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Dieu a-t-il une mentalité de parvenu ?

03/03/2021 Aucun commentaire

Si l’on en croit les contes traditionnels, la triple répétition est un signe souverain qu’il convient de ne pas ignorer.

Lorsqu’un livre vient jusqu’à vous par trois chemins distincts, nul atermoiement. Il faut l’accepter et le lire.

Premier chemin : l’une des consolations face aux confinements qui ont bouclé les cinémas aura été la plateforme de films gratuits aménagée par la Cinémathèque, Henri. Comme Henri a obligeamment dévoilé de nombreux films de Raoul Ruiz, j’en ai profité pour réviser toute sa filmo. Certains titres m’étaient inconnus. La Chouette aveugle (1990) ? C’est quoi, ça, La Chouette aveugle ?

Deuxième chemin : je suis lecteur de Jack-Alain Léger (1947-2013), pas systématiquement enthousiasmé par sa prose mais toujours épaté par ses masques, dont le plus connu est Paul Smaïl (Vivre me tue, 1997), fasciné en général par les artistes qui se réinventent sous pseudo, façon Gary/Ajar. Or je découvre qu’il a aussi été chanteur de prog-pop à la fin des années 60 sous le pseudonyme Dashiell Hedayat. La partie Dashiell, okay, je devine sa provenance, référence facile, moisson rouge et faucon maltais. Mais Hedayat ? C’est quoi, ça, Hedayat ?

Troisième chemin : je discute littérature avec mon frère iranien. Le pied d’égalité est impossible : mon frère a deux cultures et je n’en ai qu’une. Je me sens très ignorant. De la même façon qu’il parle aussi bien le français que moi alors que j’ignore tout de sa langue persane, il est féru (et même docteur) de littérature française tandis que je suis incapable de citer au pied levé un écrivain iranien (heu… Marjane Satrapi ?). Il évoque La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat qu’il qualifie de chef d’œuvre. Ah, bon ?

J’ai tenu compte du triple signal, j’ai obtempéré, j’ai lu La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat, roman écrit en 1936-37, publié d’abord confidentiellement en Inde, puis à peine plus largement mais avec scandale en Iran en 1941, enfin paru en France chez José Corti en 1952 dans une traduction de Roger Lescot.

Quel drôle de bouquin. Qui pourrait débuter, comme une autre œuvre singulière, par « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. » André Breton le tenait pour un classique du surréalisme, ce qui est peut-être un oxymore. Halluciné, baroque, flamboyant, terrifiant, onirique y compris lorsque le protagoniste se réveille, tremblant de fièvre, suave et délirant comme un trip d’opium, surchargé comme une couche d’or fondue sur de l’argent, du bronze et du cuivre, ou comme de la soie jetée sur une pile de velours-satin-taffetas-organza, décadent, répétitif, morbide, suicidaire comme peut l’être un romantique qui a vu mourir son idéal… Pour tester vos nerfs, je prélève un extrait particulièrement sinistre, p. 153 :

Seule la mort ne ment pas.
Sa présence réduit à néant toutes les superstitions. Nous sommes les enfants de la mort. C’est elle qui nous délivre des fourberies de l’existence. Des profondeurs mêmes de la vie, c’est elle qui crie vers nous et si, trop jeunes encore pour comprendre le langage des hommes, il nous arrive parfois d’interrompre nos jeux, c’est que nous venons d’entendre son appel… 
Durant tout notre séjour sur terre, la mort nous fait signe de venir vers elle. Chacun de nous ne tombe-t-il pas, par moment, dans des rêveries sans causes, qui l’absorbent au point de lui faire perdre toute notion du temps et de l’espace ? On ne sait même pas à quoi on pense mais, quand c’est fini, il faut faire effort pour reprendre conscience de soi-même et du monde extérieur. C’est encore l’appel de la mort.

On lit ces mots en déglutissant et on n’est pas tellement surpris d’apprendre qu’Hedayat a fini par se suicider, à Paris en 1951, un an avant la parution de la traduction française… Roman chatoyant et abstrus, déconseillé aux tempéraments trop sensibles, il revêt pour moi une qualité cardinale : il me donne envie de m’en barbouiller la gueule, de le lire à voix haute et vibrante. C’est l’effet que me font Kafka, Poe, Maupassant, Lovecraft et autres journaux intimes de fous, d’égarés, de hantés ou d’anxieux dont je me suis toujours régalé (ah ! les riches heures de mes spectacles Fais-moi peur !)

Je ne suis pas insensible, en outre, à l’exotisme : le narrateur cite, souvent pour le tourner en dérision, tel trait folklorique iranien, telle tradition persane, et me voilà enchanté. Saviez-vous qu’en Iran, si au moment d’entreprendre une action ou ne serait-ce qu’un geste, l’on entend un éternuement, il faut immédiatement s’immobiliser et renoncer, de crainte du mauvais sort ? Ou bien qu’autrefois, les femmes iraniennes justifiaient leur grossesse suspecte par les bains publics pollués par les hommes ? Excuse coutumière qui ne dupe personne, comparable chez nous à J’ai chopé la chtouille sur une cuvette de chiotte malpropre.

Mais surtout, comme je ne puis m’empêcher de mouliner en permanence des préoccupations religieuses dans l’un des recoins de mon cerveau, je suis estomaqué par la posture religieuse affichée par cet étrange roman. Le narrateur, du fond de son gouffre existentiel, ne trouve aucun réconfort dans le Coran ou autres livres de prières qu’il qualifie de billevesées, ni dans l’idée de Dieu qu’il insulte à plusieurs reprises. Ainsi pp. 136-137 :

Elle m’avait apporté un livre de piété que recouvrait au moins un empan de poussière. Or, non seulement ce livre de piété, mais encore aucune autre sorte de livres, d’écrits ou d’idées émanant de la canaille ne pouvait m’être du moindre secours. À quoi bon ces billevesées ? N’étais-je pas moi-même le produit d’une suite de générations, dont l’expérience héréditaire survivait en moi ? N’étais-je pas l’incarnation même du passé ? Et pourtant mosquée, chant du muezzin, ablutions, gargarismes et ces courbettes devant un être omnipotent et sublime, d’un maître absolu avec lequel on doit s’entretenir en arabe, rien de tout cela ne m’a jamais fait quoique ce soit. Il y a bien longtemps, quand j’étais encore en bonne santé, il m’est arrivé d’aller à la mosquée, quand je ne pouvais pas faire autrement. Je m’efforçais alors de mettre mon cœur à l’unisson de celui des autres, mais sans jamais parvenir à m’arracher à la contemplation de carreaux de faïence qui recouvraient les murs. Les motifs dont ils étaient ornés me plongeaient dans des rêveries délicieuses, malgré moi je trouvais ainsi un moyen d’évasion. Pendant les dévotions, je fermais les yeux, je me couvrais le visage des mains, et c’est dans cette nuit artificielle que je récitais mes prières, inconsciemment, comme en rêve. Je n’arrivais pas à en prononcer les paroles du fond du cœur : je préfère m’entretenir avec quelqu’un que j’aime ou que je connais, plutôt qu’avec un Dieu omnipotent et sublime. Dieu me dépassait !
Quand j’étais couché dans mon lit moite, toutes ces questions perdaient leur importance. Je ne tenais plus à savoir si Dieu existe réellement ou s’il a été créé à leur propre image par les seigneurs de la terre, soucieux de confirmer leurs prérogatives sacrées, afin de piller plus aisément leurs sujets – projection dans les cieux d’un état de choses terrestre. Je sentais alors combien religion, foi, croyance, sont choses fragiles et puériles en face de la mort ; autant de hochets à l’usage des heureux et des bien portants. En regard de la terrible réalité de la mort et des affres que je traversais, ce qu’on m’avait enseigné sur les rétributions réservées à l’âme dans l’au-delà et sur le jour de Jugement m’apparaissait comme un leurre insipide. Les prières que l’on m’avait apprises étaient inefficaces devant la peur de mourir.

