour passer d’un collège à l’autre (les lignes de crête et les paysages autour d’Annemasse sont superbes, alors que la ville est, au mieux, quelconque), quatre nuits d’hôtel et quatre jours de repas en cantine (beaucoup de frites, aucun fruit, le scorbut rôde), une dizaine d’auteurs alentour (collègues et parfois amis, salut Mathis), un débat ludique et étrange où les auteurs esquissent puis abandonnent une discussion sur la matière première des livres (des mots ? des idées ? des émotions ? qu’ai-je à dire là-dessus ? où suis-je ?), et durant lequel Bruno Gibert estime que ces questions sont mauvaises et que les seules correctes à lui poser seraient « Comment allez-vous ? Etes-vous heureux ? », enfin un salon sous chapiteau, presque dix livres vendus et dédicacés en quatre heures s’il vous plait – dont deux exemplaires de l’Echoppe.

Que dire ? J’aime et je sature, ces apparitions publiques m’usent et m’amusent, sont tout à la fois éreintantes et trop faciles. Je raconte aux enfants que ce que je voulais, moi, et dès longtemps, ce n’est pas « être auteur », mais « écrire », et que s’ils comprennent la nuance, ils ont saisi la moitié de ce que je peux leur apporter dans l’heure que nous passerons ensemble ; qu’écrire est difficile, qu’alors je suis tout seul avec mon stylo, ma cervelle et mes nerfs, et qu’il faut gratter et creuser et sculpter et fouailler et formuler et aboutir, et que c’est là l’enjeu, c’est là le but, c’est là l’envie viscérale, le risque de réussir ou échouer ; qu’en revanche « être auteur », c’est seulement ce que je suis en train de faire devant eux, mon show, pas désagréable, mais pas comparable, « être auteur » c’est juste être pris pour un auteur, fastoche, je ne suis pas très inquiet, j’y arriverai presque à coup sûr, même avec la neuvième classe de la journée. J’essaye de nouer un vrai contact à chaque fois, de ne pas me caricaturer, de ne pas réciter. Au bout de la semaine, forcément, c’est moins commode qu’au début.

« Etre auteur » est largement mieux payé qu’ « écrire ». C’est bizarre. Mais peut-être pas anormal, par les tristes temps qui courent.

Des anecdotes, des impressions ? Oui, bien sûr, plein.

Je cherche toujours à identifier, représentation après représentation, ce qui distingue une classe d’une autre, afin de n’avoir pas un souvenir unique, global et flou, qui me ferait croire qu »Annemasse c’est comme ceci » ou « comme cela ». Ainsi j’ai, comme jamais auparavant, perçu la différence entre les 6e et les 5e. J’exprime platement, et peut-être naïvement, ce que j’ai ressenti comme une révélation : au fil du compte à rebours, entre le six et le cinq, c’est tout l’abîme qui sépare l’enfance et l’adolescence. Les 6e sont encore spontanés et curieux, ils emplissent la salle par le premier rang ; les 5e sont déjà soupçonneux et ricaneurs, un peu ailleurs, et ils emplissent la salle en commençant par le dernier rang.

Autre hiatus, et pas moindre : les collèges publics et privés. On a beau se trouver, dans chacun de ces deux mondes, en face d’enfants, et savoir que tous les enfants sont comme le tien, les enfants ici et là n’ont pas le même rapport à l’argent, à la réussite, à l’avenir. Ceux du public rament, ils auront à se battre et se battent déjà ; ceux du privé sont souvent meilleurs élèves, mais sans trop se forcer (mentalité frontalière qu’un documentaliste m’a expliquée : à quoi bon foutre quoi que ce soit à l’école, puisque je peux comme papa et maman gagner ma vie en Suisse, quatre fois mieux qu’en France ?). Du coup, des nuances existent dans leurs réactions : quand je leur explique que « Non, je ne gagne pas ma vie avec mes livres, mais tant mieux, je ne les fais pas pour l’argent, je les fais pour quelque chose de plus important, car à part lorsqu’on a faim (et je n’ai pas faim), l’argent est la pire raison de faire quoi que ce soit, c’est avilissant », certes Je leur parle une langue étrangère des deux côtés de la guerre scolaire ; mais dans le public ils me prennent pour un fou, tandis que dans le privé ils me prennent pour un con.

Lors d’une rencontre avec une 5e, une fille assise au fond du CDI n’a pas dit un mot, et semblait même ne rien écouter. Après la sonnerie, quand tous déguerpissaient vite-vite, elle est passée devant moi et, toujours sans un mot, m’a remis ce qu’elle avait fait de cette heure-ci : un portrait de moi qui, pour ce que je sais de mon apparence, est étrangement ressemblant. Merci Mylène.