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Mot clé : ‘la mèche’

La peau de la Mèche

18/09/2009 5 commentaires

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Au départ, il y avait La Mèche, livre joyeux et crypté, délicieusement enluminé par Philippe Coudray, édité par les éditions Castells à l’automne 2006. Tout de suite après, les éditions Castells se sont évanouies dans l’éther, avant d’avoir jamais donné de distribution sérieuse à ses livres… et j’en ai le coeur brisé, parce que je considère La Mèche comme mon livre potentiellement le plus grand-public. Il n’a pas « trouvé son public », comme on dit pour se consoler. Je l’ai défendu autant que j’ai pu – cf. cette exégèse dont j’ignore si elle était judicieuse… Mais attention, si vous lisez ce mode d’emploi en entier, certains secrets vous seront dévoilés, tant pis pour vous… Il vaut mieux ne lire la résolution qu’après avoir lu La Mèche… Ce qui est difficile, puisqu’il est introuvable… Vous saisissez le truc ?

Je supposais que plus aucun exemplaire n’était en circulation, mais je viens de remettre la main sur 8 (huit !) exemplaires de la Mèche, des invendus qu’un libraire tentait depuis plus d’un an, le malheureux, de restituer à l’introuvable Castells… Si quelqu’un dans la salle est preneur, qu’il m’écrive. Bon, ce microstock tombé du ciel peut dépanner, souder pendant la disette, mais ce n’est pas lui qui va, à proprement parler, faire exister ce bel ouvrage.

Depuis trois ans, je frappe aux portes des éditeurs et j’essaye de les convaincre de la beauté, de la malice, et de l’originalité de ce conte post-moderne… Peine perdue. Personne, personne, personne n’en veut. Pire que la fin de non-recevoir ordinaire, on me déclare à l’occasion : « Oui, c’est très bien. Mais je n’en veux pas, parce qu’il a déjà été édité… Je veux de l’inédit, je suis un éditeur qui découvre, pas un recycleur… » Double peine, donc : les éditions Castells n’ont pas permis de faire vivre ce livre, mais l’empêchent, de facto et post-mortem, de renaître ailleurs.

Je me résous, non sans soupirs, à l’éditer au Fond du tiroir. Mais je sais pertinemment que c’est un contre-sens : le Fond du tiroir a été conçu pour des expériences confidentielles et underground, pas pour des romans jeunesse grand-public (ces romans fussent-ils eux-mêmes très expérimentaux, et bizarroïdes). Intégrer La Mèche au catalogue du FdT certes m’attire (revendiquer enfin pleinement la production de cet opus qui m’est cher), mais change mes plans… Pour bien faire, c’est-à-dire pour donner à ce livre la visibilité qu’à mon sens il mérite, il me faudrait travailler avec un distributeur… Modifier très sensiblement la structure et les ambitions du tiroir ailé… « Fond du tiroir distribué » est un oxymoron.

J’en suis là de mes réflexions ( « Vive l’oxymoron nom de Dieu ! »), qui achoppent sur l’aspect financier des choses… Un distributeur, ça coûterait cher… De toute façon, les caisses du FdT sont vides (la crise que voulez-vous, la crise partout partout), et si je réimprime, ce sera quelque part, loin, en 2010… En attendant cette résurrection fantasmatique, je remets une dernière fois le texte sur le métier, je relis et recorrige La Mèche… Puis une nouvelle dernière fois… Puis une autre dernière fois… Puis une quatrième… Je l’aime énormément, ce livre, comme si je l’avais écrit ce matin. Et j’échange quelques mails avec Philippe Coudray. Sa couverture (ci-dessus) me convenait parfaitement, mais Philippe me suggère (Patrick F. Villecourt abondant dans son sens) qu’un changement d’édition se marque plus naturellement et plus fermement par un nouvel emballage.

Philippe : Le fait de changer la couverture est peut-être nécessaire si le livre a déjà été distribué (sinon les libraires risquent de le refuser parce qu’il reconnaîtront un livre qu’ils ont déjà vu). Maintenant, il faut trouver une idée de dessin de couverture. Je vais y réfléchir. Si tu as des idées, n’hésite pas !

Mézigue : Voilà la première idée qui me vient, brainstorming sous un crâne à moi tout seul. La mèche, c’est à la fois la bougie et le secret… Ce double sens m’évoque des jeux d’ombres et de lumière… Reprendre les deux personnages qui se font face, et jouer sur les secrets qui se cachent dans leurs ombres, de part et d’autre puisque la bougie est au centre… En outre, l’un des « secrets » en jeu dans le livre, c’est l’âge de Lila : au début, elle fait croire qu’elle est une petite fille, et à la fin elle avoue qu’elle est une adulte – or les ombres permettent des illusions sur la taille des personnages… Est-ce que cette improvisation te cause ?

Eh bien oui, elle lui a causé : en un rien de temps, ce grand professionnel m’adresse la maquette suivante :

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J’émets des remarques : Effectivement, les ombres portées donnent à la couverture un aspect beaucoup moins premier degré. C’est intéressant, et pertinent pour une réédition : variation sur le même thème, mais avec une ambiguïté en plus… En outre, graphiquement parlant, j’aime bien l’ajout de la base bleue au sol.
J’ai toutefois une réserve, qui porte sur les deux « visages » des ombres :
– Lila « adulte » semble porter une coupe afro, et on se demande pourquoi. Je suggère qu’elle porte plutôt une queue de cheval, comme celle que porte sa maman telle que tu l’as dessinée. Ainsi, une autre ambiguïté s’ajoute, sous-jacente : le couple d’ombres, sont-ce les parents de Lila, ou alors Lila plus tard, avec son mari, qui sait ?
– Quant à l’ombre du visage du père Noël, je la préfèrerais de profil : ainsi, on pourrait voir en majesté le tarin proéminent (voire, les lunettes) qui est (qui sont) le (les) signe(s) distinctif(s) du papa.

– Mais surtout, je trouverais préférable que les deux ombres soient de profil pour qu’on ait l’impression qu’elles se regardent ! qu’elles partagent le secret, en silence, mais sans se quitter des yeux… une complicité père-fille, une relation « de mèche » dans l’ombre, au fil du temps… Qu’en dis-tu ?

Et cet immense professionnel de me renvoyer ceci, dans la foulée, intégrant scrupuleusement mes desiderata :

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Cette fois, sans nous vanter, nous sommes bons. Plus qu’à.

Plus qu’à ronger son frein, oui, attendre Noël… Pour tromper l’impatience, intéressons-nous à autre chose. Le monde est si vaste. Philippe Coudray, authentique original, à l’ancienne, s’intéresse ainsi à la cryptozoologie, et en a fait le sujet de son dernier livre. Hé ben mon vieux.

Ou bien, pour faire le lien avec l’article précédent, on peut continuer de s’intéresser au sort des sans-papier et prendre dans ses bras le petit Chama Dieumerci, 6 ans. Comme Philippe Coudray (photo 10 du diaporama) ou moi-même (photo 30).

Retour de mèche

21/06/2010 un commentaire

En ce jour du solstice d’été, j’annonce solennellement le retour du livre célébrant le solstice d’hiver. La réédition au Fond du Tiroir de La Mèche, version revue et corrigée, mais toujours bénéficiant des splendides enluminures de Philippe Coudray, arrive. On peut admirer les étapes de la re-création de la couverture, et même commander l’ouvrage.

Qu’est-ce que La Mèche ? Le premier livre de « littérature jeunesse » au Fond du tiroir ; la réédition d’un livre jadis publié par les éditions Castells et introuvable ; une sorte de conte de Nöel pour enfants y compris vieillis… Mais encore ? De quoi parle-t-on ? Puisque Noël n’y est, bien sûr qu’un prétexte.

Attention spoilers !, comme on dit quand on cause séries télé. Ce qui suit dévoile les coulisses du livre et vous privera d’un certain plaisir si vous ne l’avez pas encore lu. Dans ce cas, n’allez pas plus loin, contentez-vous de savoir que, si je tiens à inscrire la réincarnation de ce livre au FdT, c’est que j’en suis particulièrement fier et allez plutôt lire autre chose.