Rebelote p. 150, cette fois ce sont les dévots, les aspirants à l’autre monde, qu’il accable de son mépris :

Il m’arrivait aussi de me dire que tous ceux dont la fin est proche devaient avoir les mêmes visions que moi. Trouble, terreur, effroi, désir de vivre, tout s’était effacé. Je ne me sentais aussi calme que parce que je m’étais débarrassé des croyances qu’on m’avait inculquées. L’espoir du néant, après la mort, restait mon unique consolation, tandis qu’au contraire l’idée d’une seconde vie m’effrayait et m’abattait. Pour moi qui n’étais pas encore parvenu à m’adapter à celui dans lequel je vivais, à quoi bon un autre monde ? Déjà, celui-ci n’était pas fait pour moi mais pour une poignée d’impudents, de mufles, de mendiants nés, de prétentieux, de moucres, d’insatiables, pour des gens créés à sa mesure, capables d’implorer et de flatter les puissants de la terre et des cieux, comme ce chien famélique qui, devant l’étal du boucher se trémousse pour qu’on lui jette un bout de tendon. Oui, l’idée d’une seconde vie m’effrayait et m’abattait ; je n’avais pas besoin de voir tous ces mondes dégoûtants, toutes ces physionomies répugnantes. Dieu avait-il donc une telle mentalité de parvenu qu’il lui fallût m’épater avec ses créations ?

Quelle modernité, en 1936… Je songe avec mélancolie que le pays natal d’Hedayat a sombré en 1977 dans le régime des mollahs où de tels discours sceptiques seraient aujourd’hui sévèrement punis, et je me demande quelle peut bien être en 2021 la postérité de cet écrivain dans sa propre patrie… J’en discuterai avec mon frère…

Halte aux amalgames

06/01/2021 Aucun commentaire

1) 1993, Prévessin-Moëns (Ain) : au terme d’une spirale de 20 ans de mensonges, escroqueries et dénis, Jean-Claude Romand assassine sa femme, ses enfants, ses parents. Seul survivant retrouvé inanimé sur les lieux, il est d’abord hospitalisé avant d’être arrêté en tant que suspect. Très pieux, il a reçu la grâce de la foi, ne sélectionne en prison que des visiteurs chrétiens (c’est ainsi qu’il accepte les visites de l’écrivain Emmanuel Carrère, qui en tirera un livre), passe son temps en prière face à une reproduction de la Sainte face de Georges Rouault (1933) suspendue au mur de sa cellule (voir illustration ci-dessus), et devient le détenu le plus fidèle de l’aumônerie. Dès 1994, ses visiteurs lui proposent de devenir « intercesseur », c’est-à-dire un volontaire qui s’engage à se lever la nuit, au moins une fois par mois, afin de prier pour les intentions que portent les Équipes Notre-Dame. « De sa prison, Jean-Claude avait ainsi le sentiment d’appartenir à l’Église », témoigne l’un de ses amis. À sa libération en 2019, il trouve refuge en l’abbaye traditionaliste Notre-Dame de Fontgombault, dans l’Indre, la même qui abrita dans les années 1970 l’ancien milicien Paul Touvier, caché avec sa famille alors que la justice le traquait pour « complicité de crime contre l’humanité ».

2) 2011, Nantes (Loire Atlantique) : Xavier Dupont de Ligonnès tue sa femme et ses quatre enfants puis disparaît. Catholique traditionaliste, il a, avant d’enterrer ses quatre victimes sous sa terrasse, pris soin de joindre à chaque corps une figurine religieuse pour accompagner son dernier voyage. Lui et sa famille appartenaient par ailleurs à un groupe de prière mystique inspiré par l’Apocalypse de Saint Jean et déplorant que le monde appartienne désormais, surtout depuis Vatican II, à Satan. Ce groupe, nommé « Le Jardin » ou « Philadelphie », a été fondé en 1960 par la propre mère de Xavier, Geneviève Maître, qui entendait des voix et recevait des messages de l’au-delà. Peu avant la tuerie, Xavier écrivait sur un forum catholique : « En quoi Dieu a-t-il besoin, ou envie, ou autre sentiment, qu’on lui offre la mort d’une bête, d’un enfant, d’un homme… de son Fils ? »

3) 2020, Saint-Just (Puy-de-Dôme) : Frédérik Limol, survivaliste violent, surarmé, antisystème et paranoïaque, terrorise sa compagne, abat trois gendarmes et se suicide. Il était aussi un catholique pratiquant et très fervent et c’est ce qui l’avait rapproché de sa compagne, elle-même en quête de spiritualité. Lors de la dernière nuit de terreur qu’il lui a fait subir, elle déclenche l’enregistreur de son téléphone : «  Je vais brûler ta maison. Je vais t’enlever tout ce que tu as. Tu ne vaux rien. Je vais tuer plein de gens là, maintenant. Je vais tuer tous les gens autour de toi, et toi en dernier. (…) Tu n’auras aucune miséricorde. Dieu n’est pas avec toi. Je te jure qu’il ne sera jamais avec toi. C’est ma colère, ma colère et ça se règle avec ça. [Il lui applique une machette contre le visage, il hurle.] Fais ton signe de croix, fais ta petite prière de merde. Fais-le Jésus, Marie, Joseph. Vas-y ! Tu comprends pas que ça sert à rien. Il est pas là pour toi. Tu sais pourquoi il est pas là ? Parce que t’es qu’une pute. Je dis la vérité aux gens avant de leur couper la tête. Tu m’as fait perdre trois ans de ma vie, petite connasse. Je te jure sur la tête de ma fille que je vous regarderai crever. Avant ça, je vais tout t’enlever. Ta maison, tes biens. Et quand tu auras tout perdu, peut-être tu réfléchiras. Dieu t’a envoyé un mec qui comprend tout avec des milliards d’années d’avance. (…) T’es une vieille, t’es de moins en moins bandante. Tu n’as rien pour t’en sortir. (…) Tu me dégoûtes, tu l’expliqueras à un autre ange de l’apocalypse. »

Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand assisterons-nous à ces massacres sordides que l’on qualifiera de faits divers regrettables mais commis par des déséquilibrés solitaires, sans ouvrir les yeux sur ce qu’ils ont en commun ? Les intégristes catholiques sont des personnes extrêmement dangereuses que les services de renseignement feraient bien de surveiller, tant leur religion où le mythe fondateur montre un père tuant son fils (« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Matthieu 27:46 ) est un exemple funeste propre à intoxiquer les âmes influençables, banalisant la violence et le crime. À la fin, qu’attend donc l’ensemble de la communauté chrétienne pour se désolidariser, pour clamer « not in my name », pour dire « Nous n’avons rien en commun avec ces monstres à part une lointaine base théologique archaïque, nous voulons seulement vivre notre religion en paix tout en respectant les règles de la République » ? Ce geste que nous attendons d’eux sera seul capable d’enrayer la christianophobie, d’empêcher les amalgames entre les chrétiens et les christianistes et de restaurer un climat serein dans l’espace républicain laïque.

C’était lui l’avant-garde

11/12/2020 Aucun commentaire

Durant le confinement je me suis plongé, à petite gorgées, dans le récit d’un autre confinement : Joseph Anton, grosse (700 pages) autobiographie des années de clandestinité de Salman Rushdie, à l’ombre de la fatwa. Rappelons qu’en 1989 un connard enturbané et à l’agonie, en manque de renom international et souhaitant créer une diversion après une guerre de 8 ans ayant laissé son pays exsangue, décréta que le quatrième roman de Rushdie, paru l’année précédente, offensait l’Islam, le Prophète et le Coran, et que son auteur méritait la mort pour blasphème. La tête de Rushdie est mise à prix, la récompense s’élevant à 6 millions de dollars. Réfléchissez : que feriez-vous de 6 millions de dollars ?

Je veux informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé Les Versets sataniques, qui a été écrit, imprimé et publié en opposition à l’Islam, au prophète et au Coran, aussi bien que tous ceux qui, impliqués dans sa publication, ont connaissance de son contenu, ont été condamnés à mort. J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils les trouvent, afin que personne n’insulte les saintetés islamiques. Celui qui sera tué sur son chemin sera considéré comme un martyr. C’est la volonté de Dieu. (Ayatollah Khomeini, susdit gros connard, fatwa radiodiffusée le 14 février 1989 – son œuvre sur terre parachevée, Khomeini passera l’arme à gauche trois mois plus tard)

Origine du « crime » : en trois paragraphes au chapitre II de son roman par ailleurs riche, divers, foisonnant et complexe (de la littérature, quoi), Rushdie transposait en fiction, durant une scène rêvée par l’un de ses personnages, un épisode légendaire de la vie de Mahomet, selon lequel le Prophète, à un moment où il éprouvait quelque difficulté à imposer son idée du monothéisme à La Mecque, prononça des versets qui semblaient admettre avec bienveillance la coexistence d’Allah avec d’autres dieux que Dieu, trois divinités mecquoises pré-islamiques, Al-Lat, al-Uzzâ, et Manât, puis se rétracta en plaidant que Satan lui avait soufflé ces paroles – d’où l’expression Versets sataniques.

