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Aucun de nous ne reviendra (Lectures pendant le solstice, 3)

04/07/2015 Aucun commentaire

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J’aime Emmanuel Merle. Je veux dire que je l’aime deux fois : j’aime le bonhomme, j’aime son écriture. Parce que tous les deux sont d’une intégrité absolue. Emmanuel Merle est un poète. Nous nous croisons de loin en loin, nous nous serrons la main, nous échangeons des nouvelles, « Et toi, qu’écris-tu en ce moment ? »

Or un jour, à cette question Emmanuel a répondu : « J’écris sur Auschwitz. Mais tu sais, j’ai du mal, c’est difficile. » Sottement, je l’avoue, ce jour-là j’en ai été surpris. Auschwitz ? Pourquoi ça ? Pourquoi toi ? Pourquoi encore un livre sur la Shoah, événement historique vieux de plus de 70 ans ? Ensuite, j’ai réfléchi. Il faut un minimum de temps et de réflexion pour comprendre que s’étonner de l’entreprise d’un énième livre sur la Shoah est aussi déplacé que de regretter que tel livre raconte un deuil, thème rebattu par la littérature depuis Gilgamesh – c’est-à-dire depuis que la littérature existe.

Chaque nouveau livre sur Auschwitz doit être le bienvenu entre nos mains. Surtout, naturellement, s’il est écrit par un poète, qui a la charge de nos mots. Pas seulement parce que nous vivons une époque fort malsaine, où l’antisémitisme, étalon des haines raciales, cesse peu à peu d’être un crime pour redevenir une opinion ; où le révisionnisme est l’épice ordinaire de la maladie mentale complotiste ; où de dangereuses crapules comme Alain Soral croient faire un geste politique fort en exhibant leur quenelle au milieu du mémorial de l’Holocauste de Berlin. Surtout, chaque livre sur Auschwitz est essentiel parce que l’Holocauste juif s’est accompli, qu’il ne se désaccomplira pas, qu’il est devenu pour toujours une donnée de notre paysage mental. En tant que monstruosité à admettre, souvenir à protéger, énigme à résoudre, avertissement à méditer. La haine de l’autre poussée jusqu’à l’éradication de masse… La pulsion archaïque d’agression, mais démultipliée par les moyens rationnels de la modernité et l’efficacité du process industriel, avec ses six étapes qui ne finiront jamais d’engendrer des récits, des livres, des films, que nous ne finirons jamais de découvrir stupéfaits, de lire, de regarder.

Ces six étapes sont, et tant pis si elle font mal à ré-entendre : la déportation ; la déshumanisation par le traitement habituellement réservé au bétail (parcage, schlague, transformation en bêtes de somme puis en bêtes d’abattage) ; le travail forcé qui trie les forts et les faibles – seuls les forts méritent un peu de sursis ; la mort comme unique destin, soit arbitraire, surgissant d’un caprice du SS ou du kapo ou de son chien, soit méthodique, en chambre à gaz ; l’élimination des corps dans les fours crématoires et les longues cheminées ; le traitement des reliquats, vêtements, lunettes, dents en or, suif pour la confection de savons.

Je n’ai pas encore lu ce livre-là d’Emmanuel Merle. Il m’attend sans doute. Mais entre temps, je viens de lire Charlotte Delbo.

Et voilà, c’est reparti, les six étapes dans le désordre, et puis l’effroi, la sidération, le dégoût, le chagrin et la pitié – émotions viscérales que seuls les poètes rendront exactement. Delbo est un poète, aucun doute.

Charlotte Delbo n’est pas juive, mais communiste – faute également mortelle, deuxième au palmarès de l’infamie édicté par le IIIe Reich. Elle est déportée à Auschwitz le 24 janvier 1943. Un convoi de 230 femmes part. Seules 49 reviennent en 1945. Dont Charlotte Delbo qui, puisqu’elle sait écrire, écrit ce qu’elle a vécu, vu, entendu, senti, enduré et rêvé. Une trilogie paraît, intitulée Auschwitz et après : Aucun de nous ne reviendra (écrit dès 1946 mais publié en 1965), Une connaissance inutile (1970), Mesure de nos jours (1971). Dans l’indifférence absolue. On n’a pas très envie de lire cela, à l’époque. Elle meurt en 1985. On ne redécouvre son œuvre qu’à l’occasion du centenaire de sa naissance, en 2013.

