Archive

Articles taggués ‘Lectures’

« Le réel c’est quand on se cogne » (Jacques Lacan) (Dossier M, 3)

01/03/2023 Aucun commentaire

Le Dossier M est un grand œuvre, peut-être un chef d’œuvre. « Mon histoire de M » comme dit Grégoire Bouillier. Si l’on veut bien, ce sera notre histoire de M aussi. Lecture de longue haleine. Je ne recommande ma méthode à personne mais en ce qui me concerne je lis un tome par saison. Ainsi je m’en fais un feuilleton, une série. Six tomes, six saisons : j’aurai bouclé en un an et demi.

L’été dernier, j’ai lu le tome 1 : Dossier rouge, Le Monde, qui comme son nom l’indique posait le décor.

Durant l’automne, j’ai lu le tome 2 : Dossier bleu, l’Amour, qui comme son nom l’indique déployait les éclairs, les hormones, les désirs, les euphories, les hallucinations, les aspirations, les joies, les rêves.

L’hiver ici s’achève comme je viens d’achever le tome 3 : Dossier violet, le Réel qui comme son nom l’indique est quand on se cogne.
(Au printemps prochain m’attend, et comme son nom l’indique ce sera pure antiphrase avec la belle saison, le tome 4 : Dossier noir, la Solitude.)

Qu’est-ce que le réel ? C’est quand on se cogne : se cogner littéralement c’est entrer dans le dur, dans plus dur que soi. C’est quand on repose, fût-ce brutalement, les pieds sur terre. C’est le tragique des choses qu’il nous faut non seulement admettre mais embrasser le plus pleinement possible, car être tragique est ni plus ni moins être réaliste, comme l’expliquent tant bien que mal Friedrich Nietzsche ou Ainsi parlait Nanabozo. C’est encore l’acceptation, la réception, l’absorption de ce que l’on peut connaître faute de mieux du monde et nulle coïncidence si, parmi les mille et une sorties de route du Dossier M, piétinements, digressions, anaphores, énumérations, divagations et ressassements à la Thomas Bernhard, c’est précisément dans ce tome 3 violet que prend place (partie VI, niveau 3, pp. 332 et suivantes) un utile et fort juste éloge de France Culture, ces voix qui parlent, qui nous parlent, surtout la nuit, qui nous rendent le monde et le réel, oui quelle chance avons-nous d’avoir France Culture et d’accéder ainsi au réel et dans le réel tout est lié. Ainsi que face à nombre de pièces de ce puzzle en six volumes, on pourrait dans un moment de fatigue ou d’inattention se demander mais qu’est-ce qui lui prend, qu’est-ce que France Culture vient foutre là, et puis on prend du recul, on voit l’image globale se préciser, le dessein s’affiner, le dessin se dépixéliser page à page, ah, oui, le réel. C’est grand : le tout est différent de la somme des parties et il fallait tout ça.

La réalité (et Bouillier prend soin systématiquement d’ajouter entre parenthèses Ce qu’on appelle la réalité) c’est, au mieux, ce qu’on en peut dire, surtout la nuit, ce qu’on en peut comprendre, ici la littérature joue plus qu’un rôle et ce volume est, outre le premier où son auteur se revendique l’écrivain (partie VIII, p. 451), également un éloge de ce que nous fait la littérature, par l’exemple : les dizaines de pages sur ce que Lolita de Nabokov a fait à Bouillier, a fait de lui, sont formidables (partie IV pp. 189 et suivantes), exégèse purement intime et non académique. Lolita a empêché Bouillier de devenir un assassin, ce n’est pas rien, et peut-être qu’un jour quelqu’un se dévouera pour raconter sur des dizaines de pages ce que le Dossier M lui a fait et ce qu’il lui a empêché de devenir.

Pourtant la littérature n’est pas le réel, prendre l’un pour l’autre serait pure folie, et il faut parvenir p. 361 pour, enfin, lire une rigoureuse définition du réel et de ce qui le distingue radicalement de la littérature :

Dans la vraie vie. On n’a pas le choix. On est forcé de s’incliner respectueusement. On ne peut faire autrement que de gober ce qui arrive, aussi incroyable et difficile à avaler cela soit-il. On ne peut pas nier, sauf si l’esprit n’y résiste pas. Je dirais même plus : ce qui semble pur artifice, totalement invraisemblable dans un roman paraît, dans la vraie vie, l’essence même de la réalité des choses.
C’est très étrange.
Plus ils sont improbables dans la réalité, plus les événements prennent un relief, une consistance, une aura. Plus ils expriment quelque chose qui a pour nom le réel. Ce qui ne marche pas dans une fiction court dans la vraie vie.

Le réel est, de même, non pas dans la musique, mais dans la création ou dans l’écoute de la musique. On peut, et ce serait comme une BO, écouter Bouillier présenter sa playlist ici. Et l’on n’oubliera pas que le Dossier M, qui regorge de citations comme autant de matières premières, débute, en épigraphe du dossier rouge par une phrase de musicien à propos de comment il fait la musique : « Je pars d’un point et je vais jusqu’au bout » (John Coltrane).

Bien sûr je ne lis pas, en tout et pour tout, un livre par saison. Je lis plein d’autres livres simultanément, et j’ai besoin que tous me fassent de l’effet et m’empêchent de devenir ceci ou cela. Et c’est ici que je vois à quel point le gars Bouillier est fort : les autres livres que je lis simultanément ont l’air de parler eux aussi du Dossier M, d’ajouter des chapitres, parties et niveaux, de contribuer à notre histoire de M. Je lis ainsi le dernier roman de Fabrice Caro, Samourai. Or malgré moi je le lis comme une variante ou, mieux, une variation (version light et divertissante, comme vulgarisée) du Dossier M et je suis sidéré que dès sa première page, dès sa première phrase, soient énoncées deux prémices qui pourraient constituer aussi le résumé archi-condensé du Dossier M : le narrateur débute son récit en disant, primo que la femme dont il était amoureux l’a quitté, deuzio qu’un ami à lui s’est suicidé.