C’est tout ? Oui, oui, c’est tout. Qu’alliez-vous imaginer, c’est juste de cela que l’on parle, un rêve enchâssé dans un roman très cultivé qui fait allusion à l’exégèse délicate des versets 19 à 23 de la sourate 53, النَجْم an-najm (L’étoile). Un personnage de fiction fait un rêve, dans lequel un autre personnage s’approprie un épisode légendaire attribué à Mahomet par certaines traditions islamiques. Et le monde des chasseurs de primes s’enflamme. Innombrables tentatives d’assassinats sur la personne de Rushdie, ses éditeurs, ses traducteurs (à ce jour, un seul attentat a réussi, celui contre son traducteur japonais, Hitoshi Igarashi, exécuté au poignard en 1991), ses lecteurs (37 morts dans un incendie criminel lors d’un festival culturel à Sivas, Turquie, en 1993…), toutes atrocités perpétrées par des salauds décérébrés aimantés par le pactole sur terre (hé, 6 millions, on en fait des choses ici-bas avec 6 millions) puis le paradis dans l’arrière-monde, multitude de connards dont il ne faut pas dire trop de mal parce qu’ils sont musulmans et que l’islamophobie, c’est vilain.

Salman Rushdie a survécu, dans des conditions qu’il raconte dans ce livre. « Joseph Anton » fut durant cette période de traque et de planque le pseudonyme que Rushdie se choisit, association propitiatoire des prénoms de deux écrivains qu’il chérissait, Conrad et Tchékov, comme on placerait son destin entre les mains de deux saints vénérés. Métaphore déplacée, obscène dans ce contexte ? Je ne trouve pas. Imaginez le chouette calendrier que ça nous ferait, 365 grands écrivains plutôt que tous ces blaireaux surfaits à légende dorée qui ont eu pour grand mérite de se faire bouffer par des lions et/ou accomplir des miracles tout-à-fait imaginaires.

Le témoignage de Rushdie en 700 pages est, quoiqu’un brin répétitif (concédons que la vie confinée, la vie en cage est répétitive, quand bien même l’on pourrait régulièrement changer de sens de rotation), passionnant, et instructif, pas seulement sur ce que Rushdie a vécu, mais sur ce que tous nous vivons. On réalise brutalement à la lecture que notre époque a débuté en 1989, agençant depuis tous les éléments qui nous empoisonnent la vie : l’obscurantisme religieux, le bannissement des livres au nom du Livre, l’arbitraire théocratique, les délations et la haine en réseaux, la bigoterie matérialiste occupant toute la place laissée vacante par la spiritualité introuvable, les attentats, le recul de la tolérance en même temps que la montée des communautarismes, l’épée de Damoclès sur la liberté d’expression, les débats hypocrites d’intellectuels (« Faut-il être Rushdie ? » = « Faut-il être Charlie ? », Alors moi je réponds sans détours, je suis pour la liberté d’expression évidemment, MAIS ! Fallait pas provoquer ! Fallait pas jeter de l’huile sur le feu ! Et d’ailleurs de vous à moi Rushdie n’écrit pas si bien que ça, alors est-ce que ça valait bien la peine… et pendant que tout le monde donne son avis, personne ne prend la peine de lire ni Rushdie ni Charlie), l’aveuglement et les accommodements déraisonnables, la géopolitique mondiale qui a des conséquences au coin de la rue et réciproquement… Rushdie était ni plus ni moins que le prototype expérimental de l’humain des années 2020, il était en avance sur son temps. Qu’avons-nous fait pour enrayer ces flots de merdes ? Ben rien, puisque tout est pire.

Association d’idées (1) : je lis par hasard une archive, les débats à l’Assemblée nationale sur la loi de liberté de la presse, 1881 qui instaura de fait un droit au blasphème dans notre pays. C’était hier, ou peut-être même demain.
Charles-Émile Freppel (1827-1891) évêque d’Angers, député du Finistère, fondateur de l’Université catholique de l’Ouest :
« Je ne voterai pas la loi parce qu’en supprimant le délit d’outrage à la morale publique et religieuse, aux religions reconnues par l’État, c’est-à-dire à Dieu, à tout ce qu’il y a de plus auguste et de plus sacré dans le monde, elle livre, elle abandonne, elle sacrifie ce qu’elle a le devoir et la mission de protéger et de défendre. »
Réponse de Georges Clemenceau (1841-1929), député de Montmartre (et futur chef du gouvernement, au siècle suivant) :
« Dieu se défendra bien lui-même. Il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés ! »
Clemenceau se fait ardent apôtre de la liberté de la presse. Quoique « républicain depuis qu’il respire » – ou à cause de cela même -, il demande explicitement qu’on ait le droit d' »outrager la République« . Et il a cette exclamation restée fameuse :
« La République vit de liberté, elle pourrait mourir de répression. […] Fidèles à votre principe, s’écrie-t-il, confiez-vous courageusement à la liberté… Le respect que vous demandez n’a de valeur que s’il est librement consenti. Que catholiques et anticatholiques fassent librement appel à la raison humaine, qu’ils se contredisent en toute liberté ! Défendez-vous librement contre moi qui use de ma liberté en vous attaquant, et que l’opinion juge entre nous. Mais vous qui prétendez, au nom de la majorité, protéger vos dogmes contre la liberté, que répondrez-vous à celui qui viendra à son tour, au nom d’une majorité de citoyens français, vous demander de protéger les siens ? »

Association d’idées (2) : je lis aussi une citation relayée par Yann Diener. « Pensez au contraste affligeant qui existe entre l’intelligence radieuse d’un enfant en bonne santé et la faiblesse de pensée d’un adulte moyen. Serait-il tout à fait impossible que l’éducation religieuse porte justement une grande part de responsabilité dans cette sorte d’atrophie ? » (Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, 1927)

Association d’idées (3) : j’écoute enfin une chanson de Jacques Brel, une de mes préférées. « Fils de bourgeois / Ou fils d’apôtres / Tous les enfants /Sont comme les vôtres / Fils de César / Ou fils de rien / Tous les enfants / Sont comme le tien / Mais fils de sultan / Fils de fakir / Tous les enfants / Ont un empire / Ce n’est qu’après… / Longtemps après…« 

Invention

23/11/2020 Aucun commentaire

Je m’échine à lire un livre à peu près incompréhensible de Pierre Bettencourt, Le Littrorama ou le triomphe de la roue libre (Livre Premier) d’où je prélève cette citation en revanche limpide qu’il attribue à Bossuet : « Tout ce que l’on pense de Dieu n’est qu’un songe. »
Comme je rechigne à utiliser des citations de seconde main sans avoir vérifié leur source, j’aimerais beaucoup retrouver la référence exacte. Sauf que je ne suis pas tellement lecteur de Bossuet. Si jamais il en s’en trouve parmi vous, qu’il (elle) me contacte, il (elle) a gagné un livre du Fond du tiroir.
À défaut, je continuerai de me servir de cette phrase de Borges, au moins celle-ci je sais d’où elle vient : « La métaphysique est une branche de la littérature fantastique » . Je recoupe aussi avec cette pensée du méconnu pionnier de la science-fiction française Gaston de Pawlowski, (1874-1933) : « Quant à la religion, elle est la fille de l’imagination et de la peur (…) Elle est un moyen de gouvernement utile lorsque cette imagination et cette peur sont collectives », puisque d’ailleurs « Toute chose imaginée existe, du fait seul qu’elle est imaginée ».