La Mèche, mode d’emploi

(première parution sur le blog, 14 avril 2008)

(Ci-dessus : la première version, inédite, de la couverture, par Philippe Coudray. Je la trouvais mignonne, mais trop statique. Philippe, très pro et très rapide, a dessiné dans la foulée la seconde version, devenue définitive – jusqu’en 2010)

La Mèche fut, de mes livres (hors FdT), celui qui recueillit le moins d’écho. Par conséquent, j’incline à penser que c’est le plus réussi. Je l’aime, je trouve qu’il est ce que je peux faire de mieux dans le genre expérimental-tout-public. Je suis prêt à le défendre contre toute adversité ; hélas ! il n’est même pas attaqué. J’ai eu tout de même l’occasion de faire son apologie, comme on va le lire. Les seuls échos qu’il eut furent une notule dans le Monde (merci Philippe-Jean Catinchi), un commentaire sur le blog d’un libraire (merci Fabrice-le-libraire, et enfin un article dans Livre & Lire, le journal de l’Arald :

L’ARALD m’aime bien, me le prouve régulièrement, et j’éprouve pour elle une immense gratitude. J’ai pourtant pris ombrage de cet article mécaniquement bienveillant, et gentiment condescendant. J’ai donc pour cette fois dérogé à la règle d’or : « Never complain ! Never explain ! », et en septembre 2007 me suis fendu d’une lettre ouverte à Jean-Marie Juvin, auteur de l’article. Voici ce droit de réponse, mais attention : ce texte, portant la lumière sur certains secrets, est à même, selon les cas, d’enrichir ou de gâter la lecture de ce beau livre.

« Cher M. Juvin,

Je viens de feuilleter le dernier numéro de Livre et Lire, et j’ai vu avec plaisir que vous y aviez consacré une notule à mon livre pour enfants, La Mèche. Je vous en remercie bien sincèrement, mais je me permets de ne pas être d’accord avec l’analyse que vous en tirez. (Je vous prie d’ores et déjà de me pardonner ce qui, dans la présente réclamation, vous apparaîtra peut-être comme de la cuistrerie, mais que voulez-vous, Livre et Lire est une feuille de chou régionale, un organe de proximité ! il est donc lu illico, et presque exclusivement, par les personnes prioritairement concernées – les auteurs en première ligne – qui risquent fatalement de trouver à redire…)

Je crois que vous êtes passé à côté de l’ambition de ce livre ; mais je ne vous le reproche pas, au contraire je me remets moi-même en question suite à ce malentendu, qui peut également signifier que c’est MOI qui suis passé à côté de mon ambition, et que je n’ai pas réussi à aboutir dans ce livre l’idée que je m’en faisais. Ma foi, cela me fournit l’occasion de m’expliquer.

Vous dites : « Lila apprend à lire, et c’est peut-être aux enfants du même âge que s’adresse le mystère de ce récit ». Je suis en désaccord formel et radical.

Ce texte, long et pas si simple, ne pourra être accessible aux enfants en apprentissage (6 ou 7 ans) que s’il est accompagné par une lecture d’adulte. Certes, je me suis efforcé, et avec joie, d’écrire à portée de main des plus jeunes, de les faire rire (c’est important) et vous me rendez grand honneur en me prêtant des efforts pour retrouver l’élan de l’enfance, c’est-à-dire sa jugeote, son émerveillement, sa perplexité face à ce que les adultes tiennent pour important (je m’inscris ici dans une tradition que l’on peut qualifier de « Petit-Nicolas », et d’ailleurs j’ai trouvé mon Sempé : Philippe Coudray – je n’ai pas lieu de me plaindre de ma fortune graphique…)

Toutefois, je crois, j’espère, que le public susceptible d’y puiser son miel est plus âgé, et surtout plus vaste, que la seule classe de cours préparatoire : des enfants bon lecteurs qui déjà se souviennent de « quand ils étaient petits », des enfants qui le reliront à des âges divers (Noël après Noël, oui, car un rite se réitère, comme un livre se relivre, à la fois identique et différent à chaque répétition), et des adultes.

Car voici la phrase de votre critique que je voudrais discuter par-dessus tout : « On peut regretter que la parole des adultes se borne à déflorer la seule véracité du Père Noël ». Autant vous dire franchement la vérité : l’objectif de ce livre était de déflorer bien autre chose, et de constituer une métaphore globale de la littérature jeunesse – peut-être de la littérature tout court ; vous mesurez combien l’affaire est sérieuse.

Dans le dernier chapitre, à l’issue de force considérations sur les adultes qui, sans tout à fait mentir, font semblant à divers égards, Lila avoue qu’elle-même a menti, ou plutôt qu’elle faisait semblant depuis le début du livre : elle n’est pas du tout une petite fille de 6 ans, ni même une petite fille de 12 ans qui se souviendrait de sa prime enfance, comme elle le laisse croire à l’autre bout du livre. Elle est tout bonnement une adulte, et même une mère de famille, une femme qui a conscience qu’elle s’adresse à des petits enfants semblables sans doute à celle qu’elle était autrefois ; une femme qui, pour la bonne cause, comme font tous les auteurs de littérature jeunesse, a fait semblant – Lila a joué un rôle pour raconter son histoire. Mais, contrairement à ce que font ordinairement les auteurs pour enfants, elle accepte de révéler in fine la supercherie – comme un auteur, ou un acteur, qui tomberait le masque. Sans me hausser du col indécemment, je tiens ceci pour original.

Car la littérature pour enfants est écrite par les adultes : je crois qu’en disant ceci, je brise un tabou de polichinelle au moins équivalant à « Le Père Noël n’existe pas » : tout le monde le sait, personne ne le dit. En mettant en scène sous forme romanesque cette profanation majeure, cette fois-ci, je ne m’inscris plus dans aucune tradition de la littérature jeunesse (plutôt dans une mise en abyme et dans un soupçon très « Nouveau roman », par exemple – la littérature jeunesse n’ayant pas accompli ce type de révolution moderniste et n’en ayant peut-être pas besoin), mais précisément, La Mèche est un livre sur les traditions qui se perpétuent en se modifiant, paradoxe ! J’ai voulu faire, voyez un peu l’ambition, de l’anthropologie pour enfants : papa, c’est quoi, un rite ? Eh bien, mon enfant, prenons l’exemple de Noël… Cette réappropriation, réactualisation, de ce qui nous fut donné est la découverte la plus profonde de Lila : « Un rite, c’est bien, mais seulement si on perfectionne de soi-même l’invention année après année » (chapitre 10). À cet égard, je pourrais aussi pinailler sur votre appréciation, qui fait de la Mèche un livre « nostalgique », mais j’aurais peur d’abuser de votre patience, je reviens donc à une question plus cruciale : le mensonge.

Or, si mensonge il y a, quelle est donc cette « bonne cause » censée le justifier ?

Point commun entre le mensonge littéraire et le mensonge de Noël : la « bonne cause » est la recherche de connivence entre l’adulte et l’enfant, condition nécessaire afin que quelque chose se transmette. Tricherie assimilée par les enfants vers 6 ans, et qui tout compte fait ne gâte rien (ils continuent d’aimer Noël même quand ils savent que le Père Noël n’existe pas ; ils continuent d’aimer les fictions même quand ils savent que c’est pour de faux toutes ces histoires), tricherie qui ne fait qu’ajouter du sel à leurs relations avec les adultes et avec les secrets, tricherie qui les invite à jouer avec ces notions, tricherie qui les invite à ne pas être dupe, nouveau paradoxe ! Grandir, c’est apprendre quoi faire des secrets, de ceci je suis convaincu ; et voilà formulé le sujet exact de La Mèche, plutôt que, au premier degré, la fête de Noël.

La Mèche du titre est donc bel et bien à prendre au sens de « complicité » (un adulte est de mèche avec un enfant, comme un auteur avec son lecteur), plutôt qu’au sens trop explicite de « secret ».

Ceci dit il y a bien sûr autre chose, et le secret est naturellement une facette capitale du livre. À cet égard, je vous précise que La Mèche est un livre oulipien, composé selon un jeu de contraintes censé faire apparaître le secret à qui sait lire les petits caractères. Il existe plusieurs messages cachés dans la trame du texte, mais le message majeur, la colonne vertébrale, la « mèche » elle-même se trouve lisible ainsi : si vous mettez bout à bout le premier mot de chaque chapitre, vous obtenez une phrase qui est en quelque sorte la morale du conte, LE secret de Noël, celui qui n’est jamais exprimé littéralement dans l’histoire. Les indices sont nombreux pour permettre cette lecture truquée, dès le sous-titre du livre, qui est je vous le rappelle : « secret en douze coups » – et en effet, après chaque nouveau « coup » de l’horloge, un chapitre s’ouvre par un mot en gros caractère. C’est sans aucun scrupule que je vous dévoile ce secret de fabrication (que je vous vends la mèche), puisque vous n’aviez guère de chance de le découvrir seul : vous n’êtes hélas pas un enfant. En effet, d’après toutes les impressions de lecture que j’ai recueillies, les seules personnes à avoir reconstruit ce secret par leurs propres moyens, sans que je les aiguille, sont tous des enfants : zéro adulte n’a percé le mystère comme un grand, n’a eu cette jubilation ni ce sens de l’observation. Une bibliothécaire est même venue me dire : « Dites donc, un enfant dans ma bibliothèque m’a fait remarquer une chose incroyable : si on prend le premier mot de chaque chapitre, on arrive à une phrase qui veut dire quelque chose ! Sapristi ! Eh bien, il est fort, ce môme, non ? Mais dites-moi, vous aviez fait exprès, ou quoi ? ou alors c’est votre éditeur qui en a eu l’idée à la fin ? » Cette réaction m’a à la fois un peu vexé (comment aurais-je pu ne pas faire exprès quand cette phrase cryptée est le livre même !) et enchanté : pour le coup, oui, c’est avec les enfants que je suis de mèche, et j’en suis fort aise. J’ai laissé un cadeau au pied de leur sapin, ils l’ouvrent et le découvrent, et la joie de l’élucidation oulipienne est la récompense de leur fraîche perspicacité.

