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La transmission

Je pense à la transmission.

The Square de Ruben Ostlünd, outsider lors de sa projection à Cannes 2017, en est finalement revenu avec la palme d’or. D’ordinaire, lorsqu’un film de second rang décroche par surprise la consécration suprême, c’est que les films en compétition qui lui étaient supérieurs étaient trop polémiques et que les membres du jury, incapables de se mettre d’accord sur tel chef d’œuvre fauteur de réactions épidermiques, finissent par se rejoindre sur une petite chose plus consensuelle, quelque poignant chant d’amour en costumes, numéro d’acteur ramasse-prix, ou mélodrame qui ne réveillera pas ceux qui se sont assoupis dans le fond. Rien de tel avec The Square, méchant comme une teigne et globalement désagréable.

En quelque sorte film de science-fiction, entretenant des rapports subtils avec la Planète des singes par la présence de l’acteur simiesque Terry Notary, The Square extrapole depuis notre époque et spécule sur la sécularisation : supposons que suite à la destitution de la monarchie suédoise, le palais royal désaffecté de Stockholm soit transformé en une autre sorte de sanctuaire, un musée d’art contemporain, le X-Royal Museum. Quelle singeries s’y dérouleraient ?

Suit un inégal film à sketches, longuette caricature de la faune et de la flore prospérant sur le grands corps malade de l’art contemporain, panorama complet de cette bulle de vanité consanguine, avec ses parasites de vernissages, artistes paradant sur leur ego, curateurs bobos bien élevés et communicants en buzz sur réseaux sociaux. Une satire à gros sabots sur un milieu en escarpins. Je suis sorti de la salle un peu ballonné comme après abus de petits fours et de brouhaha, gargouillant du même mélange que j’éprouve ordinairement en visitant une expo d’art contemporain : oh oui ça m’intéresse, pour autant oh non je n’aime pas ça ; je suis frappé aux tripes par ce que ça raconte/je suis pris en otage par un petit malin/tout-ça-pour-ça/ je ne sais plus si ce que l’on me donne à voir dénonce le cynisme ou si c’est plus cynique que tout, comme si l’ambiguïté était le fin du fin des fins en soi. Cette reproduction des effets produits par l’art-con est en tout état de cause une performance : au moins on y est, dans le sujet, on ne se contente pas de recycler clichés et décorum de ce milieu si aisé à caricaturer, comme le ferait la première comédie franchouillarde (con)venue (Musée haut musée bas, Intouchables, ou Mon pire cauchemar de triste mémoire avec Isabelle Huppert en directrice de la Fondation Cartier).

Certaines scènes démonstratives et outrancières sont interminables. D’autres, fugitives, sont fulgurantes. Je pense à la transmission, parce que j’ai gardé en tête un plan du film qui ne dure qu’une poignée de seconde. Le malheureux conservateur du musée, joué par Claes Bang, empêtré par ses contradictions et débordé par sa vie privé, abandonne ses deux fillettes dans un bureau du musée et leur lance : « Vous pouvez dessiner si vous voulez ». Les deux petites filles se tournent vers lui, chacune un smartphone à la main et pathétique regard de chien battu, et répondent non en secouant la tête. « Vous n’avez pas envie ? Pourquoi ? » Toutes deux ont le même et simultané haussement d’épaules, qui signifie à la fois je ne sais pas et ça n’a pas d’importance. Le papa referme la porte et poursuit ses petites affaires, le film enchaîne directement sur son outrance suivante qui durera dix ou quinze minutes, nous laissant le soin d’avoir saisi au vol ce dialogue minime, qui pourtant constitue peut-être le cœur même de son propos ironique et tragique : quel sens ont cet homme perdu et son métier prestigieux si ses enfants ne dessinent pasQuel sens revêt l’art contemporain, sinon à devoir être conservé par et pour une caste, si toute envie de créer à déserté les têtes blondes, si l’art est coupé de ses racines vitales, l’envie de prendre une feuille et un crayon pour ressentir l’effet de l’un appliqué sur l’autre ?

Un peu plus tard dans le film, ou un peu plus tôt, je ne sais plus, on capte, lors d’une scène tout aussi brève, la réponse à cette question : le seul personnage que l’on aura vu dessiner, le seul à avoir éprouvé en lui-même l’envie viscérale et intuitive du crayon sur le papier, épié lors de cette activité intime d’une chambre à l’autre dans un appartement bourgeois, est un chimpanzé. C’est ici que surgit le lien caché avec La Planète des singes, autre fable d’avertissement : puisque nous avons tout gâché, tout détruit, ne reste plus qu’à passer le relai aux chimpanzés, adieu et bonne chance.

Lorsque je rencontre une classe qui a préparé à mon intention des questions sur mon métier d’écrivain, parmi les plus fréquentes (juste après Combien vous gagnez ?) figure : À quel âge vous avez commencé à écrire ? Généralement, je m’en tire avec une pirouette qu’à force de réciter j’use jusqu’à la corde : « Ma foi je ne sais plus puisque je ne me souviens pas d’avoir commencé, à part bien sûr à l’âge de six ans, lorsque j’ai appris l’alphabet. Depuis lors, je n’ai simplement pas arrêté. Figurez-vous que je vois cela comme le dessin : vous avez sûrement remarqué que tous les enfants savent dessiner, tous les parents sont fiers des gribouillages magnifiques que leurs marmots leur ramènent de l’école… Mais combien d’adultes savent dessiner ? Disons, 2% peut-être ? Voilà un processus étrange, on est passé de 100% à 2% d’une classe d’âge. Ne restent en somme que les artistes, ceux en qui le jeu de départ s’est transformé en joie, puis en envie, puis en besoin, ceux qui persistent à gribouiller comme s’ils étaient encore enfants, parce qu’ils ont senti dès l’origine qu’il y avait quelque chose à chercher pour eux dans cette direction. Eh bien, voilà, peut-être que c’est la même chose pour l’écriture, tout le monde apprend à écrire à six ans, et ceux qui deviennent écrivains, ce sont seulement les 2% qui ne s’arrêtent pas » .

Je remâche ce film et cette nuit je doute de la pertinence de ma tirade aux enfants, un peu trop bien huilée pour être réfléchie à chaque fois. Il est temps que je trouve autre chose. Je pense à la transmission.

Pendant ce temps à Vérone, 500 ans plus tôt, Giovanni Francesco Caroto (1480-1555) peignait le portrait d’un enfant brandissant fièrement le dessin qu’il vient de réaliser, et qui sourit à ses parents, ou à ses amis, ou peut-être au peintre lui-même, son maître. Cette œuvre, qui serait inconvenante dans un musée d’art contemporain, est visible au Castelvecchio de Vérone, et faute de mieux reproduite ci-dessous.

  1. 05/11/2017 à 11:30 | #1

    puisqu’il est question de transmission et de dessin, voici où l’on trouve sans trop circonvoluer un peu de joyce

    https://www.facebook.com/aston.verz/media_set?set=a.1288818471198938.1073741834.100002123925704&type=3

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