À quiconque s’intéresserait aux liens entre « Dieu et les songes » (Bossuet), « la métaphysique et le fantastique » (Borges), ou « religion et gouvernement » (Pawlowski), je ne saurais que recommander la vision du film The invention of lying (Ricky Gervais, 2009, disponible en un clic sur une célèbre plateforme dont le nom commence par « Ne » et se termine par « ix »).
Le titre français, Mytho-man, est idiot ; le titre original est honnête et annonce franchement la couleur : L’invention du mensonge est un conte étiologique, une fable absurde et métaphysique un peu dans la veine d’Un jour sans fin. Le point commun entre ces deux films est que le protagoniste, enlisé dans une situation fantaisiste et inextricable, n’a au fond qu’un seul but, la conquête d’une femme qui n’est pas amoureuse de lui. Qui n’a pas cette expérience ne comprendra pas qu’il s’agit de la situation inextricable par excellence.
L’histoire se passe dans un monde où n’existe pas le mensonge, ni, par conséquent, l’imagination, l’hypocrisie, la fiction, la métaphore, la plaisanterie, la délicatesse, la spéculation, l’abstraction, la séduction, la littérature fantastique, l’ambiguïté, la publicité (enfin, pas comme nous la connaissons). Bref, ce monde parallèle n’est pas méchant, juste super chiant. Voilà qu’un homme, par accident, invente le mensonge. Et observe l’effet autour de lui. Découvre des applications.
Au début, le film est sympa.
Mais à la moitié, vers la 46e minute, le film devient génial. Parce que notre héros encouragé par ses succès précédents invente (pour des raisons du reste respectables) la religion, le paradis, « The man in the sky » . La plaisanterie est magistrale.

Le culte à Glycon

18/11/2020 un commentaire

18 novembre, bon anniversaire Alan Moore ! Joyeux 67 ans à l’un des écrivains les plus cités au Fond du Tiroir (avec Annie Ernaux, Camus, Perec, Céline, Pierre Louÿs et Flaubert) et le seul que j’ai jamais tenté de traduire en français, probablement parce que tous les autres écrivent mieux le français que moi.

Excellente occasion de republier l’une des meilleures et plus utiles citations de Moore :

« Pourquoi serions-nous obligés de fonder nos vies sur des systèmes de croyances nés vers le IVe siècle avant JC ? Je ne vois pas pourquoi le christianisme, le judaïsme ou l’islam fourniraient des croyances plus fiables que le Seigneur des anneaux. »

Moore, individu très spirituel à tous les sens du termes, a beaucoup puisé dans les traditions ésotériques pour écrire ses oeuvres (lire son merveilleux Promethea). Il a aussi de façon plus étonnante fondé en 1993, ou plutôt ressuscité, une religion à son usage intime dont il est à peu près le seul dévot, puisant sans doute l’inspiration dans la religion intime d’Aleister Crowley, Thelema. Magicien et prenant au sérieux la magie, Moore rend un culte à un serpent romain nommé Glycon, serpent à visage humain et chevelure blonde dont l’effigie était utilisée lors de rituels sous la forme d’une marionnette-gant, façon Muppet Show. Ce culte fut pourtant dénoncé comme supercherie par Lucien de Samosate dès le IIe siècle de notre ère… Peu importe, Moore s’y tient, il a dressé chez lui un autel à Glycon, il le vénère quelque part entre le premier et le deuxième degré, et surtout il n’emmerde personne avec ça.

Deux autres citations formidables à propos des religions (quand on lit ses interviews il n’y a qu’à se servir, tout est intelligent) :

« Étant donné l’amalgame de pensées, d’émotions, et de croyances qui constitue chacun d’entre nous, il est bien normal que les humains cherchent un sens à l’univers depuis l’endroit où ils se trouvent. Je n’y trouve rien à redire. Cela ne signifie évidemment pas qu’ils aient raison. Ce qui serait bien c’est que la foi suive la même règle d’or que la médecine : Primum non nocere, avant tout ne pas faire de mal. »

« Le monothéisme est une vaste simplification. La Kabbale comprend un très grand nombre de dieux, mais au sommet de l’arbre de la vie kabbalistique, on trouve une sphère, qui est le dieu absolu et indivisible, la Monade. Tous les autres dieux, par conséquent toute chose dans l’univers, est une émanation de ce dieu-là. Okay, super, mais si vous partez du principe que seul ce dieu-monade existe, à une hauteur inaccessible au genre humain, sans aucun intermédiaire entre nous et lui, vous réduisez et simplifiez toute l’histoire. J’incline à penser que le paganisme est un langage, un alphabet dont chaque dieu est un signe, une lettre ou un chiffre. Chacun d’eux exprime une nuance, une variation de sens ou une subtilité, une idée qui s’affine. Au sein de ce langage, le monothéisme n’est qu’une voyelle. Quelque chose comme « Ooooooooooooo ». Un cri de singe. »

(À écouter en français : la Méthode scientifique spécial Alan Moore)

J’aimerais pouvoir penser à autre chose mais

09/11/2020 Aucun commentaire

J’aimerais pouvoir penser à autre chose…

Mais ma journée commence par une viscérale colère après la lecture d’une tribune dans lemonde.fr signée du philosophe Jacob Rogozinski, qui, coup de théâtre, dévoile le vrai coupable de notre temps, le responsable de l’épaisse saloperie faite de haine, de violence et d’intolérance dans laquelle nous barbotons : « Caricatures de Mahomet : nous sommes victimes de ce qu’il faut bien appeler l’aveuglement des Lumières. »

Ah, okay, le mal absolu et « aveuglant » ne serait pas le dogme religieux intégriste mais au contraire la philosophie des Lumières qui nous oppresse tous depuis bientôt trois siècles.

Cette tribune choque profondément ma sensibilité (sans, naturellement, que ne me saisisse l’envie de « venger » ma personne, mes valeurs ou mes croyances, en exécutant l’auteur). Elle plaide de façon unilatérale pour que les incroyants, penauds, fassent un pas vers les croyants sans jamais envisager la réciproque. Pardon, mais cela ressemble à un pur aveu de faiblesse : la religion ces jours-ci prouve qu’elle est forte, avec ses couteaux et ses kalachnikovs, aussi respectons sa force, implorons son pardon (tendons l’autre joue ? tendons l’autre cou ?), jurons devant Dieu que « le reflux des croyances religieuses [marque] un progrès vers plus de savoir et de liberté » (sic !). Cet aveu de faiblesse m’apparaît beaucoup plus inquiétant que notre « nihilisme » dénoncé dans le même article. Le nihilisme des sociétés occidentales existe, sans aucun doute, puisqu’elles ont échoué à remplacer la foi religieuse par une autre notion collective aussi coagulante (l’humanisme des Lumières était l’opposé d’un nihilisme ! Hélas où est-il passé ? Il a été noyé et dilapidé entre temps dans le consumérisme individualiste), mais la solution est-elle l’allégeance au plus menaçant et au mieux armé ?

Si je ne suis pas totalement accablé, c’est que je sais que cet article est faux factuellement : le postulat condescendant « Nous n’arrivons pas à comprendre que, pour des hommes qui croient en [Dieu], une insulte qui le vise est plus grave que celle qui les viserait personnellement. Sur ce point, un différend majeur sépare les croyants − y compris les plus ouverts au dialogue − de ces incroyants que nous sommes » est démenti par des musulmans éclairés dans un autre article du monde : « Chems-Eddine Hafiz, le nouveau recteur, depuis ­janvier, de la Grande Mosquée de Paris (GMP) […] soutient : « Que Charlie Hebdo continue d’écrire, de ­dessiner, d’user de son art et surtout de vivre. Que le drame qui a frappé cette publication, des policiers et nos compatriotes juifs serve de leçon à la communauté nationale, mais aussi à ceux qui se réclament de l’islam, à ceux qui se disent “amis des musulmans” et qui ne condamnent pas clairement ces crimes terroristes. » L’islam des lumières existe, c’est un interlocuteur valable avec qui il faut discuter avec sérieux et sans condescendance !

Et puis, d’autres tribunes dans mon « quotidien de référence » me réconfortent. Publiée le même jour, celle de Pascal Bruckner, « Dieu lui-même est sans doute lassé », me ravit. Vive la presse libre et la confrontation d’idées contradictoires, au fait. Le monde est vaste, lemonde aussi. (Et je nuance encore car on aura beau faire on ne nuancera jamais assez : PAR AILLEURS Pascal Bruckner n’est pas mon idole, il me pue au nez lorsque chez lui la défense de sa caste de boomers arrivés prend la forme d’insultes abjectes envers Greta Thunberg.)