On ouvre le premier volume. Aucun de nous ne reviendra : parole de poète déjà, le titre est un vers d’Apollinaire. Les « chapitres » se succèdent, ce ne sont pas vraiment des chapitres, un récit de cinq pages puis un poème de deux, puis d’autres fragments, des litanies, des titres de parties qui pourraient figurer un autre ordre, Un jour ; Un soir ; Un matin ; reviennent : L’appel recommence, ne s’achève jamais, et puis soudain tout continue sans titre, tout recommence, le temps est flou, la nuit est longue. Delbo donne à voir. Ses mots sont d’abord physiques, charnels, puisque ce sont les corps, le sien compris, qu’elle montre en dépérissement. La chair des mots est d’autant plus précieuse. Chaque syllabe compte. On aimerait tout lire à haute voix, je crois qu’on se rendrait mieux compte.

On s’imprègne de son écriture impressionniste et non-chronologique, chahutée, faite de bribes, de scènes horriblement réelles puis affreusement oniriques, de hiatus et de répétitions, de leitmotivs hallucinés (… et toujours cette impression d’être morte, d’être morte et de le savoir), faite aussi de mots inconnus, qui ont beau revenir, à chaque occurrence ils résistent à notre compréhension alors même qu’ils sonnent de façon familière (qu’est une trague ? qu’est un revir ? Pourtant on devine qu’ils sont, comme chacun des autres mots, une question de vie ou de mort).

On referme le premier volume, on ferme aussi les yeux. Et on hésite à enchaîner trop vite avec le deuxième, dont le titre terrible fait si froid dans le dos. Une connaissance inutile. Une mémoire pour rien, alors ? Pour nous là, en 2015, qui devons vivre depuis 1945 avec ce savoir, cette expérience d’avant nous, cette histoire d’être humains qui ont infligé tout cela à d’autres êtres humains, en six étapes… cette transmission serait inutile ? Si ce livre est vain, tous le sont. Alors le crime aurait gagné, et gagne tous les jours.

Il faudra rester des heures immobiles dans le froid et dans le vent. Nous ne parlons pas. Les paroles glacent sur nos lèvres. Le froid frappe de stupeur tout un peuple de femmes qui restent debout immobiles. Dans la nuit. Dans le froid. Dans le vent.
Nous restons debout immobiles et l’admirable est que nous restions debout. Pourquoi ? Personne ne pense « à quoi bon » ou bien ne le dit pas. A la limite de nos forces, nous restons debout.
Je suis debout au milieu de mes camarades et je pense que si un jour je reviens et si je veux expliquer cet inexplicable, je dirai : « Je me disais : il faut que tu tiennes, il faut que tu tiennes debout pendant tout l’appel. Il faut que tu tiennes aujourd’hui encore. C’est parce que tu auras tenu aujourd’hui encore que tu reviendras si un jour tu reviens ». Et ce sera faux. Je ne me disais rien. Je ne pensais rien. La volonté de résister était sans doute dans un ressort beaucoup plus enfoui et secret qui s’est brisé depuis, je ne saurais jamais. Et si les mortes avaient exigé de celles qui reviendraient qu’elles rendissent des comptes, elles en seraient incapables. Je ne pensais rien. Je ne regardais rien. Je ne ressentais rien. J’étais un squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette.
Je suis debout au milieu de mes camarades. Je ne regarde pas les étoiles. Elles sont coupantes de froid. Je ne regarde pas les barbelés éclairés blanc dans la nuit. Ce sont des griffes de froid. Je ne regarde rien. Je vois ma mère avec ce masque de volonté durcie qu’est devenu son visage. Ma mère. Loin. Je ne regarde rien. Je ne pense rien.

Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, p. 102