Sans compter d’innombrables points communs narratifs, disons des mythèmes. Deux exemples. Bouillier envisage, pp. 192 et suivantes du Dossier Violet, de résoudre ses problèmes en faisant intervenir un tueur venu des pays de l’Est, un nervi nommé Slobo ; Caro envisage, pp. 96 et suivantes de Samourai, de résoudre ses problèmes en faisant intervenir un tueur venu des pays de l’Est, un nervi nommé Goran.
Pp. 284 et suivantes du Dossier violet, Bouillier n’en finit plus tomber des nues que M lui ait rapporté l’avertissement lancé à elle par son fiancé : « Tu ne peux pas me quitter car tes parents m’aiment trop » ; p. 66 de Samourai le narrateur de Caro fabule puis pousse jusqu’à l’absurde une théorie selon laquelle une fille qui te présente ses parents s’engage dans une relation de longue durée : « Pff bon OK je reste avec lui sinon mes parents vont être tristes » ; etc.
Samourai répliquant Le Dossier M en n’en retenant que l’aspect burlesque fait penser à l’aphorisme de Marx, un événement historique a toujours lieu deux fois, d’abord en tant que tragédie, puis en tant que farce. Mais ma lecture est induite par l’ordre de mes lectures.

Tout est lié dans le réel. Preuve supplémentaire afin de conclure et de replier le réel sur lui-même : après le Dossier M, Fabcaro est mis à contribution dans le livre suivant de Bouillier, Le coeur ne cède pas. Répondant à une invitation de Bouillier, il dessine ce que Bouillier décrit. Ni les mots ni les dessins ne sont le réel. Lire, écrire et dessiner sont le réel. Pigé ?

Zweig de noël

24/12/2022 Aucun commentaire

« Quand le drapeau se déploie, toute l’intelligence se retrouve dans la trompette. »

Cet aphorisme antimilitariste et antinationaliste m’enchante ! Et son usage est perpétuel, avant, pendant ou après je ne sais quel conflit armé, ou championnat du monde de baby-foot ou de pétanque. Toutefois un scrupule m’envahit. Je crains qu’il ne soit assez politiquement incorrect de manquer à ce point de respect à la trompette, instrument tout-à-fait estimable (coucou à mes camarades trompettistes, Micromégas, OSE, Mother Funkers etc.). Aussi, je présente mes sincères excuses pour mon comportement inapproprié à l’endroit du pupitre de trompettes, minorité subissant déjà de sévères discriminations et préjugés.

En tout état de cause et à toutes fins utiles, je précise que l’auteur de l’intéressant aphorisme ci-dessus n’est pas moi, mais Stefan Zweig.
Petit tuyau Fond-du-Tiroir : il est très fertile et même hygiénique de lire un Zweig de temps en temps. Étant donné sa grande prolixité, il existe forcément près de chez vous un Zweig que vous ne connaissez pas encore et que vous serez content de connaître.

Certes, nul ne dispose en permanence, surtout vautrés tels que nous voici dans la magie de noël, de la disponibilité d’esprit et des nerfs rudement accrochés permettant de se cogner son pavé testament, le terrible Monde d’hier qui est mon préféré parmi sa bibliographie. Vous ferez ce que vous voudrez mais pour ma part je viens d’avaler en quelques minutes les 40 pages de L’uniformisation du monde, essai que Zweig publia il y a près d’un siècle dans la presse, et qui vient d’être réédité en version bilingue par Allia.

Zweig y vilipende l’uniformisation du mode de vie planétaire, en surface (modes, coiffures, goûts, danse, sport, cinéma, idées) et surtout au plus profond de nous : l’ennui ! Equation fatale : uniformisation = monotonie = ennui. Mais ennui à l’américaine, hystérique, avide de sensations, « instable, nerveux et agressif » . Zweig explique que la passion de l’esclavage est le moteur de cette uniformisation : « la guerre mondiale a été la première phase, l’américanisation est la seconde » .

Publiée en 1925, cette charge semble décrire internet et les réseaux sociaux des décennies avant leur invention, comme si l’esprit global, USA en tache d’huile, était préparé de longue date pour leur avènement.

« Il nous suffit de passer devant un panneau d’affichage dans une grande ville ou de lire en détail les batailles homériques des matchs de football pour sentir que nous sommes déjà devenus des outsiders, tels les derniers encyclopédistes pendant la Révolution française, une espèce aussi rare et menacée d’extinction aujourd’hui en Europe que les chamois et les edelweiss. »

Zweig snob ? Nostalgique ? Vaticinateur ? C’était-mieux-avant ? Méprisant pour ce qui est populaire, y compris le peuple ? Misanthrope et réac ? Vieux con ? OK boomer ? Vieux frère ?
Pas du tout. Le texte a l’élégance de s’achever par un appel à se garder de tout mépris : « Ne nous consumons pas dans une distanciation méprisante, dans une résistance impuissante et stupide au monde » , et surtout par un appel à la joie, quête de chacun, de tous les temps, de tous les horizons et de chaque instant :

« Voici notre atelier, notre monde à nous, qui ne sera jamais monotone (…) C’est notre tâche, devenir toujours plus libres, à mesure que les autres s’assujettissent volontairement ! »

Pour le coup, voici un parfait message de noël. Joyeuses fêtes !

Mémoires d’Al-Djazaïr

29/11/2022 Aucun commentaire

Ce soir 19h à l’Odyssée, Eybens, je participe à une lecture musicale célébrant, selon de quel côté l’on se trouve, soit les 60 ans de la fin de la guerre d’Algérie, soit les 60 ans d’indépendance de l’Algérie. Nous aurons la chance d’avoir en special guest star Farid Bakli et sont oud. Seront convoqués des écrivains « algériens » mais aussi « algériens français » : Albert Camus, Kateb Yacine, Jean Amrouche, Boualem Sansal, Assia Djebar, Alice Zeniter, Laurent Mauvignier, Maissa Bey, Mouloud Feraoun…

Pas la peine de vous pointer, c’est complet.