Mise à jour 25 novembre : complétons la revue de presse par cette excellente rétrospective, La gauche et l’islamisme : retour sur un péché d’orgueil par Jean Birnbaum.

Good riddance

08/11/2020 Aucun commentaire

Je fais du rangement dans mes étagères, ça me prend parfois, surtout quand je cherche un livre précis, que j’ai promis à quelqu’un, et que je peste de ne point trouver. En fin de compte, je ne range rien du tout, je m’égare dans les rayons, je redécouvre des livres que j’avais oubliés, ou que je n’ai jamais lus, ou que j’ignorais posséder, je les sors délicatement de leur rang, je souffle la poussière sur leur dos, je me dis ah tiens bizarre j’ai ça moi, je les feuillette, puis au terme d’un moment variable je les remets soigneusement à la place où je les ai trouvés, sans davantage de reclassement.

Or ce soir entre tous les soirs, je tombe sur ce livre-là : Donald l’imposteur ou l’impérialisme raconté aux enfants.

Ah oui, je me souviens.

Le livre est sans grand intérêt, assez mauvais et daté dans sa manière d’être mauvais, je l’avais déjà trouvé mauvais il y a 20 ans parce qu’il datait de 20 ans plus tôt, il applique une grille d’analyse stérilement politique sur la « bande dessinée  », jamais considérée comme art potentiel mais exclusivement comme support de propagande de masse (alors que Carl Barks, pour ne citer qu’un seul auteur, était un génie)… Postuler « Donald Duck c’est rien que l’apologie de l’impérialisme  » est à peu près aussi neuneu que dire « Elvis Presley en subliminal c’est rien que du lavage de cerveau capitaliste  », voire « Le blues c’est la musique du diable  ».

Pourtant, ce soir, les conditions sont particulières, le titre et le sous-titre de ce livre idiot me font sourire, me font même plaisir. Je vais le garder, ce livre idiot. Je le redépose soigneusement là où je l’ai trouvé, dans son deuxième rang au fond de l’étagère, celui qui est invisible. Ce livre idiot sera désormais chargé d’un autre souvenir.

(Ici une archive 2011 du Fond du Tiroir, à propos de l’Onc’ Picsou, de Carl Barks et, inévitablement, d’autres considérations.)

Bien ! Et à présent qu’un taré de moins est aux manettes de la planète, aux commandes du monde là-bas loin loin, nous allons pouvoir nous reconcentrer sur nos problèmes domestiques. Allez hop au boulot, retour aux roots, back to the sources : Jean Jaurès, discours de Castres, 30 juillet 1904.

Démocratie et laïcité sont deux termes identiques. Qu’est-ce que la démocratie ? Royer-Collard, qui a restreint arbitrairement l’application du principe, mais qui a vu excellemment le principe même, en a donné la définition décisive : « La démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits. »
Or, il n’y a pas égalité des droits si l’attachement de tel ou tel citoyen à telle ou telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilège ou une cause de disgrâce. Dans aucun des actes de la vie civile, politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question religieuse. Elle respecte, elle assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes, mais elle ne fait d’aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale.
Elle ne demande pas à l’enfant qui vient de naitre, et pour reconnaitre son droit à la vie, à quelle confession il appartient, et elle ne l’inscrit d’office dans aucune église. Elle ne demande pas aux citoyens, quand ils veulent fonder une famille, et pour leur reconnaitre et leur garantir tous les droits qui se rattachent à la famille, quelle religion ils mettent à la base de leur foyer, ni s’ils y en mettent une. Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire, pour sa part, acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l’urne, quel est son culte et s’il en a un. Elle n’exige pas des justiciables qui viennent demander à ses juges d’arbitrer entre eux, qu’ils reconnaissent, outre le Code civil, un code religieux et confessionnel. Elle n’interdit point d’accès de la propriété, la pratique de tel ou tel métier, à ceux qui refusent de signer tel ou tel formulaire et d’avouer telle ou telle orthodoxie. Elle protège également la dignité de toutes les funérailles, sans rechercher si ceux qui passent ont attesté avant de mourir leur espérance immortelle, ou si, satisfaits de la tache accomplie, ils ont accepté la mort comme le suprême et légitime repos. […]
Et n’est-ce point pitié de voir les enfants d’un même peuple, de ce peuple ouvrier si souffrant encore et si opprimé et qui aurait besoin, pour sa libération entière, de grouper toutes ses énergies et toutes ses lumières, n’est-ce pas pitié de les voir divisés en deux systèmes d’enseignement comme entre deux camps ennemis ? Et à quel moment se divisent-ils ? À quel moment des prolétaires refusent-ils leurs enfants à l’école laïque, à l’école de lumière et de raison ? C’est lorsque les plus vastes problèmes sollicitent l’effort ouvrier : réconcilier l’Europe avec elle-même, l’humanité avec elle-même, abolir la vieille barbarie des haines, des guerres, des grands meurtres collectifs, et, en même temps, préparer la fraternelle justice sociale, émanciper et organiser le travail. Ceux-là vont contre cette grande œuvre, ceux-là sont impies au droit humain et au progrès humain, qui se refusent à l’éducation de laïcité. Ouvriers de cette cité, ouvriers de la France républicaine, vous ne préparerez l’avenir, vous n’affranchirez votre classe que par l’école laïque, par l’école de la république et de la raison.

Pisser à la raie du blasphème

26/10/2020 Aucun commentaire
Maison de la Boétie, Sarlat-la-Canéda, Dordogne

Je répète, je reprends, je martèle l’idée force énoncée précédemment : la religion n’est pas sacrée puisqu’elle (n’)est (qu’)un phénomène humain. J’ai sous la main une histoire qui en fournit un puissant exemple et je vous la conterai tout à l’heure.

Je suis de passage à Sarlat-la-Canéda où je souhaite présenter mes hommages au plus fameux des natifs, Etienne de la Boétie. La Boétie est ce gamin qui en 1548, à 18 ans, âge où l’on écrit des dissertes de philo, a rédigé le puissant et indépassable Discours de la servitude volontaire que quiconque souhaite vivre libre ferait bien de lire, surtout les victimes des bigots armés d’un quelconque épouvantail divin. Il est aussi ce brillant esprit qui, avant de mourir trop jeune à 32 ans peuchère, travailla, au beau milieu des sanglantes guerres de religion, comme négociateur pacifique entre catholiques et protestants.

Or voilà qu’arpentant les coquettes rues pavées de Sarlat je découvre cette magnifique anecdote : ici, au moyen-âge, les passants avinés avaient la fâcheuse habitude de pisser sur les murs des maisons (coutume folklorique qui ressurgit régulièrement en France, hors couvre-feu). Les propriétaires excédés par l’impunité des pisseurs finirent par trouver la parade : ils peignirent des petits crucifix au pied de leurs façades. Grâce au symbole profané, le compissage nocturne changeait de catégorie et de châtiment, non plus petite délinquance mais blasphème ! Ainsi les ivrognes ne subissaient plus quelques injures volatiles ou coups de bâton furtifs, mais le pilori, la torture, l’indignité publique et au besoin la mise à mort.

Vous mordez le truc ? Que l’on soit un bourgeois de Sarlat au moyen-âge, ou un salaud de tout temps, de toute taille et envergure, de la plus petite frappe jusqu’au président de la Turquie (Grand Turc et Mamamouchi), crier au blasphème est TOUJOURS une astuce politique. Une manoeuvre d’intimidation. Utiliser le sacré pour en tirer des avantages profanes, pragmatiques, stratégiques, oh, humain, trop humain, CQFD.

Autre droit de suite d’un précédent article… J’ouvre au hasard le merveilleux Livre des chemins d’Henri Gougaud (voir ci-dessous l’épisode Le chemin plutôt que la destination 2).

Je tombe sur la page 38. Je lis : « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne. (Descartes) »

Okay, René Descartes, né 30 ans après la mort de La Boétie, catholique pieux et surtout prudent mais inventeur du doute méthodique, ça m’ira pour aujourd’hui.

