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Macron + 7

29/09/2015 6 commentaires

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Parfois, des mots tombent sur nos écrans comme une pluie de météores sur la terre, et la réalité du monde en est ébranlée. La phrase est là, vibre autour de nous, elle ressemble à une phrase, on la répète hagard, on la remâche, elle ne s’en ira plus, elle nous colle aux doigts et aux dents. On sent que le surgissement de cette phrase est un phénomène majeur et irréversible, une borne dans la chronologie, un changement d’ère. Pourtant, elle résiste à l’intelligence : on ne comprend pas ce que cette phrase peut bien signifier. On a beau connaître chacun des mots pris isolément, la phrase persiste à n’avoir aucun sens. Malgré son caractère sibyllin, ou peut-être justement grâce à lui, on en conçoit un effroi presque sacré : cette phrase dit notre temps, et si elle nous échappe, c’est justement que le temps n’est pas à nous, il appartient à ceux qui parlent et qui inventent la novlangue de demain.

Exemple de phrase météore : « Le libéralisme est une valeur de la gauche. » Emmanuel Macron, Ministre de l’économie, dimanche 27 septembre 2015, en conférence de presse.

Cette phrase est inintelligible, du moins en sa surface : sa signification dépasse manifestement tout entendement, peut-être accède-t-elle ainsi à la poésie, au dérèglement de tous les sens. Les mots semblent avoir été sélectionnés au hasard, comme dans un joyeux cadavre exquis surréaliste. Leur agencement de même est sans nul doute aléatoire. Les propositions la valeur est à la gauche du libéralisme ou la gauche est un libéralisme de la valeur seraient ni plus ni moins recevables. On pourrait jeter tant de mots dans un chapeau et piocher, que sais-je, la gastronomie est un pilier du ku-klux-klan, ou la haute-fidélité est une vertu de la philatélie, bon, j’arrête ici, on a compris. On a compris qu’on n’a pas compris.

Heureusement, dès 1961, l’OuLiPo a inventé des techniques permettant de révéler le sens caché des phrases les plus absconses. La méthode dite « s+7 » inventée par Jean Lescure et perfectionnée par Raymond Queneau, donna immédiatement les preuves de son efficacité heuristique par déplacement dans le lexique. Elle consiste tout simplement à remplacer chaque substantif d’une proposition donnée par celui qui, au sein d’un dictionnaire de référence, le suivra sept rangs plus loin. Justement, j’ai sous la main un Petit Larousse illustré datant  de 1940 (curieusement recouvert de chatterton noir), et je choisis d’en faire mon dictionnaire de référence pour procéder à l’expérience sous vos yeux mesdames et messieurs. Comme par magie la phrase impénétrable de Macron devient enfin limpide :

Le libertin est une valkyrie de la gaudriole.

Sacré Manu Macron ! Pas étonnant qu’il se voie président un jour, s’il fréquente les mêmes parties fines pour élite que DSK !

Mais là où la méthode s+7 prend tout son sel, c’est que l’on peut renouveler l’expérience indéfiniment, avec n’importe quel dictionnaire, spécialisé ou non, un nouveau sens apparaitra toujours, fulgurant comme un secret caché depuis la fondation du monde et enfin dévoilé aux mortels. Résultat garanti ! Tenez, je pioche en direct et sans trucage dans mes étagères… Que nous donnerait l’aphorisme macronique dans sa version traduite par le Dictionnaire des symboles (édition Michel Cazenave, LGF, 1996) ? Croyez-le ou non, la nouvelle proposition est presque une paraphrase de la précédente !

Le lion est une vierge du Graal.

L’oracle est décidément propice, les indices s’accumulent quant à l’excellente santé sexuelle de Macron et nous nous en félicitons. Mais il suffit de prendre une autre source de référence pour que Macron parle enfin de politique et d’économie, c’est son job après tout.

La librairie est une vallée de gaude (gaude = herbe bisannuelle, voisine du réséda, appelée aussi herbe jaune, et dont on extrayait une teinture jaune). Source : Petit Larousse illustré, édition 2007, cette fois.