En lot de consolation, je vous offre ici-même un texte de Camus que je lirai, tout vibrant de cette élégie mystique écrite à l’âge de 28 ans parmi les ruines romaines de Tipasa, extrait de Noces à Tipasa :

« Mer, cam­pagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sen­tir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Amour que je n’avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels. (…)
Je comprends ici ce qu’on appelle gloire: le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté: elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il Y a de quoi: ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n’abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque: il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre.
Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d’ombre, du grand verre de menthe verte et glacée. Au-dehors, c’est la mer et la route ardente de Poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l’éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde. »

Ces mots sont, bien sûr, sublimes… Toutefois, l’on comprend que Camus ait pu essuyer des critiques du type : « Vous faites l’éloge de l’Algérie mais sans les Algériens. » Aussi, lors du spectacle de ce soir, afin d’introduire un peu de nuance et de dialogue, ce texte formidable sera immédiatement suivi d’une lettre fort énergique de 1957 (en pleine guerre) de Kateb Yacine à Camus, qui évoque également Tipasa :

« Mon cher compatriote,
Exilés du même royaume nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinées jusqu’aux ombres de la Famille ou de la Tribu, selon les deux tranchants de notre Verbe pourtant unique. On crie dans les ruines de Tipasa et du Nadhor.
Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou bien est-il trop tard ? Verrons-nous à Tipasa et au Nadhor les fossoyeurs de l’ONU déguisés en Juges, puis en Commissaires-priseurs ? Je n’attends pas de réponse précise et ne désire surtout pas que la publicité fasse de notre hypothétique co-existence des échos attendus dans les quotidiens. S’il devait un jour se réunir en Conseil de Famille, ce serait certainement sans nous. Mais il est (peut-être) urgent de remettre en mouvement les ondes de la Communication, avec l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère jamais tout à fait morte.
Fraternellement, Kateb Yacine »

Par ailleurs, un regret.
Nous avons soigneusement élaboré le déroulé chronologique de cette lecture musicale, bien sûr nous avions trop de matière et nous avons procédé par élimination… et j’avoue regretter de n’avoir point intégré un extrait des Carnets d’Orient de Jacques Ferrandez. Certes, lire une bande dessinée à voix haute est toujours délicat puisqu’il y manque le plus important, qui est le dessin, sauf à faire un BD-concert.
Mais je suis présentement plongé dans cette ambitieuse épopée sur un siècle et demi, depuis la colonisation de 1830 jusqu’après la guerre, et je suis surpris d’être emballé à ce point, alors que la bande dessinée historique n’est, habituellement, pas du tout ma tasse de thé.

Juste pour le plaisir de la scène coupée, donc, je vous partage un extrait du tome 3, Les fils du sud, que j’aurais aimé lire à haute voix :

« Alger, 1914.
J’ai poussé tout d’un coup. A 14 ans, j’avais une petite voix pointue, et brusquement c’est devenu une voix d’homme.
Les filles se moquaient de moi, ça me rendait timide…
En classe, il y avait des copains qui étaient fils de paysans débarqués quelques années auparavant, dans le début du siècle.
Le matin, ils mangeaient de la soupe, ils ne connaissaient pas le café au lait. Nous, on se fichait d’eux.
Après les grèves des vignerons du midi en 1907, le vin qui était à un ou deux sous le litre est monté à sept sous.
Ils sont devenus riches, et après, c’est eux qui se fichaient de nous…
Mais ici, c’est comme ça… Le Français se croit plus fort que l’Espagnol. L’Espagnol, il crache sur l’Italien. L’Italien il dit que la Maltais c’est un chien. Le Maltais, il traite l’Arabe de fainéant. Et l’Arabe, il méprise le Juif.
Et encore, des fois, c’est l’inverse. »

Romain Gary, Émile Ajar et leurs enfants

28/11/2022 Aucun commentaire

Voici un an et demi, je déclarai ma flamme à Delphine Horvilleur. Madame la rabbine venait de publier un essai, Vivre avec nos morts, et tenait à cette occasion des propos brillants sur les liens entre la religion et l’imaginaire, propos que j’aurais pu ou voulu tenir, mais qu’elle prononçait en plus simple, en plus spirituel, en plus beau et même en plus drôle. À quoi bon écrire, n’est-ce pas, quand ce qu’on lit est meilleur que ce qu’on aimerait écrire.

En gros, elle faisait le meilleur usage possible de la religion : la pensée plutôt que le réflexe conditionné ; la recherche plutôt que le dogme ; la mise à profit (la mise en pratique) de la connaissance plutôt que la pure répétition de gestes et de paroles archaïques ; les questions plutôt que les réponses toutes faites. Une ouverture plutôt qu’une fermeture, etc. La vie plutôt que la mort, tout bonnement.

Depuis, je lis ses livres et m’en trouve fort bien. Son dernier ouvrage est bref mais d’une densité adamantine : Il n’y a pas de Ajar – Monologue contre l’identité. Le sous-titre est aussi important que le titre. Il y sera donc question de littérature et de politique – car si Mme Horvilleur parle en tant que sommité religieuse, c’est en assumant que la religion est de la littérature d’une part, de la politique d’autre part.

Comme quiconque a essayé le sait, il est assez difficile d’être un écrivain. Romain Gary en était deux, puisqu’il était aussi Émile Ajar. Delphine Horvilleur en fait une affaire personnelle, comme moi-même et tant d’autres :

Depuis des années, je lis l’œuvre de Gary/Ajar, convaincue qu’elle détient un message subliminal qui ne s’adresse qu’à moi. Je ne cesse d’y chercher une clef d’accès à ma vie, un passe-partout, qu’un jour un homme aux multiples identités a déposé.
Le pire est que je ne suis pas seule. J’ai croisé bien des êtres qui souffrent d’une pathologie similaire, et considèrent que l’entreprise littéraire de Romain Gary, sa réinvention de lui-même, les raconte, ou dit quelque chose de ce qu’ils aspirent à faire. Tous ont en commun de croire que cet homme est venu raconter un peu leur histoire, et que ses textes en disent davantage sur eux, lecteurs, que sur lui, auteur.
Si je devais tenter de définir ce qui relie les passionnés de Romain Gary que j’ai pu rencontrer, je dirais qu’il y a en eux une profonde mélancolie, très exactement proportionnelle à leur passion de vivre. Une volonté farouche de redonner à la vie la puissance des promesses qu’elle a faites un jour, et qu’elle peine à tenir. L’œuvre de Gary/Ajar est le livre de chevet des gens qui ne sont pas prêts à se résoudre au rétrécissement de l’existence ni à celui du langage, mais qui croient qu’il est donné de réinventer l’un comme l’autre. Ne jamais finir de dire ou de « se » dire. Refuser qu’un texte ou un homme ait définitivement été compris. Et croire dur comme fer qu’il pourra toujours faire l’objet d’un malentendu.