Bien cordialement, joyeux noël à vous, et avec mes excuses pour ces longues récriminations suite à un papier qui, somme toute, était positif,

Fabrice Vigne »

Bibliographie succincte (très succincte) : Le Père Noël supplicié de Claude Levi-Strauss, lui aussi réédité, voyez comme c’est curieux, avec une couve qui a pris des couleurs, vert et rouge.

La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir.

Pas mal, Pascal

01/04/2024 Aucun commentaire

Petite anecdote spéciale Pâques.

L’une des participantes les plus assidues et enthousiastes de nos ateliers de création de chansons est la pittoresque Chantal B., que je vous résume ici en trois gros traits : énergie de bulldozer, langage de charretière, coeur d’or.
Or, durant notre dernier stage en date, le week-end passé, je l’ai observée à l’heure du repas attraper le pain et, machinalement, tout en regardant ailleurs et en participant à la conversation, dessiner de la pointe du couteau une croix sur la croûte, avant de débiter le pain en tranches et de le distribuer autour de la table.
Il m’a fallu plusieurs jours pour identifier la réminiscence que ce geste discret avait fait remonter en moi.
Lorsque j’étais enfant, je passais une bonne partie de mes vacances d’été dans le village natal de mon grand-père, Villar Focchiardo, entre Suse et Turin, Piémont italien. Là-bas, nous étions hébergés par la belle-soeur de mon grand-père, autrement dit la veuve de son frère aîné resté au pays au lieu d’émigrer en France. La grand-tante Lucinda, très gentille, très généreuse, très bavarde, très active à ses fourneaux, très grosse et très fière des enfants de sa lignée surtout s’ils étaient des garçons, bref cochant toutes les cases du cliché « Mamma italienne » que je ne connaissais pas, avait ce même geste, oui, ça me revenait à présent. Elle signait toujours ainsi sa miche de pain avant de la trancher et de la partager.
Intrigué, j’attendais l’heure des repas juste pour la voir refaire ce geste (ainsi que, si je suis honnête, pour manger ses escalopes milanaises), pour assister encore et encore à ces deux caresses perpendiculaires au couteau, geste que personne n’accomplissait du côté français de la famille. Mon grand-père lui-même, farouchement athée et se méfiant des curés, jamais n’aurait cédé à pareil rite domestique et prandial relevant de la superstition et de la « bondieuserie » . Mais du haut de mes 6 ou 8 ans, et tout en avalant une escalope de plus (« Mangia ! Mangia ! » disait-elle en riant), j’aimais quant à moi beaucoup ce geste. Je le trouvais très joli en plus d’être exotique, rassurant puisque régulier, mystérieux et gracieux comme une passe magique – ce qu’il était assez exactement, au fond.
Il m’a fallu des années ou peut-être des décennies avant d’identifier correctement la signification de cette bénédiction, qui a, pour ce que j’en sais, partie liée à la Cène et à ses obscurs symboles cannibales et sacrificiels (Mangez, ceci est mon corps, Matthieu 26:26).
Mais déjà, à 6 ou 8 ans, je retenais confusément qu’il fallait traiter le pain d’une façon particulière, qu’il méritait un sort spécial : si le pain est avant chaque repas sacralisé, c’est parce qu’il est déjà sacré, la croix dessinée sur lui n’est qu’un rappel.
Que le pain soit sacré parce qu’il est consubstantiel au corps d’un surnaturel Messie mort-vivant plein de super-pouvoirs me semblait et me semble toujours une calembredaine ; en revanche, que le pain soit sacré parce qu’il nous nourrit, apaise notre faim et nous procure du plaisir individuel et collectif, et tout ceci parce qu’en amont quelqu’un, très humain et pas plus divin que vous et moi, l’a préparé, pétri et cuit, et qu’un autre, plus tôt encore, a fait pousser du blé en cultivant la terre… Oui, voilà qui me semblait suffisant pour motiver un minuscule geste propitiatoire et reconnaissant, en deux traits de couteau qui signifiaient, ni plus ni moins, « Bon appétit » .
En somme, à 6 ou 8 ans je tentais de réconcilier dialectiquement l’anarchisme libre-penseur de mon grand-père et la bigoterie de ma grand-tante : j’étais perplexe face aux dogmes religieux mais j’adorais les rites. Double disposition dont témoignent nombre de mes livres, de La Mèche à Nanabozo.

Voilà, joyeuses Pâques à toutes et tous, ceux qui croient au ciel, ceux qui n’y croient pas.
Fête de Pâques qui, si vous voulez mon avis, est moins la célébration de l’improbable résurrection du Christ que la fête du chocolat. Gloire au chocolat ! Introduit en Europe environ 16 siècles après la crucifixion du Christ (plaignons-le, il n’en a jamais mangé), grâce aux vaillants et très chrétiens conquistadors qui ont exterminé les populations précolombiennes au nom du seul vrai dieu (et de l’or) !

Dessiner des moustaches à Hitler

05/02/2024 Aucun commentaire

Je viens de venir à bout de The Crown sur Netflix, l’ambitieux biopic d’Elizabeth II, en une cinquantaine d’heures. Je me suis laissé faire. Moi qui, quoiqu’ayant de la sympathie pour la Reine pour d’anciennes raisons littéraires, n’ai globalement rien à secouer des têtes couronnées. Mais voilà : l’enjeu de cette série est supérieur à celui desdites têtes, selon le principe bien connu des deux corps du roi, expliqué au fil des épisodes avec intelligence et pédagogie. La Couronne du titre, outre l’accessoire bling-bling qui ceint le royal front, désigne maintes autres choses : une famille, un clan, une classe sociale, une histoire, la continuité de cette histoire, un privilège autant qu’un sacerdoce, un savoir-vivre, et par métonymie l’Angleterre tout entière, un empire (dont la continuité, quant à lui, est rompue), le commonwealth… voire, puisqu’aux dernières nouvelles le Royaume Uni serait toujours une démocratie, La Couronne désigne le peuple britannique lui-même. Aux questions, c’est quoi l’Angleterre, c’est qui les Anglais, une réponse commode : regardez The Crown.

J’ai pris, au début de cette fastueuse fresque, plus de plaisir que je croyais ; à la fin un peu moins que je ne l’espérais : c’est que les premières saisons ont un indéniable souffle de légende dorée historique, quand les dernières ressemblent davantage à une compilation de presse people, et, à force de se laisser faire par l’empathie et l’ingurgitation passive devant Netflix, le spectateur réalise qu’il a glissé insensiblement de Shakespeare à Gala. Peu importe, le spectacle reste de très haut niveau, surtout sur une telle durée (quelle série, aujourd’hui, a encore le luxe de se déployer durant six saisons ?) et les Angliches, on en dira ce qu’on voudra, qu’ils sont ceci-cela, mais ils ont par tradition les meilleurs acteurs du monde, et cela grâce à Shakespeare, pas grâce à Gala.

Le soixantième et dernier épisode enlève le morceau, et, en moi, a arraché des larmes, même pas peur de l’avouer : spéciale dédicace à un cornemuseux que je connais, c’est bien la scène avec le bagpipe qui m’a fait chialer. Quel instrument puissant, quand même.

Mais voilà que ce dernier épisode a fait remonter, outre l’eau de mes yeux, un souvenir de collège que je croyais définitivement évaporé. On nous narre notamment une connerie de jeunesse du prince Harry, le cadet rouquin du prince de Galles, le loser qui ne sera jamais roi puisque son aîné est vivant et même père de famille, qui gardera donc toute sa vie un statut de bibelot inutile, et à qui on excuse de facto les errements et rebellions vaguement punks (aussi punk que peut l’être un prince de sang).

En 2005, l’adolescent s’est rendu à une soirée déguisée en uniforme de l’Afrikakorps avec brassard nazi. Naturellement un « ami » a pris une photo qu’il a revendue aux tabloïds. Scandale ! Quel mauvaise blague! Quel exemple pour la jeunesse ! Quelle perte des valeurs morales ! Quelle irresponsabilité, quelle insensibilité, quelle amnésie chez ce fin-de-race ! Le merdeux va prendre cher, de son daddy, de sa granny, de toute sa family, de la Crown et de tout le country. Pour mesurer la dégringolade on se souvient qu’à l’autre extrémité de la série, une autre adolescente, Elizabeth, faisait montre de son dévouement durant la guerre contre Hitler et que c’était comme un mythe fondateur.

