Accueil > En cours > La poignée triangulaire

La poignée triangulaire

Me voici à nouveau assis à mon bureau, embusqué au premier étage de cette médiathèque que j’ai quittée il y a un an. Ma directrice (n’est-elle pas mon ex-directrice ?) dans son pull rouge glisse la tête par la porte et me rappelle sèchement, sans me regarder, qu’aujourd’hui est le jour de ma circoncision. Je me lève et descends au rez-de-chaussée, où je constate que la cérémonie se prépare du côté du canapé, sous la verrière. Il n’y a là, en file indienne et torse nu comme pour une visite médicale, que des petits garçons et des adolescents, je suis le seul adulte. J’essaye de me rappeler la raison administrative, quelque réforme ou décret ou  changement de statut, pour laquelle ma circoncision est soudainement devenue obligatoire, mais je n’y arrive pas. Je me demande s’il y avait des juifs dans mon arbre généalogique, j’énumère dans ma tête mon ascendance connue, rien à faire, je ne me rappelle plus. Arrive le circonciseur : il a une allure de baroudeur, une veste en cuir, une barbe mal rasée, une grande valise à la main, et la tête de l’acteur Willem Dafoe. Il néglige la file d’enfants et me salue. Il essaye de me mettre à l’aise, me dit : « Détends-toi. Regarde, il y a un piano derrière toi, profite, joue un peu… » J’essaye de pianoter, mais c’est laborieux, j’ai du mal, les notes s’enchaînent poussivement, je reprends chaque phrase et chaque accord, pendant que Willem Dafoe me fait la conversation. Il évoque, lyrique, la Russie, la steppe et la vodka, ses voyages, je vois bien qu’il ne parle que pour faire diversion car il n’écoute pas un mot de ce que je lui dis en retour. Enfin, il frappe un grand coup entre ses mains et dit : « Bon, faut y aller ! » Il se lève et ouvre sa grande valise dans laquelle se trouve une batterie de couteaux de toutes tailles.

J’ai tourné de l’oeil, ou bien ai-je été anesthésié. Lorsque je me réveille, je suis à nouveau assis à mon bureau, seul. Je porte autour de la taille une sorte de pagne, ou de couche pour adulte. J’ose à peine regarder le résultat de l’opération. Je me décide à empoigner et arracher la couche : ouf, tout est normal, mon bermuda est toujours là. Je jette un oeil dans les couloirs… Personne. Je m’enfuis sans demander mon reste.

Mes pas me portent dans une sorte de village de vacances, désert, peut-être désaffecté. Le ciel est bouché, nuageux, le vent souffle et la nuit tombe. Je marche dans des rues bordées de palmiers, entre les façades décrépites de bungalows fermés et de boutiques aux enseignes éteintes. Ça me revient, je sais ce que je fais ici : j’ai rendez-vous avec mon frère, il m’a promis de faire de l’escalade avec moi. J’espère qu’il aura apporté son équipement, je n’ai qu’un vieux baudrier élimé, dont la sécurité n’est pas garantie. Il me reste à trouver l’emplacement du mur d’escalade du village de vacances, c’est sûrement là que mon frère m’attend. Je pénètre dans un bâtiment qui, de l’extérieur, avec ses grandes baies vitrées laissant deviner des rideaux en plastique gris, ressemblait à piscine. Toutefois, une fois à l’intérieur je ne vois aucun bassin. Je marche sur le carrelage.

Je suis seul dans la pénombre, et je m’immobilise brusquement quand me parvient un bourdonnement de moteur : mon entrée a déclenché un mécanisme automatique, j’entends des poulies et des engrenages. Au-dessus de ma tête, une rampe à roulement à billes fait défiler à intervalle régulier des poignées triangulaires, dont la procession m’évoque une usine de dépeçage des poulets, sans doute ai-je déjà vu cette image dans un film ou bien ailleurs. Je comprends : je me trouve au point de départ d’un circuit acrobatique, une attraction du village de vacances, une version sportive et ludique de l’usine de dépeçage de poulets. Il est probable que le mur d’escalade où m’attend mon frère est l’une des étapes suivante de ce circuit pour vacanciers, je devine donc ce qu’il me reste à faire : jouer le jeu, saisir le premier agrès du parcours, la poignée triangulaire. Je guette le moment où la prochaine poignée triangulaire sera exactement à la verticale de ma tête… Alors, je plie les genoux… Et je bondis, de toute la détente dont je suis capable.

Dès l’instant où j’enserre la poignée triangulaire dans ma main droite, son trajet cesse d’être horizontal pour devenir ascendant. La rampe a changé d’aiguillage. Je m’élève, suspendu par le bras à la poignée triangulaire. L’ascension dure, et dure encore. Je ne soupçonnais pas que la piscine ait un plafond si haut. J’oscille un peu. C’est à peine si je distingue encore le carrelage sous mes pieds. Je ne vois d’ailleurs toujours pas de bassin. Et si je regarde vers le haut, je ne discerne même rien du tout. Je continue de monter, dans le bruit monotone des engrenages et des poulies. Je commence à tétaniser. Je ne suis pas encore inquiet, pas vraiment. Les concepteurs de cette attraction pour village de vacances respectent forcément les normes de sécurité en vigueur. Ce n’est qu’un jeu, n’est-ce pas. Pourtant mon bras durcit et tremble. Je serre plus fort la poignée triangulaire. Je suis désormais si haut qu’autour de moi le noir est complet, et je monte encore. Sous mes pieds le carrelage n’est qu’une vague lueur bleue. Les phalanges de ma main droite me font mal. Mon bras, mon épaule, mes côtes aussi. Si c’était pour lâcher j’aurais lâché plus tôt, lorsqu’il était temps, lorsque j’étais près du sol, à présent c’est trop tard, je n’ai plus le choix et le trajet finira forcément, tôt ou tard, je dois tenir, j’agrippe encore plus fort. Si fort que je ne sens plus rien. Je ne sens plus mes doigts. Si ça se trouve j’ai déjà lâché.

Je me réveille. Des fourmis tout le long du bras. J’écrasais ma main.

  1. Franck Pélissier
    06/06/2017 à 00:32 | #1

    Dis-donc, ça ne va pas beaucoup mieux, toi ?

  1. Pas encore de trackbacks

*