Bon sang, là encore tout se tient ! Macron tente, bien entendu, de nous parler de la crise de la librairie, grave crise à la fois économique, culturelle, spirituelle ! Plus personne n’ouvre de livre dans ce pays, pas même sa collègue Fleur Pellerin (herbe jaune), et Macron déplore que le papier jaunisse sur les tables des libraires ! Que faut-il faire ? Ouvrir les librairies le dimanche, peut-être. Un autre ? Avec plaisir :

La loi de l’offre et de la demande est la vieillesse du genre. Source : Dictionnaire des sciences humaines, dir. Jean-François Dortier, Editions Sciences Humaines, 2004.

On sent bien, là, l’effort de pédagogie pour clarifier la position libérale sur les gender studies. Allez, un petit dernier.

Le licée (= la permission) est une varenne (= terrain inculte fréquenté par le gibier) pour le gavial (=  variété de crocodile de grande taille propres aux fleuves de l’Inde). Source : Dictionnaire des mots rares et précieux, Seghers, 1965.

Histoire naturelle, vie sauvage des prédateurs… Cette fois, le sens est tellement évident que ce truisme ne nécessitera aucune exégèse.

La confusion des sentiments (Lectures pendant l’été indien, 9)

10/09/2015 Aucun commentaire

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Chez nous au boulot, de même que, je le suppose, dans toutes les bibliothèques du monde civilisé ou pas trop, nous ressentons certaine pression, exercée par les élus, par le public, par la concurrence des écrans, par l’air du temps, pour « passer au numérique » dans les plus brefs délais. Moi, le numérique, je ne suis pas contre, mais je m’en méfie un peu.

En 2015 le savoir et l’information sont majoritairement (à la fois dans les ressources et dans les usages) numériques, c’est un fait. Je le sais comme tout le monde puisque je n’ouvre plus un quotidien, je lis lemonde.fr ou libe.fr. Or dans ce même 2015, je renvoie aux supports de presses précités, n’importe quelle édition fera l’affaire, mais pensez à lire les commentaires des internautes pour vous faire une idée plus précise, nous n’avons jamais été, collectivement, socialement, depuis la refondation du pacte social en 1945, autant en proie à l’ignorance, à l’obscurantisme, aux préjugés, au repli sur soi, à la bêtise, à la haine, à l’intolérance, à la disparition des références culturelles ou civiques communes.

Résumé : nous vivons une époque où sombre l’humanisme et où triomphe le numérique.

Je ne prétends pas qu’il y a rapport de cause à effet, ce n’est peut-être qu’une coïncidence historique… Mais, si le numérique n’est pas responsable du naufrage qui advient sous nos yeux, il est en tout cas impuissant à l’empêcher, et je suis circonspect quand je vois toute la pyramide politique (je veux dire : depuis la Mairie qui m’emploie jusqu’au Ministère de l’Education nationale, et jusqu’au décourageant Hollande dont le principal coup d’éclat en tant que président du conseil général de Corrèze de 2008 à 2012 fut d’imposer aux collégiens le « cartable numérique »), quand je vois tous ces beaux sires s’exciter le ciboulot sur le mot magique « numérique » affublé de divers éléments de langage, comme s’ils tenaient dans leur tablette l’alpha et l’oméga non seulement du progrès technique, de l’innovation permanente, mais la garantie d’un contrat social 2.0. Car le numérique est une idéologie, aussi (de qui cette idéologie est-elle complice ?) et c’est elle qui me laisse perplexe. La célébration du contenant et l’abstraction du contenu.

C’est dans ce contexte que notre établissement commence à « prêter des livres numériques » (rien que ce bout de phrase me semble louche) et que nous subissons subséquemment ces jours-ci une formation si incontournable qu’elle en est désarmante, prêchant les bienfaits des tablettes et liseuses en bibliothèque.