Évidemment elle parle ici de moi, puisque je suis lecteur de Gary. L’astuce était là sous nos yeux, comme une lettre volée, cachée en évidence sur un bureau : le pseudonyme de Gary masque son auteur mais révèle son lecteur.

La tradition talmudique offre sa contribution au débat : Ah’ar signifie l’Autre, apprend-on, et bien avant Gary ce fut le pseudo choisi par un personnage bien connu de la littérature rabbinique, Elisha Ben Abouya – le seul devenu célèbre dans le Talmud sous un autre nom que le sien, précise Horvilleur. Mais il y a plus sensationnel encore et l’exégèse est une source de joie potentiellement infinie. Si Ajar veut dire l’autre, que veut dire en hébreux Gary, pseudonyme originel, masque sous le masque, puisque, rappelons-le, Romain Gary est né Roman Kacew ? Selon Horvilleur, Gary signifie quelque chose comme « mon étranger » ou « l’étranger en moi » !

Ensuite (nous ne sommes qu’à la page 20), la fiction peut démarrer, le romanesque, le palimpseste, l’histoire qui s’ajoute aux histoires. Imaginons : Delphine soliloque sous l’avatar du fils d’Émile, rejeton de l’auteur qui n’existe pas, un certain Abraham Ajar, créature engendrée par une fiction (mais qui d’entre nous ne l’est pas ?)… Et elle s’en vient dialoguer avec Romain Gary la nuit de son suicide, le 2 décembre 1980, à son domicile rue du Bac, avant qu’il ne se tire une balle de Smith & Wesson dans la bouche mais après qu’il a soigneusement préparé la révélation posthume de sa géniale et fatale supercherie, Vie et mort d’Émile Ajar… Fiction délirante bien sûr, sous influence du dernier roman d’Ajar, le plus bizarre, le plus dissocié comme disent les psys, Pseudo.

Enfin, après la tradition religieuse, la littérature, l’autobiographie et l’imagination, s’immisce la politique. On sait depuis Amin Maalouf que les identités sont meurtrières. Pour Horvilleur elles sont en outre dégoûtantes.

À travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, un au-delà de soi ; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité.

Ainsi, il en est de la revendication identitaire comme de la revendication religieuse, qui sont deux tares de notre époque : si on questionne l’identité, si on joue avec elle, si on la fictionnalise, alors on avance sur un chemin difficile, contrasté mais gratifiant ; si on se contente de la clamer bruyamment sous la forme d’une violente auto-assignation (un auto-racisme), on devient toujours dingue, et souvent méchant.

Les vraies

10/11/2022 Aucun commentaire

Cette semaine les tramways ne roulaient pas, suite à une grève des techniciens. Par un effet de vases communicants les bus étaient bondés à l’extrême, nous voyagions comprimés les uns contre les autres. C’est dans ce contexte, je le suppose, que je me suis fait dérober mon portefeuille, à même la poche intérieure de ma veste.

Je m’en suis rendu compte quelques heures plus tard et, avant que je fasse opposition, ma carte bleue avait déjà été utilisée sans contact pour 70 euros dans un Lidl, plus 30 dans un tabac. Quelle merde, ce sans-contact dont le nom clame si fièrement à quel point il est raccord avec notre époque coronavirée et soit-disant dématerielle.

Outre les 100 balles débitées et quelques 20 en cash, tous mes papiers envolés bien sûr, soit la perspective de jours laborieusement consumés en démarches fastidieuses. Divers documents plus ou moins facilement remplaçables… d’autres carrément impossibles à retrouver. Je détenais notamment depuis 20 ans dans mon portefeuille, serré dans un carnet de timbres verts courants, un timbre exceptionnel, mon seul timbre de collection, qu’en fétichiste je regardais de temps à autres et me gardais bien de coller sur une vulgaire enveloppe : un timbre de 0,46 € à l’effigie de Georges Perec, que j’étais allé acheter le premier jour de son émission, le samedi 21 septembre 2002, à Villard-de-Lans, lieu éminemment pérequien.

Mon premier réflexe en dressant l’inventaire du larcin a été de jeter la tête en arrière, de hurler ma haine pour le prédateur qui m’a pris pour un pigeon, et de le traiter d’Enculééééééééééééé ! mais je me suis illico reproché cette insulte homophobe convenue, digne d’un supporter de foot ou bien d’un émirat milliardaire en pétrodollars (en ce moment ces deux qualités se cumulent), insulte que je m’étais pourtant juré de ne plus employer, car nombre d’enculé(e)s sont des gens formidables et honnêtes que jamais, du reste, n’effleurerait l’idée de s’adonner au vol dans les transports en commun.

Une fois repris mes esprits et réprimés mes bas instincts, j’ai réfléchi et, amor fati, je me suis dit qu’après tout un vol de portefeuille participait tout comme les impôts à la redistribution des richesses, or la redistribution des richesses, je suis vachement pour, contrairement à Balkany ou Cahuzac, criminels infiniment plus nuisibles qu’un voleur des rues. Et que ma foi en finançant, fût-ce à mon corps défendant, 70 euros de courses à Lidl, j’aurais contribué à cette redistribution.

Ensuite, j’ai pensé que si le voleur avait glissé sa main non dans cette poche mais dans l’autre, il serait tombé sur un livre. Quel livre de poche déforme ma poche ces jours-ci ? Un recueil de jeunesse d’Albert Camus, Noces.

C’est alors que par association d’idées je me suis souvenu que Camus avait fait son éducation intellectuelle dans une librairie d’Alger nommée Les Vraies richesses, tenue par Edmond Charlot qui fut aussi son premier éditeur. Puisqu’on parle ici de redistribution des richesses, où serait la vraie redistribution des vraies richesses ailleurs que dans un tel endroit ? Vraies richesses, quel beau nom pour une librairie, pour une médiathèque, pour tout ce qu’on voudra à part peut-être une banque, un supermarché Lidl ou un tabac. Quel beau nom surtout pour ce qui se peut partager simplement par la parole, par la lecture, par l’esprit.

