Ecrire d’une main, allaiter de l’autre

Avril 2007. De passage à Montpellier, je visite le musée Fabre. Je reste en arrêt et en fascination devant un tableau qui est pourtant loin d’être un des chefs d’œuvres de l’endroit, mais on ne choisit pas.

De retour chez moi, j’envoie un mail au musée, où je décris grossièrement l’image, « On y peut voir une femme presque grandeur nature, de face, assise devant un pupitre, dans un costume et un décor sans doute ecclésiastiques et médiévaux. De sa main droite, elle porte une plume et écrit dans le livre posé sur son lutrin ; de sa main gauche, elle soutient un bébé auquel elle donne le sein, corsage ouvert ». Ensuite, je pose ma requête : « Pouvez-vous me renseigner ? Qui a peint ce tableau et comment s’intitule-t-il ? J’aimerais beaucoup le contempler à nouveau, mais j’habite en Isère, à quatre heures de Montpellier… Ai-je une chance de retrouver ce tableau quelque part sur Internet ? Ou bien, encore mieux : existe-t-il en reproduction (carte postale ou autre) dans la boutique de votre musée ? Bien cordialement, et avec mes remerciements anticipés pour la bienveillance avec laquelle vous voudrez bien accéder à cette demande sans doute un peu excentrique, Fabrice Vigne. »

Le musée me répond rapidement et gentiment : il s’agit d’un portrait de Clotilde de Surville, peint par Eugène Hillemacher en 1853, représentatif de « l’art troubadour », école oubliée de l’art du XIXe siècle, mettant en scène des images du « bon vieux temps » moyenâgeux, et ressuscitant notamment quelques fortes personnalités féminines d’autrefois. Hillemacher n’est certes pas un peintre essentiel, et ce tableau n’est pas assez remarquable pour avoir fait l’objet d’une reproduction, ni dans un livre, ni sur une carte postale. Je dois donc me débrouiller avec le seul souvenir que j’en ai gardé.

Quant à Clotilde, le musée m’en donne également une biographie succincte : il s’agit d’une vraie-fausse poétesse, partiellement ou entièrement « inventée » par des hommes, à la manière de Louise Labé (beaucoup plus inventée que Louise Labé, semble-t-il).

« Publiées pour la première fois en 1803, rééditées à plusieurs reprises, les Poésies de Marguerite-Éléonore-Clotilde de Vallon-Chalys, depuis Mme de Surville, poète françois du XVe siècle connurent un important succès au XIXe siècle. La mystification littéraire fut vite révélée et les textes attribués à Charles Vanderbourg, « découvreur » du manuscrit, ou Joseph-Étienne, marquis de Surville, auteur de biographies sur les femmes poètes. Si Hillemacher choisit de représenter la poétesse partagée entre l’écriture et la maternité, c’est que, comme le rappelle A. Nepveu, préfacier de l’édition de 1824, « la réputation de Clotilde est inscrite en lettre de feu dans le cœur de toutes les jeunes mères qui ont lu, ou plutôt retrouvé ce qu’elles avaient ressenti, dans les Verselets à mon premier né ». Les célèbres vers de la prétendue poétesse furent effectivement cités dans le livret du Salon de 1853 :

« O cher enfantelet, vrai pourtraict de ton père,/Dors sur le seyn que ta bouche a pressé !/Dors petiot ! clos, amy, sur le seyn de ta mère/Tien doulx œillet par le somme oppressé. »

Quelques mois plus tard, je suis à nouveau de passage à Montpellier, invité à causer avec des lycéens. Une fois ces rencontres accomplies, je me précipite au musée Fabre, et fais photographier à la sauvette le tableau par mon ami et néanmoins directeur de collection, Francis Jolly. Je fais de cette photo volée le fond d’écran de mon ordinateur. Elle est désormais sous mes yeux en permanence. Merci Francis.

Pourquoi ai-je été à ce point hypnotisé par ce tableau ? Comme toujours en pareil cas, l’analyse d’un choc esthétique ne s’élabore qu’a posteriori.