Vivent les profs, les soignants, les éboueurs, les assistantes sociales, les femmes de ménage, les paysans, les pompiers, les gardes forestiers, les facteurs, les bibliothécaires, les cuisiniers, les musiciens de bal, les poètes qui font pleurer, ceux qui font rire, les caricaturistes ! Et parfois les flics !
À bas les traders, les harceleurs de telemarketing, les manageurs conseils, les consultants en communication, les publicitaires, les prédicateurs et fatwateurs de toutes obédiences, les experts appointés à la gamelle, les coachs placés, les trolls de réseaux sociaux, les stratèges qualité-clients, les missionnés et commissionnés du lobby, les consultants en pensée unique, les assistants chargés du développement auprès du sous-secrétariat d’État chargé de la relance auprès du secrétariat d’État chargé de la reprise auprès du Ministère de la Croissance, les déforestateurs et les haters, les élémenteurs de langage, les bureliers cocheurs de cases, les sous-chefs demi-chefs quarterons-de-chefs et autres intermédiaires superfétatoires, les ronds-de-cuir rentiers et jetons de présence, les faiseurs de fake news russes et les scameurs africains, les bulshit jobs et bulshiters de tous les pays ! Et parfois les flics ! Bande de cons, Descartes vous crache à la gueule que vous ne valez proprement rien !

La religion n’est pas sacrée

19/10/2020 2 commentaires
Dimanche 18 octobre, 15h, rassemblement place Verdun à Grenoble en hommage à Samuel Paty, décapité par l’obscurantisme. Photo Laurence Menu

« Il vient toujours une heure dans l’histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L’instituteur le sait bien. »
Albert Camus, La Peste (1947)

À chaud, j’ai écrit ça.

Une fois de plus, un acte de barbarie décérébrée a été commis sous nos yeux au nom de l’ami imaginaire qui fait couler le plus de sang à notre époque : Allah.
Une fois de plus, fusent les vibrants appels à mobilisation lettres mortes.
Une fois de plus, frémissent les mauvais procès. Si vous estimez que je suis « islamophobe » sous prétexte que je rappelle que ces crimes sont commis au nom d’Allah vous êtes soit un salaud manipulateur soit un idiot de bonne foi, et je vous emmerde. Je ne suis pas islamophobe, je suis décapitophobe ce qui me semble la moindre des choses.
Une fois de plus je suis ravagé par le chagrin et l’insomnie, d’autant plus solidaire que je m’identifie : comme ce professeur d’histoire-géo il m’arrive d’animer des ateliers auprès de collégiens où je tâche de les faire rire, de les faire créer, de les faire réfléchir, et mûrir, je remplis une mission d’adulte, professionnel ou non. À compter de quand vais-je devoir me sentir personnellement en insécurité parce que je vais sans garde du corps prônant la laïcité, cette invention extraordinaire qui consiste à croire en l’ami imaginaire de son choix (en ce qui me concerne, c’est Marianne, Nanabozo, et un peu Spider-Man) sans être inquiété ni inquiéter autrui, sans chercher noise à son voisin sous prétexte qu’il croit en un autre ami imaginaire, et, au minimum, sans imaginer que lui trancher la tête fera de nous par magie un héros, un justicier, un martyre chouchou de l’ami, un type cool que des vierges par douzaines attendent en gloussant les cuisses ouvertes ?
J’ai écrit mon crédo, je viens de le réécrire de fond en comble, il est à disposition pour ceux que ça intéresse et qui veulent causer.

Puis, à froid, j’ai abondamment lu en ligne, scrollé sans fin pour tenter de comprendre, avec dans la gorge et les doigts et les valises sous les yeux le goût du remake, réplique du temps sinistre des nuits blanches de janvier 2015.
J’ai lu nombre de réactions à chaud qui valaient ni plus ni moins que la mienne ; de circonstances et de reportages et de points sur l’enquête qui obscurcissaient encore le tableau ; de tribunes qui disaient Plus jamais ça parce que les tribunes servent à dire Plus jamais ça en attendant la prochaine fois. J’ai notamment lu un article de Pierre Jourde qui s’est attiré ma pleine adhésion. J’ai lu ensuite cette archive remontée comme un hoquet, qui prouve assez que le meurtre de Samuel Paty n’est en aucun cas un malencontreux accident faute à pas de chance :

Extrait d’un article de 2015 de Dâr Al-Islam, revue de propagande en ligne de l’organisation Etat islamique diffusée en langue française :
« La Nation confie à l’école la mission de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Ces “valeurs” ne sont pour le musulman qu’un tissu de mensonges et de mécréance qu’Allah lui a ordonné de combattre et de rejeter tout en déclarant la mécréance de ses adeptes. (…) Il devient clair que les fonctionnaires de l’éducation nationale qui enseignent la laïcité tout comme ceux des services sociaux qui retirent les enfants musulmans à leurs parents sont en guerre ouverte contre la famille musulmane. Ainsi, la dernière trouvaille de l’Etat français est de retirer les enfants des musulmans qui ont l’intention de rejoindre l’Etat du Califat. Il est donc une obligation de combattre et de tuer, de toutes les manières légiférées, ces ennemis d’Allah. »

(source : le monde.fr)

J’ai cependant lu un trait de sagesse fulgurant et bienfaisant, propre à élever plutôt qu’à enfoncer, que j’ai puisé ailleurs et en une autre temporalité : dans les compte-rendus d’audience que rédige quotidiennement Yannick Haenel, en direct du procès des attentats de janvier 2015. J’ai lu cette phrase simple et profonde qui est un oasis dans le désert : L’humanité est plus importante que la religion. Elle est prononcée à la barre par Lassana Bathilly, musulman pratiquant et héros du 9 janvier 2015, et nous bouleverse aujourd’hui comme jamais. Haenel raconte :

Je voudrais également creuser ce qu’avait dit hier Lassana Bathily, l’homme qui a ouvert les portes d’en bas [de la supérette Hyper Cacher] pour cacher les otages, l’homme qui a trouvé l’issue et s’est enfui, échappant au vœu de mort de Coulibaly. Mais sa puissance d’indemne à lui provient (…) de sa manière de vivre la fraternité entre musulmans et juifs — de créer un passage entre les deux pratiques religieuses, comme Zarie Sibony [caissière de l’Hyper Cacher] faisant passer son « espèce d’attention attentive à la vérité et au malheur » d’un étage à l’autre du labyrinthe. Car devenir un passage, c’est le destin de Lassana Bathily, ce musulman qui faisait sa prière à Allah dans le magasin juif où il travaillait.
Nous avons découvert alors, en l’écoutant avec attention, une étrange symétrie entre lui et Coulibaly, comme s’ils étaient deux figures inversées dans l’esprit : tous les deux musulmans, tous les deux originaires de la région de Kayes, au Mali, et venant de villages éloignés d’à peine 20 km. Mais l’un avait destiné son esprit au mal, et l’autre avait trouvé sa vocation en allant parler dans les écoles :« L’humanité est plus importante que la religion », déclara sobrement Lassana Bathily. Et l’on rappela la phrase du président du Mali : « Coulibaly a jeté le drapeau malien par terre. Et toi, Lassana, tu l’as ramassé. » Ce drapeau n’est pas seulement celui d’un pays. »

(Le livre qui compilera les textes de Haenel et les dessins de Boucq paraîtra en décembre, il est en précommande ici.)

Enfin, j’ai discuté. Car, démocrate indécrottable, je suis certain qu’on n’a rien de mieux à faire, discuter, inlassablement, partout, toujours, de préférence de vive voix et loin des réseaux dits sociaux qui biaisent tout. Le hasard fit que, le lendemain, la première personne avec qui j’ai discuté de vive voix fût mon vieux géniteur, chenu, grippé, perclus et reconfiné, mais encore capable de tenir son téléphone. Le premier commentaire qu’il me fit au bout du fil manqua malheureusement de nuances : « Faudrait pouvoir expliquer une bonne fois que toutes les religions, c’est de la merde. »

Je me suis dit Holà bijou, tut-tut l’ascendant, minute papillon, allons-y chochotte, au temps pour mes angéliques velléités de discussion démocratique, on est mal barrés si l’on entame la dialectique heuristique par la merde direct, ce n’est pas un débat qu’on ouvre mais un coup de boule qu’on flanque. Admettons, pour ne point désespérer du débat démocratique, que monsieur mon père n’est représentatif de rien et que j’ai joué de malchance quant à mon premier et aléatoire interlocuteur.