J’ai tant de choses involables au fond de la tête et au fond du cœur, au fond du tiroir mais oui ! Tant de choses à redistribuer gracieusement sans que jamais cela ne me rende plus pauvre. Tiens, je connais, par exemple, une chanson de Brassens qui, comme toutes les chansons de Brassens, tombe à point nommé et nous tire tous vers le haut, voleurs comme volés : Ce que tu m’as volé, mon vieux, je te le donne…

Le questionnaire Calle-Bouillier (Dossier M, 2)

05/11/2022 Aucun commentaire

Je ne lis plus guère les Inrocks. Mais durant les années 2000 j’épluchais attentivement cette feuille de chou en branche, arbitre des élégances, et je me souviens fort bien de l’époque où chaque numéro voyait un artiste se soumettre au questionnaire conçu par Sophie Calle et Grégoire Bouillier qui, en ce temps, vivaient et travaillaient ensemble. Leur questionnaire était une variation, ou une actualisation, du trop célèbre Questionnaire de Proust, dont certaines des questions seraient à peu près impossibles aujourd’hui, même en tant que prétexte ludique pour lier bourgeoisement connaissance (Le fait militaire que j’admire le plus ? T’es sérieux, Marcel ? Mais la désertion, pardi ! Ces jours-ci j’admire énormément les soldats russes qui désertent !)

Je ne manquais jamais cette chronique qui en 22 questions plus ou moins biscornues faisaient le tour du propriétaire, et comme incidemment je venais de commencer à publier des livres et que je cédais assez facilement aux rêves de gloire, je me tenais prêt ! Ils pouvaient venir me poser leurs 22 questions, les Calle-Bouillier, j’aurais du répondant.

Près de 20 ans ont passé. Je déguste Le Dossier M de Grégoire Bouillier, livre gigantesque, bombe à fragmentation et à 6 faces. Je ne sais où il va me mener, mais loin, puisque je le lis sans me presser, en même temps que de nombreux autres livres, il m’accompagne sur le long terme. Peut-être que mon rythme adéquat est d’en lire un tome par saison et qu’il me faudra, mathématiquement, un an et demi pour en venir à bout ? J’ai lu le tome 1, Dossier rouge : le Monde cet été (et le récit de sa séparation avec Sophie Calle n’y est certes pas le passage le plus élégant, mais pas non plus le moins drôle) ; je viens de lire le tome 2, Dossier bleu : l’Amour en plein automne ; je me garde le tome 3, Dossier violet : le Réel pour cet hiver et ainsi de suite.

Quelle terrible merveille que ce tome sur l’amour ! N’ayons pas peur des hyperboles, c’est tout simplement le meilleur livre que j’ai lu sur le sujet, Stendhal peut se rhabiller, et même Liv Strömquist. L’amour dans toute sa démence, dans chacun de ses pleins et chacun de ses déliés, dans sa monomanie, sa contagion du monde, dans ses tremblements, dans son indécence, son anarchie, ses illusions plus réelles que la réalité, dans toute sa puissance de destruction et de délire en même temps que dans toute sa mièvrerie sentimentale de chansonnette… tout y est. On se souvient en le lisant qu’on ne vit pas tout-à-fait tant qu’on n’aime pas, qu’aimer c’est vivre pour de bon et ce n’est pas malheureux (du moins jusqu’à ce que ça le soit) et parfois on lève le nez du livre en se demandant si l’on est, si l’on a été, capable d’aimer ainsi que c’est écrit là, et d’être aimé ainsi, parce que sinon c’est pas la peine, mais aussitôt on se souvient qu’il ne sert à rien de se comparer puisque l’amour est toujours un cas particulier et encore heureux, alors on replonge dans le bouquin.

Enseigne-t-on l’amour à l’école ? Pourquoi non ? On apprend bien à lire et à écrire et à compter. On apprend nos ancêtre les Gaulois, les fables de La Fontaine, les équations du troisième degré et la loi d’Avogadro-Ampère. On apprend aux gosses des trucs très compliqués, vraiment ardus – et rien sur l’amour ? Rien sur ses arcanes ? Rien sur ses bienfaits et ses ravages ? Ses mirages et ses délices ? Sa chimie et ses pièges ? Rien sur le désir et les sentiments et comment concilier les deux ? Rien sur la passion et quoi en faire ? Rien sur les hommes et les femmes et comment ils peuvent s’accorder ? Comment c’est l’amour sous d’autres latitudes ? Comment on s’aimait à d’autres époques et si c’est la même chose aujourd’hui ? Non ? Rien de rien ? Alors que l’amour est universellement vanté et qu’il a le pouvoir d’occuper nos pensées bien davantage que toutes les tables de multiplication réunies. Alors que l’amour peut foutre en l’air une existence et même conduire aux pires violences et plutôt que d’y voir une criminelle ignorance, on parlera de crime passionnel. Et il n’y a que moi pour voir le problème ?
Et rien non plus sur la mort ? Rien sur l’angoisse et comment la supporter ? Rien sur la maladie ? Etc. Bon dieu, nous sortons de l’école complètement incultes des choses de la vie qui nous attendent et auxquelles nous ne couperons pas !
Nous abordons notre existence dans un état de complète ignorance.
Le Dossier M, livre 2, partie II, niveau 3.

Cette résurgence tardive du questionnaire, anecdotique (tout l’amour, tout le Dossier M peut-être, toute la vie si tu vas par là, est une accumulation d’anecdotes), m’a donné envie d’enfin répondre moi-même aux 22 questions. Voici mes 22 réponses.
Je vous invite à jouer chez vous, on comparera et on fera connaissance.

1) Quand êtes-vous déjà mort(e) ?
Je suis mort souvent, de manque d’amour. Je crois qu’on peut mourir de manque d’amour, pour de vrai. Mais pour ma part jusqu’ici je n’ai fait que semblant, métaphoriquement, je m’en sors bien.

2) Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je n’utilise plus de réveil-matin depuis le Grand Confinement. Je me lève quand je ne dors plus, voilà tout. Dans le meilleur des cas je me lève en reconstituant mes rêves de la nuit.

3) Que sont devenus vos rêves d’enfants ?
Les meilleurs, les plus poétiques, sont archivés dans la pop culture. Les autres, essentiellement consuméristes, qu’ils crèvent.