Faisons, pour les besoins de cette analyse, un détour par Christophe Honoré, cinéaste et écrivain, pour adultes et pour enfants. Son discours sur la littérature jeunesse est intéressant, quoique le goût de la provoc l’entraîne au manichéisme : je me souviens de l’avoir entendu dire en public qu’il existait deux sortes d’écrivains pour enfants (sous-entendu : les bons et les mauvais), ceux qui ont des enfants et qui par conséquent écrivent de façon volontariste pour l’avenir et pour leur progéniture, en idéalisant ce qu’ils ont à transmettre autant que leur destinataire ; et puis ceux qui n’en ont pas, et qui écrivent pour eux-mêmes lorsqu’ils étaient enfants, donc pour une personne qui n’existe plus, et leur prose s’en trouve exempte de tout idéalisme, de toute stratégie éducative, et de toute niaiserie. Oui, okay, voilà une distinction intellectuellement brillante. Sauf que je n’y trouve pas mon compte : moi-même, j’ai des enfants, mais en écrivant je ne m’adresse pas à eux spécialement, je ne cherche absolument pas à les idéaliser dans mes livres, qui contiennent peut-être des « messages », et peut-être même une « morale », mais en aucun cas une édification moralisatrice.

En réalité, ce précepte d’Honoré n’est qu’une variante d’un calembour latin parait-il usité dès les Antiques, mais surtout popularisé par Nietzsche : « Aut liberi, aut libri » – soit les enfants, soit les livres. Autrement dit, celui qui espère créer doit s’abstenir de procréer, et il s’écartera aristocratiquement (et dans une posture, sinon obligatoirement homosexuelle, du moins un peu misogyne) du sort commun qui consiste à transmettre trivialement la vie avant de mourir, tout aussi trivialement. Foutaise ! J’ai, quant à moi, éprouvé autant l’envie d’avoir des enfants que celle de faire des livres. Non seulement ces deux envies fortes et vitales me semblent compatibles (et elles ont été chez moi simultanées, ce qui me rend plus proche de Thierry Lenain que de Christophe Honoré), mais chacune constitue de surcroit une fertile métaphore de l’autre (c’est là l’un des fils rouges de mon Posthume comme de sa séquelle), métaphores que l’on peut filer sur une fort longue distance (on croit écrire un livre, et puis on en écrit un autre, par exemple).

Vive Clotilde de Surville. Même si elle n’existe pas. Je l’aime, trivialement. Et j’admire les femmes, qui ont la faculté de créer de toutes les façons.

[En marge de ce débat serpent-de-mer, une contribution datant de 1957 : le chapitre « Romans et Enfants » des Mythologies de Roland Barthes, à lire ci-dessous. Ce qui a changé depuis 1957 ? En théorie, la possibilité d’intervertir les rôles sexuels, d’affirmer que la paternité est aussi recevable, aussi structurante, aussi « instinctive » que la maternité…]