J’ai tenté de suggérer au dab que, non, les religions ne sont pas toutes de la merde par principe et ontologie. Purement et simplement, elles sont ce qu’on en fait. Elles sont ce que chacun en fait, et ce que chaque société en fait. Si une société en fait de la merde, la religion sera de la merde. Truisme : un individu altruiste et généreux, s’il devient religieux, pratiquera une religion altruiste et généreuse ; un poète intellectuel, s’il devient religieux, pratiquera une religion poétique et intellectuelle ; un naïf de bonne volonté (exemple archétypique, un charbonnier) s’il devient religieux, pratiquera une religion naïve et de bonne volonté ; un connard, s’il devient religieux, pratiquera une religion de connard, et dans ce cas-là seulement, nous serons dans la merde. Cf. ci-dessus le contraste entre les deux musulmans Bathily et Coulibaly.

Mon paternel a objecté que j’enculais les mouches puisque les religions (toutes de la merde) préexistent à mes individus théoriques gentils ou méchants, qu’elles leur fourrent la merde dans le crâne quoiqu’il arrive et que, en un mot comme en cent dont le vieux ne voulait pas démordre, toutes les religions c’est de la merde. L’aïeul a enchaîné en me rapportant une anecdote que j’ignorais surgie de mon enfance, datée a priori de la fin des années 70 ou du début des années 80 : « J’avais discuté avec un de tes profs quand tu étais môme, il m’expliquait renoncer à aborder les guerres de religion dans son histoire de France parce que ça pourrait choquer des petits catholiques ou des petits protestants, tu vois, la lâcheté de l’Éducation Nationale qui préfère l’ignorance plutôt que le risque de froisser les sensibilités de merde des religions de merde ne date pas du XXIe siècle contrairement à ce qu’on croit, non seulement les religions sont toutes de la merde mais elles ont toujours été de la merde. »

Si je rechigne à acquiescer à une assertion si péremptoire, c’est d’abord que les individus que j’ai introduits dans ma démonstration ne sont pas si théoriques que ça, j’en connais personnellement de très incarnés qui affichent en chair et en os les caractéristiques énoncées (des altruistes et généreux / des poètes / des naïfs / des connards). C’est ensuite que mon postulat, les religions ne sont que ce que l’on en fait, me semble fertile, largement subversif et suffisant pour éviter la merde et permettre la pédagogie.

Car ce qui manque toujours aux religions pour être inoffensives dans une société laïque (ici je redeviens, auprès de mon daron ainsi qu’auprès de mon lecteur, un héraut de la démocratie), c’est d’être discutées. Caricaturées par exemple, mais la caricature n’est qu’une modalité extrême et railleuse de la discussion, et les dangereux bigots qui réfutent la caricature ne le font que parce qu’ils réfutent, plus globalement, la discussion. Pour eux, la religion ne se discute pas (ne se réfléchit pas, ne se pense pas, ne se comprend pas, etc… L’école qui apprend à penser est logiquement leur ennemi), sous prétexte qu’elle est sacrée, sacrée et indiscutable sont pour eux des synonymes – c’est là que tous les malentendus adviennent, ainsi que les décapitations. Aussi, je formule ceci de façon stricte et claire, en guise de point de départ qui ne demandera qu’à être discuté par quiconque de bonne volonté le voudra :

La religion n’est pas sacrée.

J’emploie des caractères gras, de l’italique, du centrage, tout l’attirail pour peser mes mots : je produis ici une modeste mais sérieuse contribution à ce que pourrait être une redéfinition pragmatique de la laïcité française paraît-il si difficile comprendre à l’étranger (certes, le paradoxe est subtil : Règle sacrée de la République, le sacré n’est pas sacré, le concept réclame une sacrée pédagogie). Aussi je répète en pesant mes mots : la religion n’est pas sacrée. Axiome initial sur lequel il convient de s’accorder, faute de quoi la théocratie pourrait être plus attirante que la démocratie. Maintenant j’explique pourquoi la religion n’est pas sacrée.

Dieu est sacré ; la religion ne l’est pas. Elle n’est pas sacrée parce qu’elle est un phénomène non divin mais humain – par conséquent elle est à l’image de l’homme, sublime et grotesque, héroïque et criminelle, profonde et dérisoire, vitale et mortelle. Elle peut se raconter, elle peut s’interroger, elle peut se caricaturer, elle peut se transmettre (corollaire : elle peut se déformer), elle est vivante donc changeante, oui, elle peut se discuter. Elle doit se discuter quand elle pose problème.

Rappelons la chronologie : l’univers a 13,7 milliards d’années ; l’espèce humaine 300 000 ans max ; les plus anciennes traces de préoccupation religieuse (ce sont des sépultures) ont 100 000 ans ; à la louche le concept de monothéisme, virtuellement totalitaire (si Dieu est unique c’est tout ou rien, soit on y croit et on est sauvé soit on n’y croit pas et on est damné) a 3000 ans, cristallisé en Perse et en Égypte. L’Islam, religion la plus meurtrière du moment, n’est qu’un gamin, un merdeux (littéralement : plein de merde, nous y revenons), un sale môme d’un peu moins de 1400 ans. Chaque religion, que l’on gagnera à comparer à ses consœurs si l’on veut les penser (il y en eu plus de 10 000 depuis que les humains regardent les étoiles si l’on en croit les sciences sociales, il en resterait au moins 200 en activité, car elles se raréfient et se concentrent, comme les ethnies, les langues, les cultures…), chaque religion possède toute une gamme d’attributs humains : une histoire (un début et une fin : nombre d’entre elles ont disparu), une économie, une culture, une politique, une ritualisation, une institutionnalisation, une alimentation, une anthropologie, une archéologie, une iconographie, une légende dorée et des secrets honteux, des rouages de pouvoir à chacune de ses articulations. Partout ça pue l’humain. La merde, éventuellement. (Là où ça sent la merde, ça sent l’être (…) Et dieu, dieu lui-même a pressé le mouvement. Dieu est-il un être ? S’il en est un c’est de la merde, Antonin Artaud, poète mystique du XXe siècle.)

Dieu est invisible – si vous souhaitez croire en lui grand bien vous fasse, mais s’il vous plaît laissons-le de côté et parlons de ce qui est visible, avéré, c’est à dire de tout ce qui est humain. Dieu (dans sa version monothéiste) est incréé si ça vous chante, on ne peut ni le prouver ni prouver le contraire, mais la religion est sans le moindre doute créée, il est capital de se mettre d’accord sur cette distinction. Dieu a peut-être créé l’univers il y a 13,7 milliards d’années (ce point, à nouveau, n’est pas pertinent), mais ce sont des hommes (et parfois des femmes) qui ont créé les religions, qui les font vivre encore, qui les font parler, Y COMPRIS L’ISLAM contrairement à ce que prétendent les fanatiques et les littéralistes : le quatrième calife et gendre de Mahomet, Ali, a souligné que ce sont les hommes et non Dieu qui font parler le Coran, sans les hommes le Livre resterait silencieux (certes, le chiisme, partisan de la doctrine d’Ali, est très minoritaire dans l’Islam).

Tout commandement religieux est un commandement édicté par un homme qui a l’autorité (ou bien la folie, ou bien l’orgueil, ou bien le culot) de parler à la place de Dieu, muet en plus d’être invisible, et c’est assez commode. On lira et méditera à ce propos la citation d’Haïlé Sélassié Ier, qui pourtant avait la foi, mais qui entendait tracer une ligne claire et salutaire entre religion et spiritualité.

La foi ne prouvera jamais l’existence de Dieu (de même que l’athéisme ne prouvera jamais sa non-existence) ; les prétendues preuves ontologiques de l’existence de Dieu de Descartes (« Dieu existe forcément, sinon nous n’aurions pas l’idée de Dieu en nous ») prouvent essentiellement que Descartes existe, ainsi que le sophisme ; le pari de Pascal (« croyons en Dieu puisque ça ne coûte pas cher et ça peut rapporter gros ») prouve que Pascal existe ainsi que la mesquinerie épicière, elle aussi très humaine, des calculs win-win et ratios investissement/profit ; etc. Corolaire : puisqu’on ne peut se mettre d’accord ni sur l’existence ni sur la non-existence de Dieu, une société complexe et moderne ferait bien de veiller à ce que ses citoyens ne s’engueulent pas (a fortiori, ne s’entretuent pas) à propos de notions incertaines, et devrait baser plutôt les règles de vie commune non sur une foi mais sur un savoir objectif (martelons-le encore une fois : Dieu existe peut-être, ou bien n’existe pas, c’est une foi ; les religions existent de fait, c’est un savoir objectif). Cette base de vie commune est un pré-requis pour le projet politique nommé laïcité.