4) Qu’est-ce qui vous distingue des autres ?
Je suis très différent, comme tout le monde. Je suis le même, comme chacun.

5) Vous manque-t-il quelque chose ?
Oui, mais ce qui me manque me comble.

6) Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ?
Non, pas tout le monde. En revanche, n’importe qui. C’est ce qu’explique très bien le rat Rémy quand on lui demande si tout le monde peut être cuisinier dans le film Ratatouille. Lorsque je suis artiste, je vois bien que je suis n’importe qui mais que je ne suis pas tout le monde (cf. ci-dessus question 4).

7) D’où venez-vous ?
Et on peut savoir avec qui ? Et à cette heure-ci. Et dans cet état, en plus. Tu as bu ?

8) Jugez-vous votre sort enviable ?
Oui. Et je ne dis pas oui par pure culpabilité de petit bourgeois occidental bien nourri, je dis oui parce que je n’oublie pas qu’il y a quelques années j’aurais dit non.

9) A quoi avez-vous renoncé ?
Aux illusions de gloire. Par exemple, au mirage qu’un jour quelqu’un me demanderait de répondre à un questionnaire tel que celui de Calle-Bouillier, et que mes réponses paraîtraient dans les gazettes. Heureusement que j’ai le Fond du Tiroir.

10) Que faites-vous de votre argent ?
J’achète trop de livres. J’en achète que je ne lis même pas. Parfois en deux exemplaires quand j’ai oublié que j’avais le premier. Je les accumule, à ma décharge je les offre aussi. Parfois j’en édite, ce qui engloutit de plus grosses sommes en une seule fois. À ce vice près, je suis peu dépensier.

11) Quelle tâche ménagère vous rebute le plus ?
Tout ce qui relève de la propreté me semble pouvoir être remis à demain. Il sera bien temps de s’y mettre puisque justement ce sera un peu plus sale demain (Ton air est bon mais mon chant point/il s’ra peut-être pas sal’demain).

12) Quels sont vos plaisirs favoris ?
La scène. Le sexe. La compagnie et la solitude, selon biorythmes. Le sentiment d’être utile et le sentiment d’être inutile, idem. Faire rire les enfants (en faisant tourner des ballons sur mon nez en Alaska, par exemple). Les livres. Le cinéma. Les chats. La table. La forêt.

13) Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Des lettres manuscrites.

14) Citez trois artistes vivants que vous détestez.
Ça tombe mal : plus je vieillis moins je déteste. Je pourrais en lieu et place citer trois artistes qui me sont indifférents, mais comme ils me sont indifférents je les ai oubliés et je suis incapable de les citer.
Je sens bien que je m’en tire par une pirouette alors j’en cite tout de même un : Jeff Koons. Comme je l’ai détesté ! Et comme il m’est indifférent.

15) Que défendez-vous ?
L’émancipation, en tant que chemin individuel (les émancipations de masse me paraissent plus incertaines, plus autoritaires). Par trois voies : la connaissance, qui est toujours relative et pourtant toujours valeur absolue ; la liberté, idée géniale, dont le garde-fou est l’égalité, autre idée géniale ; la laïcité, encore une idée géniale. On ne me fera pas gober que ces idées-là ne sont que des spécialités régionales folkloriques, et que les prétendre universelles serait un réflexe de colon raciste.

16) Qu’êtes-vous capable de refuser ?
De jouer le jeu.

17) Quelle est la partie de votre corps la plus fragile ?
Le dos. La gorge. L’estime de moi.

18) Qu’avez-vous été capable de faire par amour ?
Cesser de râler. Puis admettre qu’il n’y avait pas tant que ça matière à râler, au fond.

19) Que vous reproche-t-on ?
Tout dépend du on. On me reproche d’en faire trop, tandis qu’on me reproche de ne pas en faire assez.

20) A quoi vous sert l’art ?
À débrouiller le monde pour ne plus me contenter de le subir.

21) Rédigez votre épitaphe.
Il a fait ce qu’il a pu
Mais ça n’aura pas suffi
Au diable philosophie
C’est fini n’en parlons plus !

22) Sous quelle forme aimeriez-vous revenir ?
Un arbre. Oh, tiens, un figuier.

Âme slave

28/10/2022 un commentaire

Oleksandra Matviichuk, avocate ukrainienne, reçoit le prix Nobel de la paix 2022… Formidable. Hélas la fortune de la TNT ne fera pas taire les bombes.

Je viens de lire avec fébrilité et terreur Z comme zombie de Iegor Gran, brûlot qui parle moins des films de Romero que de l’imaginaire russe, ledit Z étant celui qui orne les chars russes, devenu signe de ralliement nationaliste. Risquons le cliché : l’« âme russe » est admirable sans doute, pittoresque et poétique (ah Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov)… mais démentielle, délirante, ivre, paranoïaque, totalitaire, impérialiste et, pour l’heure, criminelle.

Moi qui déjà suis lecteur assidu des chroniques d’André Markowicz sur la guerre en Ukraine, je me vautre dans un cliché voisin du premier après lecture de Iegor Gran puisque me voici désormais convaincu qu’il est indispensable d’être au moins UN PEU russe, ainsi qu’un peu écrivain, pour tenter de décortiquer l’actuelle bouillie de la pensée russe. Markowicz et Gran qui cochent les deux cases (troisième exemple : Emmanuel Carrère – lisez Limonov) parviennent ainsi à la même conclusion, qu’un non-russe tel que moi (je suis certes un peu écrivain, mais cette qualité seule est insuffisante) ne se permettrait pas : perdre cette foutue guerre serait (sera ?) salutaire pour mettre un peu de plomb dans le crâne des Russes, leur recoller les pieds sur terre, les vexer.

Je me passionne pour la notion de vérité d’état, qui est le contraire de la vérité, ainsi que pour les mensonges en général (cf. le feuilleton du Fond du tiroir sur l’archéologie littéraire des fake news)… Dans Z comme Zombie, on peut dire qu’à chaque page je suis à la fois comblé et écœuré à vomir, merci. Les Russes ont inventé le village Potemkine, on dirait à présent que la Russie est un pays Potemkine dans un monde Potemkine.