Et là…
Flash !
Anamnèse !
Moi qui, grâce au ciel, ne suis pas prince, je me suis soudain souvenu que j’avais fait la même chose, et enduré la même opprobre, en classe de 3e au collège Louise-de-Savoie à Chambéry, en 1984.

Mon grand frère, peu avant, était revenu d’un voyage en Angleterre en m’offrant, en guise de souvenir, un t-shirt extraordinaire de mauvais goût, parodiant le merchandising des groupes en tournées et faisant la promo du Adolf Hitler 1939-1945 European tour, listant les dates des pays où il a cassé la baraque, de la Pologne en septembre 1939 à la France en juin 1940 – ensuite, la tournée a rencontré quelques difficultés puisque deux dates sont rayées et cancelled : September 1940 England et August 1942 Russia. La tournée s’achève (en apothéose) sur une date à domicile : April 1945 Berlin Bunker.

J’ai 15 ans et c’est le plus beau cadeau qu’on pouvait me faire, je me pisse dessus de rire, j’écarquille yeux et bouche, oh putaiiiiiiiin géniaaaaaal, je secoue mes doigts comme si je me les étais brûlés, j’ai le rouge aux oreilles. Ah la la, merci frangin, le culot, la dérision, la provoc, on dira ce qu’on voudra des Angliches ceci-cela etc., mais pour l’humour noir ils ne craignent personne.

Il ne me viendrait pas à l’idée qu’on puisse prendre ce dessin pour de la propagande hitlérienne au premier degré puisqu’il s’agit évidemment d’une charge, on se fout de la gueule d’Hitler et de ses ambitions hégémoniques, on lui dessine des moustaches à ce con, on le guignolise et c’est tout ce qu’il mérite… Toutefois j’ai vaguement conscience que la blague est difficile à avaler, politiquement incorrecte comme on le dirait bientôt. J’ai vu tout récemment, en cours d’histoire, Nuit et brouillard, pas encore Shoah mais je sais déjà : je sais qu’il n’y a pas de quoi rire. Ou alors au contraire, justement, quant à moi je pressens l’intérêt et la fonction du mauvais goût puisque je ris, je ris en me demandant si j’ai le droit de rire, et un problème demeure : vais-je avoir le cran de jamais porter ce t-shirt ? Je ne peux pas le porter n’importe quand, j’attends l’occasion.

L’occasion arrive : le carnaval. Pour mardi-gras, le collège autorise voire encourage les travestissement des élèves. Le carnaval est cette tradition anarchiste, cette fête politique, cette critique du système permise par le système comme une soupape de décompression, qui une fois l’an renverse les valeurs cul par-dessus-tête. On peut se déguiser en n’importe qui, n’importe quoi, pour s’en moquer, y compris et surtout des puissants, ceux qui nous emmerde, les rois, les riches, les papes, les généraux… Les Adolf Hitler. Une idée politique a toujours été chère à mon coeur : les gens de pouvoir sont ridicules par nature puisqu’ils finissent toujours par se prendre pour ce qu’ils incarnent (exemple : les membres de la famille royale et leurs deux corps respectifs). Et même : plus grand est le pouvoir, plus grand est le ridicule. Les dictateurs et leur pouvoir absolu sont absolument ridicules.

Je prépare en secret mon costume : bottes noires, pantalon de même, imperméable beige, bretelles (d’où me vient l’idée des bretelles ? ai-je déjà vu Portier de nuit ?), casquette (je ne sais pas d’où je la sors mais celle-ci ne saurait être nazie que par un effort d’imagination), et bien sûr mon génial t-shirt que je révèle en écartant les pans de mon imper tel un exhibitionniste, je répète le geste devant le miroir. Touche finale, je me fixe la mèche au gel et je me dessine au marqueur à essence (qui pue) une moustache, la même que Chaplin et que l’autre connard, ah ah, je suis très content de moi, on va bien se marrer, qu’est-ce que je vais lui mettre à Hitler, pas sûr que le fascisme international s’en relève jamais.

Les ennuis commence dans le bus. Je suis déçu, je ne fais rire personne, je ne récolte que des sourcils froncés et des moues de désapprobation. Ben quoi, détendez-vous les gens, c’est carnaval. Dans la cour du collège, c’est pire. Les élèves, sagement grimés en pirates, en Indiennes, en gangsters de Chicago pour les plus agressifs, se désolidarisent immédiatement de mon idée trop géniale pour eux. Les pions et les profs désapprouvent. « Vigne ! C’est de très mauvais goût ! Qu’est-ce qui vous a pris ? Ça vous fait rire ? » et même « Vous êtes fou ou quoi ? »
Ben quoi ? Carnaval, merde, vous ne comprenez rien, CARNAVAL, je suis obligé d’expliquer la blague ?

Je rentre en cours de français, j’ai perdu mon assurance. Heureusement la prof de français m’adore (en français, je suis toujours premier de la classe en plus d’être un gentil garçon), ça devrait bien se passer. Ça se passe mal. La prof cesse instantanément de m’adorer. Elle est horrifiée. Elle fait défiler un par un sur l’estrade tous les élèves déguisés, pour qu’on analyse ensemble leurs déguisements. Elle me garde volontairement pour la fin, pour me faire honte. J’y vais. Je suis face à la classe, avec mon t-shirt rigolo, mes bretelles, mon imper, ma moustache, ma mèche. La prof m’humilie en public : « Vous êtes choqués ? Vous avez raison d’être choqués. Ce genre d’humour est très exactement ce qu’il ne faut pas faire, et voici pourquoi. » Je suis au pilori, on peut me cracher dessus, je suis là pour ça, allez-y les pirates les Indiennes et les gangsters à la con. J’ai droit à un sermon qui me paraît interminable. La journée le sera aussi. Il me faut même reprendre le bus pour rentrer chez moi.

Ce souvenir cuisant s’accompagne d’un net sentiment d’injustice. Qu’avais-je fait de mal ? J’ai été bafoué comme si j’avais fait le salut nazi, tagué des croix gammées partout ou suggéré qu’Hitler dont on dit tant de mal avait des bons côtés (il était capable d’une grande concentration, disait Pierre Desproges), alors que je l’ai dénoncé, et même pas très vigoureusement (est-cela au fond qu’on me reproche ?), je me suis juste foutu de sa gueule. Je l’ai transformé en déguisement, comme Chaplin dans le Dictateur, tiens, pas moins. Ou Gainsbourg dans Rock around the bunker, pour prendre une comparaison plus de mon temps. (Bien plus tard, je me sentirai confusément trahi en lisant que Chaplin, dans son autobiographie, fait son mea culpa et se range du côté de ceux qui n’osent plus rire avec ces histoires-là : « Si j’avais su l’horreur réelle des camps de concentration allemands, je n’aurais pu réaliser Le Dictateur ; je n’aurais pu faire un jeu de la folie homicide des nazis. »)

L’humour noir est risqué. Il est subversif, scabreux, malpoli, malcommode à comprendre, il passe mal et lorsqu’on s’y essaye on apprend à la dure qu’il n’est pas pour les âmes tièdes. Mais qu’est-ce qu’il est fort ! Je commence dès le lycée à lire Charlie Hebdo (ou plutôt son équivalent de l’époque, Zéro puisque Charlie avait cessé de paraître), et je ne m’interromprai jamais. C’est alors que surgit en librairie Hitler=SS, la bande dessinée atrocement drôle de Gourio et Vuillemin. Je me précipite ! Qu’est-ce qu’ils leur mettent à Hitler et aux nazis ! Ah ah cette fois, le fascisme international ne s’en relèvera pas ! Je trouve Gourio et Vuillemin aussi géniaux que moi. Rouge aux oreilles et doigts qui brûlent oh la la. Ils subissent plusieurs procès, plusieurs interdictions, plusieurs malentendus : ils sont évidemment antinazis mais se font accuser de nazisme. Ce livre n’a jamais été réédité après 1990. Je l’ai toujours. Il me fait toujours rire, avec sa maquette qui imite celle de la revue de propagande Signal. Ceux qui ne voient pas la différence avec la revue de propagande Signal ne me font pas rire. Ce sont eux les gens dangereux.

Au prince Harry : salut à toi, petit con !

Peut-être-Prague

04/03/2023 Aucun commentaire
Praga Magica d’Angelo Ripellino, collection Terre Humaine.
Mon frère m’a offert ce livre dans les années 90.

Cette nuit, je me trouvais dans une capitale d’Europe de l’Est, je crois que c’était Prague mais comme je n’ai jamais mis les pieds à Prague, je ne pouvais en être absolument certain. J’arpentais les rues, je n’osais pas demander aux passants une confirmation de cette localisation, la question Pardon sommes-nous bien à Prague ? semblerait ridicule à n’importe qui, moi compris, je craignais de me faire rembarrer aussi bien en cas de réponse positive que de réponse négative, d’ailleurs comprendrais-je seulement la réponse, je ne parle pas un mot de pragois, je ne voulais pas me mettre dans l’embarras.