Fortuitement, tout ce que j’en ai retenu, c’est du Zweig : j’avais pour quelques minutes une liseuse en échantillon entre les mains, et j’ai fouillé du bout du pouce pour voir ce qu’il y aurait à lire dedans. Je m’attendais, ricanant sans bruit, à trouver du Musso, du Lévy, du Pancol, les best-sellers étant fatalement les mêmes dans le monde réel et dans l’autre… Mais j’ai repéré au fond des bits un roman de Stefan Zweig que je ne connaissais pas, La confusion des sentiments. Et là, en pleine formation, j’ai commencé à le lire, une phrase entraîne la suivante, une page, deux trois, ça ne se compte même plus comme ça, je me suis un peu coupé du monde comme on fait quand on lit, je me suis régalé. C’est génial, Zweig. Quelle subtilité, quelle élégance et quel effroi sous les beaux vêtements viennois. Il faut lire Zweig quel que soit le moyen, sur papier ou sur écran, voilà tout ce que j’aurai compris de cette journée de formation, le contenu a triomphé du contenant. J’ai ainsi terminé, un peu plus tard, ma lecture dans un bon vieux livre de poche dont la batterie n’aurait jamais besoin d’être rechargée.

Abandonnant sa posture courbée de guetteur, il s’élança dans un discours comme dans un flot torrentiel. L’improvisation l’emporta : je commençai à comprendre que, d’un tempérament froid lorsqu’il était seul, il lui manquait, dans un cours didactique ou dans la solitude de son cabinet, cette matière enflammée qui, ici, dans notre groupe compact d’étudiants fascinés et haletants, faisait exploser la carapace recouvrant son être véritable ; il avait besoin (oh, que je le sentais !) de notre enthousiasme pour en avoir lui-même, de notre intérêt pour ses effusions intellectuelles, de notre jeunesse pour ses élans de jeunesse.

C’est beau, non ? Ça vibre. On croit, dans la première partie du livre, que le sujet principal sera la jeunesse et ce qu’on y a laissé, ou alors l’exaltation si particulière de la formation intellectuelle, ou bien le culte de la beauté, ou les moeurs universitaires, les années d’apprentissage, la transmission du flambeau, l’enthousiasme ‘dieu en nous‘, la confrontation de l’élève à son maître… et tout cela ferait déjà un roman poignant.

Mais non. Le vrai sujet, plutôt le tabou, de ce bref roman n’est révélé que dans ses dernières pages, et j’espère ne spoïler personne en l’indiquant ici (vous êtes censé l’avoir déjà lu quand vous étiez jeune !tant pis pour vous si comme moi vous loupâtes le coche en temps utile) : l’homosexualité. Le mot n’est jamais prononcé. Tandis qu’amour, régulièrement. Ainsi que des périphrases douloureuses du genre inclination contraire, penchant pervers

Les mille délicatesses qu’emploie Zweig pour circonscrire la honte dans le placard et le trouble sexuel sont-elles sophistications d’un autre temps ? Est-ce ringard ? Suranné ? Est-ce vieux jeu, s’émouvoir comme je le fais des phrases écrites en 1927, se laisser subjuguer par les tourments d’une homosexualité impossible à assumer ? Vivons-nous dans un monde si différent, si tolérant, où l’on assume, où l’homosexualité n’est plus un problème, où les jeunes gens et les jeunes filles qui se découvrent homos n’auraient plus besoin qu’on leur tende, conditionnée en volume ou en tablette, une fiction en forme de miroir bienveillant, vivons-nous dans un monde où l’homosexualité ne serait plus considérée comme un crime ou un péché ou une maladie mentale, ou les trois à la fois et une abomination en plus, à punir de mort ? 

Ben… Non. Et non.