« A en croire Elle, qui rassemblait naguère sur une même photographie soixante-dix romancières, la femme de lettres constitue une espèce zoologique remarquable: elle accouche pêle-mêle de romans et d’enfants. On annonce par exemple : Jacqueline Lenoir (deux filles, un roman) ; Marina Grey (un fils, un roman) ; Nicole Dutreil (deux fils, quatre romans), etc.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Ceci : écrire est une conduite glorieuse, mais hardie ; l’écrivain est un « artiste », on lui reconnaît un certain droit à la bohème ; comme il est chargé en général, du moins dans la France d’Elle, de donner à la société les raisons de sa bonne conscience, il faut bien payer ses services : on lui concède tacitement le droit de mener une vie un peu personnelle. Mais attention: que les femmes ne croient pas qu’elles peuvent profiter de ce pacte sans s’être d’abord soumises au statut éternel de la féminité. Les femmes sont sur la terre pour donner des enfants aux hommes ; qu’elles écrivent tant qu’elles veulent, qu’elles décorent leur condition, mais surtout qu’elles n’en sortent pas : que leur destin biblique ne soit pas troublé par la promotion qui leur est concédée, et qu’elles payent aussitôt par le tribut de leur maternité cette bohème attachée naturellement à la vie d’écrivain.
Soyez donc courageuses, libres ; jouez à l’homme, écrivez comme lui ; mais ne vous en éloignez jamais ; vivez sous son regard, compensez vos romans par vos enfants ; courez un peu votre carrière, mais revenez bien vite à votre condition. Un roman, un enfant, un peu de féminisme, un peu de conjugalité, attachons l’aventure de l’art aux pieux solides du foyer : tous deux profiteront beaucoup de ce va-et-vient; en matière de mythes, l’entraide se pratique toujours fructueusement.
Par exemple, la Muse donnera son sublime aux humbles fonctions ménagères ; et en revanche, à titre de remerciement pour ce bon office, le mythe de la natalité prête à la Muse, de réputation parfois un peu légère, la caution de sa respectabilité, le décor touchant de la nursery. Ainsi tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes – celui d’Elle : que la femme prenne confiance, elle peut très bien accéder comme les hommes au statut supérieur de la création. Mais que l’homme se rassure bien vite : on ne lui enlèvera pas sa femme pour autant, elle n’en restera pas moins par nature une génitrice disponible. Elle joue prestement une scène à la Molière ; dit oui d’un côté et non de l’autre, s’affaire à ne désobliger personne; comme don Juan entre ses deux paysannes, Elle dit aux femmes : vous valez bien les hommes ; et aux hommes : votre femme ne sera jamais qu’une femme.
L’homme semble d’abord absent de ce double accouchement; enfants et romans ont l’air de venir aussi seuls les uns que les autres, n’appartenant qu’à la mère; pour un peu, et à force de voir soixante-dix fois œuvres et gosses dans la même parenthèse, on croirait qu’ils sont tous fruits d’imagination et de rêve, produits miraculeux d’une parthénogenèse idéale qui donnerait en une seule fois à la femme les joies balzaciennes de la création et les joies tendres de la maternité. Où est donc l’homme dans ce tableau de famille? Nulle part et partout, comme un ciel, un horizon, une autorité qui, à la fois, détermine et enferme une condition. Tel est ce monde d’Elle : les femmes y sont toujours une espèce homogène, un corps constitué, jaloux de ses privilèges, encore plus amoureux de ses servitudes ; l’homme n’y est jamais à l’intérieur, la féminité est pure, libre, puissante ; mais l’homme est partout autour, il presse de toutes parts, il fait exister; il est de toute éternité l’absence créatrice, celle du dieu racinien : monde sans hommes, mais tout entier constitué par le regard de l’homme, l’univers féminin d’Elle est très exactement celui du gynécée.
Il y a dans toute démarche d’Elle ce double mouvement : fermez le gynécée, et puis seulement alors, lâchez la femme dedans. Aimez, travaillez, écrivez, soyez femmes d’affaires ou de lettres, mais rappelez-vous toujours que l’homme existe, et que vous n’êtes pas faites comme lui : votre ordre est libre à condition de dépendre du sien; votre liberté est un luxe, elle n’est possible que si vous reconnaissez d’abord les obligations de votre nature. Ecrivez, si vous voulez, nous en serons toutes très fières ; mais n’oubliez pas non plus de faire des enfants, car cela est de votre destin. Morale jésuite : prenez des accommodements avec la morale de votre condition, mais ne lâchez jamais sur le dogme qui la fonde. »

  1. muriel
    29/12/2009 à 15:28 | #1

    Merci pour cette découverte ! Avez-vous eu la chance de rencontrer d’autres représentations (picturales, photographiques…) du genre ? Je serais heureuse de les connaître si c’est le cas.
    Bonne fête de fin d’année à vous.