Mais outre la disparition du lien avec le réel (Le faux est partout, Iegor Gran p. 129), ce pamphlet éclaire de nombreux autres recoins sombres de l’époque globale. Par exemple je relève au vol dans la presse ceci : « Hausse de 28 % des atteintes à la probité enregistrées en France entre 2016 et 2021. Ces atteintes regroupent les infractions de corruption, de trafic d’influence, de prise illégale d’intérêts, de détournement de fonds publics, de favoritisme et de concussion. » (lemonde.fr, 27 octobre 2022)

Je suppose que la globalisation et la banalisation de la malhonnêteté des riches (ainsi que de ceux qui veulent devenir riches), est contemporaine de la globalisation et la banalisation des pipeaux de propagande, deux symptôme d’un même mouvement de fond, et je m’empresse de mettre cette info directement en lien avec un extrait de Z comme Zombies lu le même jour :

Détester l’Occident tout en étant totalement inféodés à la consommation des produits occidentaux – la schizophrénie des Russes atteint une perfection dans la démesure de leur dépendance à ces deux mamelles qui font le sel de leur existence. Le boycott des marques par les citoyens consommateurs, tel qu’on le rencontre périodiquement en Occident, est impensable ici ; il serait perçu comme une maladie mentale. Vous ne trouverez pas un seul zombie qui militerait pour la décroissance ou la limitation volontaire de la consommation personnelle pour protéger les ressources naturelles, limiter la souffrance animale ou réduire l’empreinte carbone. On vomit l’Occident et on bave devant ses produits avec un élan identique et une sincérité que l’on pourrait qualifier d’enfantine tellement la contradiction, pourtant flagrante, entre ces deux positions reste dans l’angle mort de la plupart des russes. (p. 130)

Quand les Russes constatent que les plus grands yachts du monde, les plus beaux châteaux, les montres de collection les plus rares appartiennent à des oligarques et des fonctionnaires russes, ce n’est pas de la jalousie qu’ils ressentent mais du contentement, comme s’ils étaient eux aussi, par ricochet, des rayons de soleil, baignés dans ces reflets d’or. Loin de remarquer que toute cette richesse provient de la spoliation dont ils ont été victimes, ils ont une admiration candide pour Abramovitch, Ousmanov, Deripaska, Potanine [litanie de noms d’oligarques] et les autres, car ce sont des gars « qui en ont », et c’est pourquoi ils sont en train de s’offrir l’Occident, qui se soumet – suprême jouissance !
Les inégalités ? Mais c’est encore heureux qu’il y en ait ; les inégalités sont une preuve du dynamisme de nos élites, de leur roublardise, de leur supériorité darwinienne sur les miséreux losers, ces lokhi comme on les appelle péjorativement depuis les années 1990. Un lokh, c’est celui qui se fait entuber, celui qui travaille dur et gagne peu, qui subit, le tâcheron, le minable que la vie économique exploite. Par extension, on classe en lokh le type honnête, l’idéaliste naïf, celui qui s’abstient de voler l’État ou l’entreprise où il travaille, celui qui n’a aucun passe-droit et peu de relations. Il ne mérite aucune compassion, aucune pitié – c’est un lokh ! (…) Proposez [aux Russes] d’échanger leurs ultra-riches parasites contre des minima sociaux dignes de ce nom et ils vous traiteront de populiste, de dictateur, d’envieux, de gauchiste et de lokh. (pp. 139-141)

Au temps pour l’idiosyncrasie russe. Pour le coup, je contredis ce que j’ai écrit plus haut. Ici les caractéristiques de l’âme russe semblent familières, très partagées, et un peu françaises aussi. Macroniennes, à tout le moins.

Un jeton dans le bastringue

21/10/2022 un commentaire

C’est reparti.
Tout va reprendre ! ce Sarabbath ! Vous entendrez siffler d’en haut, de loin, de lieux sans noms : des mots, des ordres… Vous verrez un peu ces manèges !… Vous me direz…

Après Guerre au printemps, un nouvel inédit de Louis-Ferdinand Céline sort en librairie pour cet hiver : Londres. Le synopsis semble connu puisque c’est celui de Guignol’s Band, donc ce roman est sans doute une variation sur un thème déjà lu. Bien sûr que je le lirai, mais je ne me précipite pas, je prends mon temps, comme pour le précédent.
En attendant, le hasard fait (ceux qui savent, savent qu’il n’y a pas de hasard) que je lis beaucoup de Robbe-Grillet ces jours-ci. Or au 12e chapitre de sa Préface à une vie d’écrivain, je lis ceci qui est l’un des propos sur Céline les plus intelligents qui me soient passés sous les yeux :

C’est la forme de l’écriture qui critique le monde, ça n’est pas du tout les histoires qu’on raconte. Les grands romans soviétiques qui glorifient la révolution, le peuple, les lendemains glorieux sont une littérature parfaitement réactionnaire. Tandis qu’au contraire un écrivain qui va mettre en cause l’écriture même du monde va être lui [révolutionnaire]. Il ne faut pas du tout s’étonner du cas de Céline, ce n’est pas un cas à part. Céline est ce qu’on devrait appeler un écrivain de gauche bien qu’il ait été d’extrême droite. Il portait l’esprit d’une révolution, on ne peut pas en dire autant de beaucoup de bons esprits de gauche de l’époque, qui au contraire faisaient de la littérature de droite. (…) Pourquoi est-ce que j’ai connu Céline très tôt alors que je ne connaissais pas du tout la littérature, c’est parce qu’il était d’extrême droite. Mes parents étaient d’extrême droite, ce qu’on lisait c’était les chroniques de Brasillach dans l’Action Française où l’on parlait de Céline, on ne parlait jamais d’André Breton. Céline avait la chance d’être antisémite donc on pouvait en parler à la maison. Et il se trouve que c’est le grand écrivain révolutionnaire !

Bravement, je reproduis ces lignes intéressantes sur Fachtreubourk… Immanquablement, la mention de Céline crée la polémique, sacré Ferdine et sacré Fachtreubourk, ils ne déçoivent jamais !
Sous mon post, deux commentaires apparaissent, deux malentendus, deux jugements avec lesquels je ne puis être d’accord et auxquels il me faut répondre, je réponds.

YG écrit sur mon mur :

Merci Fabrice pour ces trouvailles. Merci de distiller ces perles d’intelligence.On peut donc être catalogué à l’extrême droite et être révolutionnaire. Dans un monde soumis à l’injonction progressiste être conservateur est donc devenu révolutionnaire. Logique en somme.