J’étais venu à Peut-être-Prague assister à un colloque international sur les conséquences du réchauffement climatique et je venais d’en sortir, tétanisé, j’avais besoin de prendre l’air, j’étais resté très frappé par la communication donnée à la tribune (en français et non en pragois, heureusement) par Pacôme Thiellement. Celui-ci avait expliqué, powerpoint à l’appui, que l’un des effets du réchauffement était le détachement de l’Afrique du Nord qui, désormais, se déplaçait de façon chaotique et imprévisible en Méditerranée, comme un continent mobile, comme une île qui se déplace (Pacôme Thiellement précisait qu’heureusement nous étions prévenus de cette situation grâce à Lost). Ce continent à la dérive venait à vive allure se cogner aux côtes méditerranéennes, rebondissait comme une boule de flipper en provoquant des tremblement de terre, et le récent séisme turc était l’avant-garde de ce à quoi nous devions nous préparer en Grèce, en Italie, en Corse…

Marchant dans les rues de Peut-être-Prague, je remâchais cette perspective terrifiante en me demandant si Peut-être-Prague était suffisamment loin de la mer pour être à l’abri du danger? Mais à présent il fallait bien que je rentre chez moi, sauf que c’était où « chez moi » à Peut-être-Prague ? Ah, oui, ça me revenait, j’habitais un peu plus loin, dans un immeuble un peu délabré, sans ascenseur, que mon frère venait d’acheter à fin de location. J’habitais là, avec mon frère et E., qui était sa copine durant les années 90 et que je n’avais pas revue depuis 30 ans, à l’époque nous étions tous les trois étudiants, dans un appart qui occupait tout un étage, et qui était conçu en U, sur trois côtés, tout autour d’une cour intérieure : lorsque j’étais dans ma chambre, je pouvais par la fenêtre voir la leur de l’autre côté de la cour. Et justement voilà mon frère, penché à sa fenêtre, de son côté de la cour. Il me demande comment ça va. Je n’ose pas lui parler du continent mobile et de la boule qu’il m’a laissé dans la gorge. S’il investit dans l’immobilier c’est qu’il a confiance dans l’avenir. Mais tout de même mon frère finit par me rappeler que mon hébergement est une solution provisoire, il me fait bien comprendre que cet immeuble il l’a acheté et qu’aussi longtemps qu’il me cède une chambre il perd un loyer, il veut bien me dépanner mais il serait temps que je me trouve autre chose. Je répondais Oui d’accord mais moi je ne connais personne à Prague ! Or quand je prononce ce dernier nom il fait une drôle de tête, penché à sa fenêtre les deux mains sur le rebord, il écarquille les yeux, j’ai dit une bêtise ? Peut-être bien que nous ne sommes pas à Prague, finalement…

Je referme ma fenêtre et je sors. J’espère que je ne vais pas croiser mon frère dans le couloir. Me revoilà dans les rues. Mon seul espoir est de tomber sur une personne de ma connaissance, qui parlerait ma langue et serait prêt peut-être à m’héberger. Or voilà que ce miracle advient : au détour d’une rue, je tombe sur Antoine, mon ami d’enfance, qui est devenu le directeur du musée Berlioz de la Côte-Saint-André. Ça alors, Antoine ! Mais qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce que tu fais à Prague ? Quand je prononce ce dernier nom il fait une drôle de tête, fronce les sourcils, ai-je encore gaffé avec cette histoire de Prague ?… Il n’est jamais venu à Prague, Berlioz ? Peu importe, je change de sujet, je suis content de le revoir, c’est inespéré, j’engage la conversation : Alors Antoine, toujours berlioziste à fond ? La Marche au supplice et tout le tremblement ?
Soudain je me rends compte de son accoutrement. Antoine est déguisé en Napoléon. Il n’a pas son bicorne, il est tête nu, mais porte son uniforme d’apparat, habit vert avec épaulettes, pantalon blanc, bottes jusqu’aux genoux et gilet à boutons. Il s’est même fait la mèche à la gomina. Mais… Qu’est-ce que tu fais en Napoléon, voyons, Antoine ? Quelle drôle d’idée Napoléon à Prague ?
Il éclate de rire et me dit : « Ah, tu vois, Berlioz mène à tout ! On m’a consulté à propos des liens entre Berlioz et Napoléon, en préparation d’un film en tournage ici. Et de fil en aiguille c’est moi qui ai décroché le rôle. Tu imagines, à mon âge, commencer une carrière au cinéma ? »
Voilà qu’il repart d’un gigantesque rire qui fait se retourner les passants.

Puis je me réveille.

Frère Ours, Sœur Ourse

17/05/2021 Aucun commentaire

Carambolage ursin dans une pile de livres ! Par coïncidence je lis coup sur coup deux livres prodigieusement différents qui n’ont en commun que leur éloge des ours, et surtout leur stimulante exploration de ce à que pourrait ressembler une hybridation avec notre espèce, une femme-ourse ici, un ours-homme là. De longue date fasciné et admirateur de ces animaux magnifiques et terribles, titans bipèdes et myopes dont la devise semble être Qu’on ne vienne pas m’emmerder, je ferais volontiers de l’ours mon totem, si je prenais la totémisation davantage au sérieux et si je n’avais pas pléthore d’autres candidats au guichet (le pingouin avant tout, la tortue ensuite, le castor un peu, le lapin dernièrement). Et j’ajoute que l’un de mes contes préférés, un de ceux que j’adore raconter afin de le redécouvrir en même temps que mes auditeurs, est L’homme à la peau d’ours des Grimm.

Figure A : l’Ours Barnabé, mon héros, fête ses 40 ans, ses vingt albums et ses innombrables traductions par la publication d’une monographie exégétique passionnante et néanmoins drôle, Tout sur Barnabé, un ours peut en cacher un autre (éditions PLG), écrite par le frère jumeau de l’auteur, car un frère aussi peut en cacher un autre. L’Ours Barnabé, depuis 40 ans, est une source de joie graphique et spirituelle et chacune de ses planches se termine par un sourire d’intelligence sur votre face, essayez, vous verrez. Comme son humour est dénué de méchanceté ou de cynisme, L’Ours Barnabé passe pour une bande dessinée pour enfants. Quel malentendu ! Pourquoi les plaisirs des jeux philosophiques ou optiques ou métaphysiques, ou la pure contemplation du monde, les leçons de choses, seraient-ils réservés aux marmots ? Parce que les adultes seraient trop cons indécrottables ? Non ! Décrottez-vous les yeux, lisez l’Ours Barnabé.

Me permettrais-je, par pur et éhonté orgueil, de rappeler que j’ai co-signé un livre avec le génie à l’œuvre derrière Barnabé, j’ai nommé Philippe Coudray ? Pourquoi se gêner ! La Mèche, écrit par moi-même et illustré par Philippe est toujours en vente au Fond du Tiroir.

Son frère Jean-Luc, fort de sa complicité jumelle mais aussi de son intuition, et de sa vaste et parfois malicieuse culture, propose dans Tout sur Barnabé une analyse fouillée des ressorts comiques et dialectiques de l’œuvre, or l’étude ne gâte rien, au contraire, elle enrichit. Jean-Luc qualifie fort bien Barnabé de « personnage parfait » à qui il ne manque rien, presque abstrait quoique massif, animal mais bonhomme, protecteur et pourtant joueur, heureux et patient, zen et profond, mi-homme-mi ours, mi-naturel mi-culturel. Par exemple, quand Philippe prétend (coquetterie ?) que Barnabé est né ours simplement parce que le pelage rendait le contour du personnage facile à dessiner, Jean-Luc souligne pourtant que l’ours est l’altérité de l’humain par excellence, et rappelle (ce que j’ignorais) que de mémoire d’homme l’ours a eu le statut de roi des animaux jusqu’à ce que les chrétiens l’estiment trop païen et, à la suite d’un putsch conceptuel, le détrônent pour donner la couronne au lion, plus exotique. Transfert imaginaire passionnant ! Oui, Barnabé roi déchu est à la fois païen (proche de la nature) ET antichrétien (proche de la raison). Il est loin du tragique mais il est loin aussi du péché originel… L’ours est une leçon de choses et de sagesse. Ancré dans la nature et doté d’un esprit scientifique, il est tout à la fois notre passé retrouvé et notre futur idéal :

D’une certaine manière, l’ours Barnabé, en tant qu’ours, se situe avant la période religieuse et superstitieuse des humains, et en tant qu’être doué d’humanité, de parole et de réflexion, et donc tourné vers la science, après cette même période de croyances et de mythologie. Il relie la pureté de l’animal qui ne pense pas à la pureté de l’homme contemporain à la pensée scientifique. Or, l’objet de la science, c’est la nature.