  2. 29/04/2011 à 01:12 | #2

    Moi qui ai l’esprit mal tourné, je note que la donzelle tient bien une plume en main mais N’ÉCRIT PAS. De plus, bien qu’au prolongement du coude quiètement appuyé sur la commode, les deux doigts qui tiennent l’objet se trouvent présentés comme en tension entre lutrin et bambin. Bref, que va-t-elle en faire ? N’écrivant pas, ne torchant pas le mouflet (est-il d’elle, seulement ?) et ne le regardant même pas, bien qu’aux yeux baissés vers lui, toute tournée vers l’intérieur, ne s’apprête-t-elle pas plutôt à tremper la plume dans son sang ? Ou, foin de cette interprétation un brin triviale, la coquine aux attraits modestes mais hardis n’en suggère pas moins un déséquilibre, une ambiguïté, un vase communiquant entre les deux entités qui la bordent: livres d’encre et de chair semblent faits d’un liquide proche, jumeau presque, ne demandant qu’à se translater, charger où l’énergie vitale l’appelle…bref une manifestation précoce (pour l’époque) d’un phénomène de chirurgie sans canules, de vampirisme autonome dont seule la femme libre serait en mesure de réguler le flux.
    Ou bien, sans aller jusqu’à crever l’abcès, se prépare-t-elle seulement à l’endormir pour 100 ans ? Et dans ce cas, quel élu, quel prince réveillera l’enfant ?? Voyons…le tableau est peint en 1853. Les « Mythologies » sont éditées en 1957. Accordons à Barthes quelques années de latence. Et constatons, avec froideur et objectivité toute scientifique, que ce dernier n’a jamais écrit de roman. Ni eu d’enfant. Connu du public, tout au moins.
    « Il en parlait de plus en plus (…) J’ignore s’il existe dans ses papiers quelques brouillons ou fragments. (…) Dans un dérapage encore un peu plus fort que les précédents, il semblait que le paysage littéraire, autour de lui, était redevenu celui de la fin du XIXe siècle…Après tout, pourquoi pas ? On ne doit pas définir a priori le sens de toute recherche. Et Barthes était assez subtil et retors pour transformer à nouveau ce prétendu vrai roman en quelque chose de neuf, de déroutant, de méconnaissable. »
    Ces quelques lignes extraites de la page 70 de l’autobiographie d’Alain Robbe-Grillet « Le Miroir qui revient » (Minuit, 1984), éclairent la question d’un jour neuf et tremblant. Quel audacieux chercheur endossera l’énigme ?…

  3. Clémence
    09/12/2011 à 10:47 | #3

    Merci pour cette belle découverte qu’est ce tableau. Il me parle beaucoup!
    J’ai pris beaucoup de plaisir à lire votre récit.

  4. 10/05/2013 à 14:44 | #4

    Bonjour,
    Ce tableau est formidable ! J’aimerais utiliser votre photo sur ma page Facebook http://www.facebook.com/PhotosHistoriquesAllaitement, qui promeut l’allaitement en partageant des images montrant qu’à toutes les époques, dans toutes les conditions, les femmes ont allaité leurs enfants.
    Merci de me faire savoir si vous me donnez votre autorisation (ou pas), et comment vous voulez que je fasse référence au photographe / à vous si vous me permettez de publier la photo.

  5. 03/11/2014 à 19:31 | #5

    @Christophe Sacchettini

    N’avez-vous pas honte ?! N’avez-vous point eu de mère ? Tenir ce discours d’Aztèque, de Gilles de Rai, de psychopathe dégénéré sadien gnostique vicieux ! Face à une si belle, si sainte, si simple image de la maternité épanouie (au sens le plus complet du terme) ! Mon Dieu !

    De la merde dans la tête. Vous êtes la définition-même de ce terme.

  6. Tof Sacchettini
    24/11/2014 à 11:02 | #6

    Chère Irèna,

    Un petit tour sur la toile m’en a convaincu : nonobstant les insultes, bassesses et calomnies qu’on y lit à votre égard sur des forums indignes de vos talents, les multiples avatars et pseudonymes sous lesquels vous vous plaisez à vous y manifester, ainsi que vos registres d’expression variés jusqu’au grand écart, loin de se limiter à la seule tonalité chafouine de votre suscrit message, marquent à l’évidence une nature complexe, habile à brouiller des pistes comme pour mieux mettre au défi l’emprunteur de vous y suivre jusqu’au bout. (Rafraîchir ma mémoire de l’aventure holmésienne à laquelle vous empruntez votre pseudo me serait peut-être de quelque utilité, mais je n’en ai guère le temps.)
    Je gage donc que vous êtes, comme moi, accessible à l’humour au 4e degré (quoique le 3e soit envisageable aussi) de petits exercices dont le texte ci-dessus n’est qu’un modeste exemple ; et vous souhaite la bienvenue dans les rangs de ceux qui, sans en tirer aucun arrêt ni fierté, ne dédaignent pas de mettre un doigt dans ce limon mental que vous jugez merdeux, qui n’est qu’un legs joyeux de l’enfance ou de l’espèce.
    La mer aveugle qui pourvoit à tout, lave aussi bien nos plus belles pépites : les pâtés de l’âme.

    Bien à vous,

    Christophe

  1. Pas encore de trackbacks

*