Je me sens obligé de répondre :

« Pas d’amalgame » comme dit l’autre !
Je ne t’accompagnerai certes pas jusqu’à l’idée générale Être conservateur est donc devenu révolutionnaire, qui ne concerne que ce que l’on appelle la révolution conservatrice. Celle-ci a fort peu à voir avec la littérature, où l’idée de Robbe-Grillet (la révolution est dans l’esthétique et non dans le discours), pour brillante qu’elle soit, ne saurait s’ériger en cas général, ni autoriser à qualifier par principe et par paradoxe de révolutionnaire toute idée conservatrice : les contemporains de Céline classés dans la même case politique que lui (Rebatet, Brasillach, Chardonne, ou même Morand…) étaient des réacs dans le fond ET dans la forme !

Puis, FD écrit sur mon mur :

Je vais certainement me faire lyncher. Mais les premiers livres de Céline que j’ai eu entre les mains étaient ? L’école des cadavres et Bagatelles pour un massacre. C’était tellement nauséabond que je n’ai jamais pu lire autre chose de lui. Il avait peut-être du talent, beaucoup le disent mais j’ai toujours à l’esprit les précédents cités.

Je me sens obligé de répondre :

Non non pas de lynchage.
Le Fond du tiroir est, par principe, contre le lynchage.
Cependant je me permets de trouver dommage que vous n’abordiez Céline que par ces deux livres-là précisément (quelle drôle d’idée ! ou quelle malchance !), deux livres pénibles, polémiques, répétitifs, de circonstance, deux livres « engagés » et fourvoyés… plutôt que par son œuvre romanesque. C’est un peu comme si vous vous contentiez, pour vous forger une opinion sur Eluard, d’avoir lu sa vibrante Ode à Staline (1950), ou sur Aragon, son confondant éloge du goulag qui enfin dressera l’homme nouveau (Pour un réalisme socialiste, 1935).
Ces deux interventions/réactions à l’actualité n’épuisent pas leurs auteurs respectifs et sont seulement susceptibles d’épuiser leurs lecteurs (1).
Bon, de même, Bagatelles pour un massacre existe, mais ce n’est pas le meilleur livre de Céline.
De même qu’il est préférable, en principe, de lire un grand roman épique et total tel Voyage au bout de la nuit plutôt qu’un pamphlet fulminant torché en vitesse, il vaut également mieux lire un livre qu’un post Facebook. J’en profite pour rappeler à toutes fins utiles que mon opuscule Lettre ouverte au Dr. Haricot de la Faculté de Médecine de Paris est toujours en vente au Réalgar.

Ah et j’ai même un certain PL qui juge bon d’écrire :

Mouais, le fumeux poncif du « style contre les idées » : Robbe-Grillet était apparemment aussi mauvais critique qu’écrivain ou cinéaste.

Mais là, j’atteins mes limites et m’abstiens de répondre. L’idée que l’on peut discuter avec tout le monde par la magie d’Internet est un leurre.

__________________________________________________________

(1) – On peut sans avoir à réfléchir trop longtemps citer un exemple plus contemporain : il est fortement conseillé, avant d’exprimer le moindre avis sur l’écrivain Virginie Despentes, d’avoir lu autre chose que sa chronique « On se lève et on se casse » ou, pire encore, sa déclaration d’amour débile aux frères Kouachi parue dans les Inrocks. Elle aussi vaut mieux que ça.

« J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. […] Je les ai aimés jusque dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant “on a vengé le prophète” et ne pas trouver le ton juste pour le dire. Du mauvais film d’action, du mauvais gangsta rap. Jusque dans leur acte héroïque, quelque chose ne réussissait pas. Il y a eu deux jours comme ça de choc tellement intense que j’ai plané dans un amour de tous – dans un rayon puissant. »
Virginie Despentes, Les Inrockuptibles du 17 janvier 2015, 10 jours après le massacre dans la rédaction de Charlie Hebdo.

Nobelle

06/10/2022 Aucun commentaire

Youpi !

Pour une fois qu’à l’annonce du Prix Nobel de littérature on s’écrit Youpi ! plutôt que C’est qui çuilà déjà, eskilé seulement traduit en français ?

Rétrospective Annie Ernaux, écrivaine extrêmement importante pour moi comme pour les faiseurs de Nobel : il a été question au Fond du Tiroir de…

  • Les années Super 8 : ici.
  • Passion simple & L’événement : ici.
  • Regarde les lumières mon amour (collector ! ma correspondance avec madame Ernaux !) : ici.
  • Hôtel Casanova : ici.

…et bien sûr Les Années, somme récapitulative et chef d’œuvre, ici et là et un peu partout…

Pellicules et bobines

01/10/2022 Aucun commentaire

Vu Les années super 8, film qu’Annie Ernaux a composé avec son fils à partir de leurs films familiaux en super 8 des années 70.

Ce montage d’archives familliales est passionnant et, pièce à part entière du puzzle de l’œuvre d’Ernaux, me fait en gros le même effet que ses livres : quand elle parle d’elle, elle parle toujours un peu de nous, et de moi.

Moi aussi quand j’étais petit je rêvais d’une caméra super 8 parce que je rêvais de m’approprier le cinéma qui était, pensais-je, la plus belle chose du monde (c’était avant que tout le monde prenne des vidéos avec son téléphone, c’était même avant le camescope). La caméra super 8, parmi toutes les choses qui incarnaient l’épanouissement consumériste des Trente Glorieuses, était l’une des plus désirables. Je n’en ai jamais possédé, je suis resté avec ce désir-là, jusqu’à ce que les caméras super 8 disparaissent de la circulation, voire un peu après.

Tout film super 8 documente un peu ce rêve-là, le rêve d’avoir le cinéma chez soi (le home cinema est un concept distinct), le rêve d’être le cinéma à la place du cinéma, en plus de documenter la vie très locale (la biographie du filmeur et des filmés) et très globale (l’époque en personne).

Et aujourd’hui, quand je regarde des photos ou des films intimes d’il y a 40 ou 50 ans, j’éprouve des sentiments complexes qu’Annie Ernaux cerne mieux que je ne saurais le faire.