Figure B : Nastassja Martin, anthropologue grenobloise spécialiste des populations arctique dans la fertile lignée de Philippe Descola, raconte dans Croire aux fauves (éditions Verticales) comment, à la suite de l’agression d’un ours dans les montagnes du Kamtchatka, elle a perdu une partie de son visage et a gagné une extension de sa psyché. Lors de ce traumatisme, l’ours est entré en elle. Le chamanisme, dont elle n’était jusqu’alors qu’une observatrice savante et occidentale, a pénétré son corps. Son récit est, au sens le plus pur, extraordinaire.

Même si son témoignage est viscéral, évidemment épidermique, elle ne peut s’empêcher de réfléchir aussi en tant qu’universitaire – et l’un n’empêche pas l’autre. À un moment, elle dresse la liste des valeurs que l’ours revêt, et cette liste la fait rire et la déprime parce que ce n’est qu’une liste de mots alors qu’elle éprouve tout dans sa chair qui déborde et pas seulement dans sa tête :

La force. Le courage. La tempérance. Les cycles cosmiques et terrestres. L’animal favori d’Artémis. Le sauvage. La tanière. Le recul. La réflexivité. Le refuge. L’amour. La territorialité. La puissance. La maternité. L’autorité. Le pouvoir. La protection. Et la liste s’allonge. Me voilà dans de beaux draps.

Puis, quelques dizaines de pages plus loin, relatant ses conversations avec Daria, la cheffe de clan évêne qui l’accueille depuis des années à Tvaïan, au bout du monde :

Daria m’a raconté l’effondrement de l’Union soviétique. Elle m’a dit Nastia un jour la lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus. Et nous sommes repartis en forêt. (…)
Elle chuchote : Parfois certains animaux font des cadeaux aux humains, lorsqu’ils se sont bien comportés, lorsqu’ils ont bien écouté tout au long de leur vie, lorsqu’ils n’ont pas nourri trop de mauvaises pensées. Elle baisse les yeux, soupire doucement, relève la tête, sourit encore : Toi, tu es le cadeau que les ours nous ont fait en te laissant la vie sauve. (…)
Je suis assise dans la neige au bord de la rivière Icha, je réfléchis aux mots de Daria. Je suis perplexe parce que j’entends deux choses dans ce que Daria m’a dit. La première, qui m’émeut et me touche profondément, qui me rappelle aux raisons de ma présence à Tvaïan. La seconde, qui m’insupporte et me révolte, qui me donne envie de fuir une deuxième fois.
À propos de ce qui me touche. Il y a bien quelque chose d’autre ici, que ce à quoi nous, en Occident, accordons du crédit. Les personnes comme Daria savent qu’elles ne sont pas seules à vivre, sentir, penser, écouter dans la forêt, et que d’autres forces sont à l’œuvre autour d’elles. Il y a ici un vouloir extérieur aux hommes, une intention en dehors de l’humanité. Nous nous trouvons dans un environnement « socialisé en tout lieu parce que parcouru sans relâche » aurait dit mon ancien professeur Philippe Descola. Il a réhabilité le mot animisme pour qualifier et décrire ce type de monde ; moi et d’autres l’avons suivi corps et âme sur ce chemin. Dans la phrase « les ours nous font un cadeau » il y a l’idée qu’un dialogue avec les animaux est possible, quoiqu’il ne se manifeste que rarement sous une forme contrôlable ; il y a aussi l’évidence de vivre dans un monde où tous s’observent, s’écoutent, se souviennent, donnent et reprennent ; il y a encore l’attention quotidienne à d’autres vies que la nôtre ; il y a enfin la raison pour laquelle je suis devenue anthropologue.

Longue vie aux ours, car longue vie aux hommes qui accueillent l’ours en eux. L’ours, comme le loup, est un rival de l’homo sapiens. Quand négocierons-nous avec nos rivaux, pour apprendre d’eux, au lieu de les exterminer ?

Archéologie littéraire de la fake news (2/6) : Jonathan Swift

31/07/2020 Aucun commentaire

« Le secret – ce qu’on appelle diplomatiquement la « discrétion », ou encore
« arcana imperii », les mystères du pouvoir – la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs politiques, font partie de l’histoire aussi loin qu’on remonte dans le passé. La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques,et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. »
Hannah Arendt – Du Mensonge à la violence ; essais de politique contemporaine (1972)

Résumé de l’épisode précédent : nous avions laissé la fake news en 1532 entre les mains de Machiavel qui, dans son manuel, encourageait le Prince à mentir puisque le souverain bien est le pouvoir, non la vérité.

Pile deux siècles plus tard, en 1733, Jonathan Swift pousse le curseur un peu plus loin avec L’Art du mensonge politique, traité fort curieux proposé en souscription, brochure qui se prétend la réclame d’un livre à paraître et qui ne paraîtra jamais. On note au passage que les arguments de souscription ainsi que la notion de contrepartie n’ont pas tellement été révolutionnés, au XXIe siècle, par les plateforme de crowdfunding :

Conditions proposées aux souscripteurs
I. L’auteur promet de délivrer le premier volume aux souscripteurs au terme de la Saint Hilaire prochaine, s’il est encouragé par le nombre de souscriptions.
II. Le prix des deux volumes sera pour les souscripteurs de quatorze chelins, dont sept se paieront d’avance et les sept autres lorsqu’il délivrera le second volume.
III. Ceux qui souscriront pour six exemplaires auront le septième gratuit. Ainsi chaque volume ne reviendra pas à six chelins.
IV. Les noms & demeures des souscripteurs seront imprimés tout au long dans le livre.

Ce livre qui n’existera pas est cependant détaillé, résumé chapitre par chapitre, et présenté comme une sorte de mise à jour et à niveau du Prince de Machiavel. Swift écrit, frisant la parodie :

L’Art du mensonge politique, si utile et si noble qu’il peut à juste titre prétendre avoir place dans l’Encyclopédie, principalement dans celle qui doit servir de modèle pour l’éducation d’un habile prince.
(…)
Le mensonge politique est l’art de convaincre le peuple, l’art de lui faire accroire des faussetés salutaires et cela pour quelque bonne fin.

Swift souligne le sérieux de son propos en donnant à cet art un nom nouveau, la pseudologie (beau mot qui ne s’est hélas pas imposé en français, mais semble exister en anglais du XXIe siècle avec le sens de pratique amateur ou professionnelle de la désinformation, et qui est depuis 150 ans très courant en allemand avec le sens de mythomanie). Bref, Swift se fout de la gueule du monde. Il expose en pédagogue patelin des atrocités morales. Il énumère de façon placide des idées outrageantes (catalogue des types de mensonges…), exacerbant ou sublimant le cynisme machiavélien, fidèle à la manière ironique et railleuse de son auteur (ceux qui s’intéressent à mes propres livres savent que la Modeste proposition de Swift est le modèle de ma Fatale Spirale).

Mais arrêtons-nous sur le titre du pamphlet qui associe trois mots de façon particulièrement provocatrice : art, mensonge, politique.

L’art est essentiellement mensonge. Surtout l’art narratif, l’art qui raconte, depuis le mythe tout en haut de la tradition (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, excellente question), puis le conte, le théâtre, le roman, la bande dessinée, le film, les séries. Certains artistes l’ont avoué franchement. Quelques jalons chronologiques : La Fontaine a vendu la mèche, à propos de La Montagne qui accouche : Quand je songe à cette fable/Dont le récit est menteur/Et le sens est véritable ; Diderot dans son Paradoxe sur le comédien a expliqué que le meilleur comédien n’est pas le plus sensible (car celui-là est une chochotte tout juste au niveau du mensonge vulgaire, pratiqué en salon et en société) mais le comédien qui au contraire ment de sang froid, maître de lui-même ; Aragon a théorisé le mentir vrai ; Cocteau a dit « Le poète est un mensonge qui dit toujours la vérité » ; enfin Brian de Palma : « Godard a tout changé dans le cinéma. Mais je ne suis plus du tout d’accord avec lui lorsqu’il dit que le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde. Je crois justement que c’est plutôt le mensonge 24 fois par seconde. »

Certains artistes de l’image non narrative (des peintres) ont avoué à leur tour qu’ils mentaient. Magritte évidemment (il estimait d’ailleurs que la peinture non narrative était une vue de l’esprit semblable à la cuisine non alimentaire), qui faisait remarquer que ce qu’il peignait n’était ni une pipe ni une pomme.

L’art est essentiellement un mensonge et il n’y a aucun mal à cela puisque l’art est une mise à distance de la réalité. L’ambiguïté millénaire du statut de la vérité dans l’art fait partie du plaisir, et du contrat tacite entre celui qui raconte et celui qui écoute. Le conteur énonce une histoire fausse en assurant qu’elle est vraie et son talent repose sur cette persuasion qui oblige l’auditeur à faire comme si. Bref, tout va bien.