Humain en amont, humain en aval, humain partout (et le divin ? dans ton coeur ! pour être poli). Tout être humain doté de la conviction que Dieu existe l’a reçue d’un autre être humain – et je pousse ce raisonnement jusqu’à un retranchement plus audacieux : si les illuminations mystiques sont incommunicables c’est parce qu’elles témoignent seulement qu’un être humain a été convaincu de l’existence de Dieu par un autre être humain, en l’occurrence lui-même, en circuit fermé.

Ce sont bien des hommes (parfois des femmes) qui depuis deux semaines et depuis trente ans ont provoqué, par leurs faits, par leurs gestes, par leurs paroles, une succession d’événements aboutissant à la décapitation d’un professeur d’histoire, géographie et instruction morale et civique. Bref, à la merde. Parlons des vecteurs humains, il y a de quoi faire, parlons-en en classe.

Si je suis à nouveau invité dans les collèges, voilà en substance ce que je viendrai exposer aux élèves. Sans peur.

Post-scriptum 1 : une information supplémentaire au sujet de mon vieil anar athée de dabuche et de son usage persistant du mot en M., l’un des plus utiles de la langue française. L’ancêtre est remarié en 3e noces avec une femme très pieuse qui n’omet pas de remercier Dieu à tout bout de champ. Il commente : « Elle me laisse dire merde, je la laisse dire amen » (citation de Brassens, Trompettes de la renommée car le reup a des lettres) et cela me semble une définition tout à fait recevable de la laïcité.

Post-scriptum 2 : le présent sujet, pas près d’être épuisé, a été déjà maintes fois abordé au Fond du tiroir. Lire ici, entre autres. Il sera à nouveau au cœur du roman Ainsi parlait Nanabozo, dans toutes les bonnes librairies le 19 mai 2021.

Post-scriptum 3 : nourrissant quelques scrupules, rapport au droit à l’image, pour avoir utilisé sans permission en haut de page la photo d’une fillette inconnue ornée d’un si mignon chat-masque, je suis prêt à réparer. Si jamais vous la reconnaissez, dites-lui de me contacter, elle a gagné soit le droit à l’oubli et j’effacerai l’image illico, soit l’intégrale des livres du Fond du tiroir (hors les deux morts d’épuisement). À sa place je n’hésiterais pas.

Mauvais rêves

09/10/2020 Aucun commentaire
Dudley Moore (1932-2003)

Cette nuit j’étais assailli par des zombies. Je trouvais refuge dans un centre de vacances désaffecté en pleine montagne. J’ai reconnu l’endroit au premier coup d’œil, c’est ici, à Autrans, sur le Vercors, que j’ai travaillé pour la première fois à l’âge de 17 ans. Les bâtiments sont mal entretenus, l’électricité ne marche plus. Les zombies sont nombreux à traverser les couloirs, hagards et assez lents donc il suffit de les garder à l’œil pour ne pas se laisser déborder. Je me suis enfermé dans un réfectoire et de là je les observe, ils essayent de rentrer, s’entassent et rebondissent mollement contre les portes vitrées, s’écrasent le nez qui du coup tombe le long de la vitre en laissant une trainée noire, et je commente à voix haute : « Ils viennent là poussés par l’habitude, c’est ici qu’ils mangeaient, ils veulent continuer à manger, sauf que c’est moi le menu » (pour cette scène et ce dialogue j’assume le plagiat du Zombie de Romero). Mais soudain j’entends une voix me répondre, je me retourne, un zombie est assis dans un coin, il me dit en souriant gentiment : « Ne vous inquiétez pas, vous ne risquez rien d’eux » . Il s’exprime calmement, parle « d’eux » comme s’il n’en faisait pas partie, je suis très méfiant. Je m’approche pour mieux le voir, il ne semble pas du tout zombifié, raison de plus pour être prudent, il est très bien maquillé par dessus sa pourriture de zombie, je reconnais sa tignasse noire bouclée : c’est Dudley Moore qui joue le rôle, il est super sympa Dudley Moore, Dudley Moore n’a jamais joué que des personnages super sympas, c’est bien la preuve que son amabilité est un piège ! Il a entre les mains mon ordinateur portable, justement je le cherchais, il me demande mon mot de passe parce qu’il veut juste « tchéquer ses mails » , ouais c’est ça si tu crois que je suis dupe, tu veux m’embobiner gros rusé, une fois que je t’aurai filé le code de mon ordi tu pourras me bouffer le cerveau tranquille, je vous connais vous autres zombies, il n’y a qu’une chose qui vous intéresse, même si vous êtes joués par Dudley Moore pour donner le change. Je joue au plus malin, je lui donne un faux mot de passe puis je feins la déception, « Ah tiens ça ne marche pas ? comme c’est bizarre… Bon ben je vais aller chercher le mot de passe ailleurs, alors… » J’ouvre une fenêtre, j’enjambe, on est au premier étage, je m’apprête à sauter, je vois que la nuit tombe sur le Vercors… Dudley se lève, il ne sourit plus, il me dit « Non mais attends, reste avec moi, on s’en fout du mot de passe ! », il tend la main vers moi. Je saute ! Magnifique réception en roulé-boulé sur le gravier. Et je cours dans la forêt, dans la nuit, je cours, je cours, je cours, je me réveille.

Je me gratte les yeux, je pose les pieds par terre, je baille.

Je suis de retour dans le vrai monde. Je prends le temps de me souvenir qu’il est plus inquiétant encore que l’autre. Je ne me recouche pas pour autant. Quand faut y aller.

Nouvelles du jour. Le 2 octobre dernier, Rihanna a accompagné le défilé de sa collection de lingerie d’un morceau de techno intitulé Doom signé d’une CouCou Chloe. Elle l’avait déjà fait en 2017 sans que cela fasse tiquer quiconque. Trois ans plus tard, ce morceau engendre un scandale : il se trouve qu’il remixe des chants musulmans. Or, faut respecter. Cette appropriation de sons sacrés dans un contexte profane est intolérable pour certains. Après une petite semaine de bouillonnement des réseaux dits sociaux, Rihanna et CouCou Chloe s’excusent toutes les deux piteusement. Nous avons fait une grosse erreur, pardon à nos frères et sœurs musulmans, on ne recommencera plus promis. L’écume éclabousse jusqu’en France. Dans l’émission de Cyril Hanouna, une chroniqueuse commente placidement : « Moi je trouve que [Rihanna] j’ai envie de la tuer » . Cet appel télévisé au meurtre, ou du moins, cette légitimation de la mise à mort pour blasphème, quant à lui, passe comme une lettre à la poste, beaucoup mieux qu’un morceau de musique choquant. Il est « normal » .

Ce matin, tout à fait réveillé et ébroué de mes faux zombies, j’écoute Doom de CouCou Chloe. Je n’aime pas spécialement ça, tant pis, je me force, je l’écoute, jusqu’au bout, je monte même le son pour être sûr. Comment un morceau de musique peut-il donner envie de tuer ? En y mettant de la religion dedans. Putain, pas moyen de me réveiller puisque je ne dors pas.

Durant les années 90, des groupes comme Enigma (Sadeness) puis Era (Ameno) ont connu leur heure de succès en remixant des chants grégoriens façon techno-new age. Je n’en raffolais pas non plus (alors que j’aime les chants grégoriens), je dédaignais ce qui me semblait du parasitisme esthétique, mais l’idée du blasphème ne m’effleurait même pas. Je ne sache pas qu’Enigma ni Era aient reçu la moindre menace de mort du tribunal de la Sainte Inquisition. Ils sont juste passés de mode.

Lettre de Gustave Flaubert à Louis Bouilhet du 27 juin 1850 : « Le monde va devenir bougrement bête. D’ici à longtemps ce sera bien ennuyeux. Nous faisons bien de vivre maintenant. Tu ne croirais pas que nous causons beaucoup de l’avenir de la société. Il est pour moi presque certain qu’elle sera, dans un temps plus ou moins éloigné, régie comme un collège. Les pions feront la loi. Tout sera en uniforme. »