Paréidolie (ou : Mes aventures audiovisuelles)

09/09/2015 Aucun commentaire

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Traquer la figure humaine partout-partout : définition possible de la paréidolie. Un trou dans le mur ? Un outil ? Un panneau de signalisation ? Un légume ? Une tache à la Rorschach ? L’affaire est faite : ici deux yeux et là une bouche, bonjour smiley. L’australopithèque déjà cherchait son double dans les cailloux, témoin le galet de Makaspangat. Cette chasse à l’interlocuteur qui brisera notre solitude est plus forte que nous. La nature s’offre dans son infinie diversité mais illico c’est un selfie que nous identifions dans les nuages, dans un légume, sur les tâches d’humidité, sur le sable dévoilé par la vague, sur les nœuds du bois, sur les traces de pneu, sur la radio des poumons, jusque sur la planète Mars (ou sur une sonde qu’on lui envoie, visage sur le visage), ou pourquoi pas en pleine face des gens, j’écris ton nom, être humain.

Les plus atteints, les plus anxieux de rencontres, ou les plus avides de merveilleux iront jusqu’à reconnaître formellement Jésus sur une barre chocolatée ou sur un suaire, la Sainte Vierge sur un croque-monsieur, voire Mahomet dans une caricature (mais ça c’est interdit).

Circonscrire l’humain, de préférence sans l’enfermer. Qu’est-ce que l’humain ? Réponse objective : un animal. Réponse intuitive : c’est moi. Si le mètre étalon de l’espèce humaine est chacun de nous, c’est en miroir que l’on transforme le moindre paysage, c’est en se cherchant soi-même que l’on examine un mur ou une fleur, l’histoire ou la géographie. Ou que l’on écoute Francis Poulenc.

Je médite ces idées fort lointaines, je les rapproche de moi. Je les écris… Je tâche de m’y reconnaître. Les mots aussi recèlent des visages.

Et puis un jour je me frotte à l’audiovisuel, et ma propre figure devient une image, une d’aujourd’hui, faite pour être vue sur écran. Expérience étrange et banale, plus ou moins excitante et frustrante. Je ne suis pas très à l’aise, je le crains.

Tiens, tel jour par exemple, je participais à un salon du livre imaginaire, et j’en profitais pour donner avec Olivier Destéphany un extrait en duo de Vironsussi. Une équipe de France 3 Rhône-Alpes filmait, et en a tiré un petit sujet qu’on peut voir en cliquant ici. La journaliste est restée sur le salon plusieurs heures, elle m’a longuement interviouvé. Hélas, elle n’a quasiment rien conservé de ce que je lui ai dit, mais c’est la règle du genre. Notamment, j’aimais bien une de ses questions :
« Comment se fait-il que le thème du loup-garou soit indémodable dans la littérature fantastique ?
– C’est parce que l’être humain est un animal. Un animal singulier bien sûr, un animal incontestablement supérieur puisqu’il est le seul capable de faire exploser la planète… mais un animal tout de même, un grand mammifère à sang chaud, avec des instincts, de la violence, de la sauvagerie. Le mythe du loup-garou est très pratique pour parler de ça, pour assumer notre part animale ou pour la réfuter… »
J’étais drôlement content d’avoir improvisé cette tirade, dommage qu’elle ait disparu dans les archives de la demoiselle. Subsistent, pour le téléspectateur, deux yeux qui roulent et une bouche qui braille et murmure : ma trogne cabotine. Smiley !

Tiens, tel autre jour, bis repetita, j’étais pourtant resté chez moi mais j’avais répondu à domicile à des questions devant une caméra descendue exprès de Paris pour capter mes intentions en littérature jeunesse – c’était pour la série Dans les petits papiers de… commanditée par la Charte des Auteurs Jeunesse dont j’ai l’honneur d’être membre. Pendant l’interview je me suis trouvé si nul que c’en était effarant. Je n’exprimais rien du tout, je bafouillais, je regrettais de n’avoir pas plutôt une feuille et un stylo pour réfléchir à loisir, je me jugeais bien indigne de l’intérêt que me témoignait si gentiment la Charte… Je me suis demandé ce qu’il resterait de tout cela sur l’écran. La réponse est arrivée quelques mois plus tard : sur le fond, quelques fragments d’idées mises bout à bout grâce à un montage bienveillant ; sur la forme : mon visage. Deux yeux une bouche, quelques autres accessoires. Ah, tiens, c’est donc moi ça ? Une figure humaine, c’est déjà bien.