Les ennuis commencent et les repères se brouillent lorsque le faux se prétend vrai ailleurs que dans un cadre préalablement établi pour le mensonge rituel et artistique (une veillée de contes au coin du feu ou un abonnement Netflix), lorsque le faux contamine sciemment le lieu du réel. Or le lieu du réel, c’est quoi, idéalement ? C’est le discours politique, qui empoigne le réel (fonction descriptive) puis le transforme (fonction performative). Idéalement, hein.

Corollaire : les ennuis commencent lorsque la politique se prend pour un art. Dès lors il y a dangereux mélange des genres et le responsable politique se sent autorisé à mentir artistement. L’application (la perversion ? la prostitution ?) des arts du récits aux contenus politiques porte un nom anglophone et cependant littéral, le storytelling. Pour ajouter à la confusion, artiste est en outre un compliment bizarre que des courtisans adressent à des hommes politiques connus pour leurs menteries, artiste exprimant admiration et indulgence pour l’insincérité du bonhomme – exemple François Mitterrand, portrait d’un artiste d’Alain Duhamel. (Ah la la, sacrés artistes !)

Machiavel, auguste prédécesseur de Swift, n’utilisait pas dans son manuel le mot art pour décrire le travail du Prince (il usait en revanche maintes fois de l’expression, également remarquable, l’art de la guerre, qui est le titre de son autre livre célèbre). Swift, lui, l’emploie presque une fois par phrase. Selon lui, l’auteur du livre imaginaire l’Art du mensonge politique

… appelle [le mensonge] un art, afin de le distinguer de l’action de dire la vérité, pour laquelle il semble qu’il n’est pas besoin d’art ; (…) parce qu’en effet il faut plus d’art pour convaincre le peuple d’une vérité salutaire que pour lui faire accroire et recevoir une fausseté salutaire. (…) Par ce mot de bon, il n’entend pas ce qui est absolument et essentiellement bon mais ce qui paraît tel à l’Artiste, c’est-à-dire à celui qui fait profession de l’art du mensonge politique.

Au fait, après enquête il semble que L’art du mensonge politique, attribué à Swift, ait pour authentique auteur John Arbuthnot (1667-1735).
Quoi ? On nous aurait menti ?

(à suivre)

Matière et Couleur

22/04/2019 Aucun commentaire

De passage à Strasbourg pour presque la première fois de ma vie (si j’exclus l’époque de mon service militaire durant laquelle il m’arrivait d’attendre, mélancolique, des trains pour l’Allemagne au départ de la gare locale), je me précipite comme aimanté au Musée Tomi-Ungerer.

Je m’y baigne avec joie dans les oeuvres d’Ungerer mais aussi dans celles d’un autre strasbourgeois honoré par une expo temporaire : Blutch.

Blutch, comme nombre de mes autres dessinateurs préférés (Baudoin, Moebius, Crumb, Konture, Ungerer himself), est un « pur dessinateur » , par là je veux dire que chez lui le dessin est une fin en soi. Chaque dessin est intéressant à regarder, comme on l’imagine avoir été intéressant à composer, parce que chaque trait nouveau, à la fois très savant et très ignorant, remet instantanément tous les compteurs à zéro, avec lui une aventure à part entière commence. Chaque dessin porte sa nécessité, sa justification, et raconte sa propre histoire. Ces dessinateurs-là sont souvent des improvisateurs, qui confient au dessin le soin d’inventer la narration. Je me souviens avec émerveillement de certains dessins dans des livres de Blutch (des portraits de femmes, souvent) alors que je n’ai plus la moindre idée de ce que ces livres racontaient. Au fond, ce qu’ils racontaient, c’était l’histoire de dessins nouveaux.

La dernière fois que j’ai visité une expo consacrée à un dessinateur, c’était en février, Riad Sattouf à Beaubourg, or Sattouf appartient à une autre catégorie de dessinateurs, du reste tout aussi estimable : chez lui le dessin vient en second, au service de l’histoire qu’il a à raconter. Je range dans cette catégorie quelques autres de mes dessinateurs préférés (Tardi, Will Eisner), c’est dire si je ne discrimine en rien ces dessinateurs au style stable, sans cesse affiné quoique pas réinventé tous les quatre matins.

Je sors du Musée Ungerer la tête débordante de traits et d’images. Marchant sur le trottoir de Strasbourg sans le voir puisque nourri de mon paysage intérieur enrichi, je m’arrête au soleil, lève la tête pour faire couler, et songe que cette distinction entre les dessinateurs purs et les raconteurs d’histoires qui dessinent pourrait se transposer dans d’autres champs artistiques. On pourrait distinguer les musiciens qui composent et les musiciens qui improvisent par exemple, les comédiens qui se contentent d’être eux-mêmes (et c’est parfois gigantesque) et les caméléons de la composition. Et en littérature, ça donnerait quoi ?

Brutalement je repense, pour la première fois depuis une éternité, à l’un de mes ex-éditeurs, Philippe Castells, avec qui j’ai fait deux livres, Voulez-vous effacer-archiver ces messages ? et La Mèche. Castells s’est révélé un drôle de loustic, margoulin mégalomane, chelou charismatique, n’empêche qu’il était un éditeur de talent parce qu’il se faisait une certaine idée de la littérature : il avait conçu sa maison d’édition sur deux jambes, deux piliers, deux collections.

La collection « Matière » pour les purs écrivains, la collection « Couleurs » pour les raconteurs. Castells se passionnait pour les uns comme pour pour les autres. Il a arnaqué tout le monde, à parts égales et non sans admiration.

Captain Fantastic deux fois

01/11/2016 2 commentaires

vm

Coïncidence – mais le hasard comme on sait ne favorise que les esprits préparés. Moi qui, ces temps-ci, gamberge sur l’émancipation de mes filles parce que je les vois s’envoler au loin tandis que je demeure au pied du mur, j’ai vu coup sur coup au cinéma deux films très différents mais qui avaient en commun le thème du père intrusif, patriarche louche manœuvrant au-delà du raisonnable pour contrôler la vie de ses enfants, les retenant le plus longtemps possible sous son joug : d’abord une comédie allemande, Tony Erdmann de Maren Ade, ensuite un drame américain, Captain Fantastic de Matt Ross.

Le second m’a semblé à la fois le plus passionnant et le moins réussi des deux, celui qui travaille, celui qui donne envie d’écrire. Le postulat de départ de Captain Fantastic, un père qui entraîne ses six enfants dans la forêt pour les éduquer comme bon lui semble, en rupture radicale avec « la société », est fort, beau, ambigu (les élève-t-il, les enlève-t-il ?) et terrifiant, mais la fin du film est paradoxalement consensuelle, sans remise en question de qui ou de quoi que ce soit. Les épreuves n’auront rien ébranlé et apparaissent rétrospectivement comme de simples ficelles scénaristiques.

Hasard encore : j’ai vu Captain Fantastic non pas une, mais deux fois. On ne dit pas assez, parce que le temps nous est compté, à quel point certains films méritent d’être revus. Comme il est écrit dans un excellent ouvrage, tout a toujours deux faces et tout a deux aspects, si bien que tant qu’on n’a pas regardé deux fois on n’a rien vu. La seconde vision d’un film est parfois contraire mais toujours différente, la répétition est une expérience palpitante, on se met soi-même à l’épreuve autant que le film. Les bons films deviennent meilleurs encore, les mauvais sont encore moins tolérables. Surtout, comme on connait déjà l’histoire, la re-vision provoque une révision, sur un autre mode, plus contemplatif, on se laisse aller davantage , le jugement est suspendu et l’attention se fait flottante, englobante. Le cinéma ressemble peut-être encore plus à un rêve à la deuxième séance qu’à la première, et ainsi en état second on découvre certains détails qui nous avaient échappé, certains objets, certains mots, on savoure la fluidité du montage, la lumière, la musique, les échos, les dits et les non-dits.

Première vision

Je regarde, mi-fasciné mi-agressé, un père abusif, exclusif, excessif, transgressif, totalitaire, incarné par Viggo Mortensen, idéal dans cet emploi, entraîner sa progéniture au fond des bois, puis sur les routes dans un road movie funèbre et joyeux. Il les protège jusqu’à la maltraitance. Il est dictatorial pour les émanciper. Il enseigne à ses enfants à survivre dans la nature, à réfléchir, à lire, à jouer de la musique, à parler six ou huit langues, à dépecer le gibier et à comprendre les principes de la démocratie parlementaire ; puis cette éducation alternative totale est mise à l’épreuve au contact du vrai monde, là où les sources d’information et d’apprentissage sont variées, plus séduisantes, plus conformistes, plus consuméristes.

Malgré mon plaisir brut de spectateur, malgré des points communs troublants entre la façon dont ce père éduque ses enfants et la mienne (j’en ai discuté avec ma cadette à la sortie – naturellement je suis moins extrême, mais tout de même nous partageons certains principes, dont celui de ne jamais, jamais, mentir aux enfants et de toujours, toujours, répondre à leurs questions ; aussi, un certain intégrisme à bannir les mots qui empêchent de vraiment discuter et vraiment réfléchir, « intéressant » …), malgré une thématique palpitante qui aurait de quoi alimenter bien des dissertations de philo (« En quoi éduquer est-il une violence ? Qu’est-ce qu’un savoir « utile » ? La famille suffit-elle ? Faut-il et peut-on se protéger de la société ? Qu’est-ce qu’un monstre et peut-on être un monstre tout seul ? La transmission est-elle toujours trahie ? etc. »)… Malgré tout cela, je suis sorti de la salle mitigé, estimant que le scénario n’était pas abouti. Aucun personnage ne change en cours de récit, révélant un manque de romanesque, rien n’est remis en cause. J’en suis venu à me dire que ce défaut provenait du fait que le réalisateur avait écrit son scénario tout seul, sans quiconque pour lui apporter la moindre altérité ou contradiction, se comportant avec ses personnages comme ce père avec ses enfants, refusant de les voir lui échapper.

Seconde vision

Un mois plus tard, j’apprends que je dois projeter ce même film dans « mon » cinéma de quartier.

J’étais un peu ronchon, « oh zut pas de chance, je tombe sur un film déjà vu, si j’avais su je serais allé voir autre chose en ville », je n’avais pas l’intention de me le refaire, j’avais emporté un bouquin à lire à la lueur de la lampe de projection. Finalement, à ma propre surprise, je me suis laissé faire : j’ai regardé le début puis, à coup de « encore une minute pour voir », je suis resté jusqu’au générique de fin

J’ai trouvé les mêmes défauts que la première fois, mais c’était moins grave : la dernière demi-heure reste faiblarde à mon goût, le problème est têtu d’un scénario qui ne veut pas lâcher ses personnages, leur refuse la moindre liberté alors même que tout le film parle de liberté. Le tout dernier plan, le petit déjeuner en silence (cette fois je l’ai chronométré : 1 mn 35 secondes) est aussi embarrassant que la première fois, plus oppressant qu’apaisant. J’ai aussi un peu tiqué sur certaines scènes qui, à la redite, me sont apparues plus caricaturales : le faux malaise dans le supermarché, ou la façon dont le flic est éjecté de Steve (c’est le nom de leur bus VW) au moyen d’un simulacre de chanson chrétienne.

Mais tout le reste est décidément (ou finalement) magnifique. La scène d’ouverture avec le cerf, quelle crudité, quelle sensualité, quel « vif-du-sujet » ! Et surtout quelle immersion essentielle dans la nature. Ces premières images donnent à écouter, à scruter, à ressentir le lien direct avec la nature, c’est beau comme du Terrence Malick (en plus menaçant toutefois) et je n’avais pas compris à quel point c’était capital pour la suite de l’histoire.

La scène à table, autour de la dinde si typique de l‘american way of life, avec l’oncle et la tante qui accueillent pour un soir la famille de freaks, est parfaite, c’est le cœur du film : la sœur et le beau-frère sont dépeints comme des braves gens, qui font ce qu’ils peuvent, mais acceptent les compromis sociaux, c’est déjà trop, incompatible, et leurs deux mômes, ados de type courant, en sont horripilants, débiles, intolérants… Enjeux philosophiques transformés en pure tension dramatique cinématographique, résultat extraordinaire. Idem pour la scène de l’église, que j’ai mieux écoutée que la première fois, puisque j’étais moins pris par le suspense de la mise en scène (Viggo va-t-il se faire jeter dehors manu militari ou non ?), et j’ai mieux apprécié la qualité d’écriture.

J’ai mieux cerné, aussi, le vrai sujet du film, délivré dès la toute première scène lors de la chasse au cerf : le rituel en tant que source de lien social (tout comme dans mon livre La mèche, si je peux me permettre), en tant qu’apprentissage mais aussi en tant que ralliement. Ce dédain des rituels faux (encore l’admirable scène dans l’église, où  Mortensen met avec panache un terme au chapelet de conneries débitées par le prêtre), et au contraire ce sérieux accordé aux rituels vrais, ceux que l’on invente exprès pour soi et pour les siens, et qui remplissent leur fonction, qui soude le groupe (en l’occurrence, la famille)… Ainsi on remplace la fête de Noël par le Noam Chomsky Day, le 7 décembre, que l’on peut en fait célébrer n’importe quand. Déconcertant, drôle, et juste.

J’ai encore ri, et j’ai encore pleuré abondamment lors de la scène d’incinération rituelle, et du « goodbye mum » avant de tirer la chasse. La dernière chanson, Sweet child of mine, m’a fait fondre sur ma chaise, infiniment plus émouvante ici que dans la version originale des Guns & Roses.

Il m’a fallu deux visions pour l’admettre : Captain Fantastic est un grand film dans ma tête.

Dans la même galère

15/06/2015 Aucun commentaire

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Il arrive qu’un beau film s’ouvre sur une belle scène d’une autre beauté, un peu incongrue, presque hors sujet. On n’en sait trop rien, parce qu’à l’orée du film le sujet exact on ne le connaît pas encore, mais les images nous font traverser une antichambre, une porte ouverte, une porte refermée, et nous disent entre les deux : « Regarde cette scène de tous tes yeux puis oublie-la autant que tu le peux, car pendant le vif du sujet elle bien sera mieux au repos, sous la surface de ta conscience, tu vas voir ce que tu ne vas plus voir ». Comme un court-métrage qui ferait mine d’être clos, de céder la place, mais se préparerait en secret à surgir à nouveau en contrepoint, au beau milieu du long – à l’instar de la Crimson Permanent Assurance, pour citer un exemple formellement radical.

Le très beau Bird People de Pascale Ferran s’ouvre par une très belle scène de transport en commun. La caméra flotte dans un train de banlieue, dévisage en douce les passagers, capte leurs pensées intimes. Nous contemplons leurs visages impassibles, et nous les entendons réfléchir, calculer, anticiper, rêver.

Dispositif magnifique, quoique pas entièrement original. Trente ans plus tôt, un autre beau film (Les Ailes du désir, Wim Wenders) avait eu la même idée : sa scène d’ouverture télépathe volait déjà dans un avion et roulait dans une rame du métro berlinois. Dans les deux films, le personnage principal est une créature à la fois trop humaine et surnaturelle, bienveillante et pourvue d’ailes – cela ne saurait être une coïncidence.

Moi qui ne suis pas ailé mais cependant capable de bienveillance, je prends les transports en commun. Lorsque je ne peste pas contre la radio obligatoire, je consacre le trajet à regarder les gens. Souvent, sans me forcer je les trouve beaux. Je ne parle pas seulement des jeunes femmes, dont la beauté est truisme pour un homme hétérosexuel. Il peut m’arriver de trouver beaux, aussi bien et sans mettre en jeu ma libido, la bouche d’un voyageur, le nez d’un autre, la main d’un vieillard, la peau d’un enfant, la mèche d’une collégienne, l’œil d’une maman, l’appareil dentaire d’un ado, le chapeau d’un exilé, la béquille d’un estropié, la voix d’une fumeuse, le maquillage d’une ex-jeune, les sourcils de celui qui fraude, l’embarras de celle qui frôle, la concentration évasive d’un étudiant, la fragilité d’un chômeur, les lunettes d’un pépère, et même le chien d’une mémère, ou les veines sur l’avant-bras de mon voisin dont je n’ai pas encore vu le visage. J’aime me trouver fortuitement dans le même habitacle que tous ceux-là, et, un par un, je les trouve beaux.

Cela me rassure sur mon propre compte : je ne suis pas si misanthrope, finalement.

Parce que pour le reste, aussitôt que je ne regarderai plus les gens, mais les chiffres, l’accablement repointera. Quoi ? Un Français sur quatre vote FN ? Un sur cinq croit que les attentats de janvier sont l’effet d’un complot ? Un sur deux appelle de ses vœux le rétablissement de la peine de mort ? Trois sur quatre se contrefoutent de la déglingue planétaire et de la conférence sur le climat ? Un sur cinq déclare ne plus rien attendre de la République ou de la Démocratie, et aspire à quoi d’autre ? Beaucoup sur je n’sais combien ferment les yeux sur les dérives mafieuses de la FIFA, trop occupés à attendre que le prochain cirque sportif planétaire les distraie de la morosité et de l’angoisse de la mort ? Et presque quatre sur quatre ne pensent en somme qu’à leur gueule ? Même vous, là, les gens dans le bus ?

Vous me décevez. Les anges n’existent pas.