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Cruauté envers les animaux, un manuel (Lectures pendant le solstice, 2)

22/06/2015 un commentaire

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Hier j’ai donné dans le bon sentiment. Autant prévenir qu’aujourd’hui, ce sera du mauvais.

Cruauté envers les animaux (titre international : Cruelty to the animals) est un manuel réalisé par Vivien Le Jeune Durhin, publié par les Requins Marteaux en 2014.

Cet élégant volume, sobre, solide et maniable, définit ainsi ses objectifs, en six langues (anglais, allemand, français, chinois, espagnol, russe) et en croquis :

Ce manuel pratique fournit des méthodes indispensables et originales pour tous les amateurs d’actes cruels envers les animaux. Pour obtenir des résultats de cruauté optimale, il convient de suivre soigneusement les procédures illustrées, point par point. Les sujets sélectionnés par l’auteur constituent un panel de base représentatif du règne animal.

En 130 pages qui sont autant de fiches techniques fort bien conçues, au code graphique aisément assimilable, et classées par ordre alphabétique (attention : la langue de référence choisie étant l’anglais, on trouvera le Morse à la lettre W pour Walrus), le lecteur découvrira comment procéder, étape par étape et le plus efficacement possible, pour briser la tête d’un écureuil au casse-noix, crucifier un albatros, enflammer la crinière d’un poney, tresser des scoubidous avec les tentacules d’une pieuvre, faire tourner un hamster non dans sa roue mais dans une essoreuse à salade, ou encore obstruer l’évent d’un dauphin avec un bouchon de liège. L’auteur, dans un louable souci pédagogique, attribue une note à chacune des procédures en fonction de son niveau de difficulté ; ainsi, exploser des fourmis au micro-onde est une procédure de niveau un (débutant), tandis qu’abattre une patte d’éléphant à la hache est de niveau cinq (expert).

Voici le livre le plus drôle et le plus dérangeant que j’ai lu depuis celui du Tampographe Sardon – attendu que jamais on ne rit, sinon plus fort, du moins plus viscéralement, que lorsqu’on est dérangé.

Pourquoi est-ce comique, au juste, alors que c’est manifestement de si mauvais goût ? Parce que la cruauté envers les animaux existe. Elle est en nous, souvenez-vous. Que celui qui, enfant, n’a jamais arraché les ailes d’une mouche pour voir l’effet que ça faisait, à la mouche, et à soi, jette à l’auteur de ce livre (ainsi qu’à celui de ces lignes) la première pierre, et qu’il aille ensuite consulter la page 51 de l’audacieux bréviaire.

Un avertissement explicite, Ce manuel ne peut être utilisé qu’en conformité avec la législation propre au pays où l’on souhaite opérer. L’auteur ne pourra être tenu responsable d’aucune transgression, participe du comique quand on constate que la procédure consacrée au crabe préconise tout simplement de le jeter tout vif dans l’eau bouillante, pratique ordinaire, tout-à-fait recevable socialement, alors même que l’on sait que le crabe ressent la douleur. On apprendra aussi comment presser du citron sur une huitre vivante (niveau facile), ou obliger un tigre à passer à travers un cerceau (difficile), tortures banales mélangées à d’autres extravagantes en sus d’être malfaisantes.

Je postule que ce qui est ici livré en pâture au comique, ce qui est parodié, et par conséquent dénoncé, ce n’est pas notre sadisme intrinsèque, insupportable et tabou, ni notre indifférence à la douleur des autres espèces (voire des autres hommes puisque, rappelons-le pour mémoire, c’est le principe du racisme : si tel être humain est d’une autre race, alors sa douleur est négligeable, elle ne vaut pas la mienne). Non. Ce qui est moqué est la forme du manuel. La mise en scène absurde de l’objectif d’efficacité, la rationalisation, la transmission d’une méthode promettant d’optimiser des gestes ignobles, le côté Barbarie pour les nuls. Vous êtes cruels envers les animaux ? Vous souhaitez l’être mieux ? Apprenez grâce à notre méthode simple, pratique, personnalisée et multimédia, à rentabiliser au maximum votre férocité.

Nous vivons dans une civilisation du rendement, du lean management, de la productivité dépassionnée, en somme de l’horreur économique, celle-là même qui dans toutes les langues lisse et climatise la cruauté, éradique l’humain dans l’homme et la vie sur la planète, dans le plus parfait et scandaleux mépris de la disparition des animaux, ce qui rejoint le sujet du livre.

L’humour du Manuel est la projection de cette mécanique tragique et planétaire sur nos bas instincts d’enfants pervers, conformément à la définition classique de l’humour selon Bergson : « Du mécanique plaqué sur du vivant » . En cela, Vivien Le Jeune Durhin fait merveille : sa charte graphique pince-sans-rire, ses schémas méthodiques, répugnants mais propres, reproduisent mécaniquement d’innombrables guides pratiques standard – exactement la même démarche, je me permets de le signaler pro domo, que celle de Patrick Villecourt lorsqu’il parodiait le langage d’IKEA pour J’ai inauguré IKEA.

L’humour noir est une tradition immémoriale, célébrée en son temps par André Breton. Il faut croire que nous ne vivions plus à l’époque de Breton : le seuil de tolérance s’est abaissé dans bien des domaines, l’humour noir est aujourd’hui inadmissible, et un trait trop noir peut être prétexte à une levée de boucliers de quiconque se sent offensé (ici : un ami des animaux dont on aura semble-t-il insulté le prophète), puis à un lynchage dans les réseaux sociaux, dans ces égouts à ciel ouvert que sont les commentaires d’internautes. Cf. la façon dont ce livre a été traîné dans la boue sur Amazon : la violence y est confondante, et bien moins drôle que le livre lui-même. Ces nombreuses attaques ont obligé l’auteur à se fendre d’un droit de réponse sur le site de son éditeur. Sa justification (plutôt : le fait qu’il ait besoin de se justifier, presque de s’excuser) est triste comme une blague qu’on prend la peine d’expliquer aux mal-comprenants, et a suffi à me motiver pour rédiger cet article.

Le moindre mal (Lectures pendant le solstice, 1)

21/06/2015 2 commentaires

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Aujourd’hui, c’est le solstice : je m’en vais dans quelques minutes jouer de la musique dans les rues, pour oublier que désormais les jours raccourcissent, la nuit gagne petit à petit, et nous nous acheminons vers l’hiver. Lisons de bons livres en attendant l’extinction de l’espèce humaine.

Exemple de bon livre : Le moindre mal, de François Bégadeau. Honnêtement, je n’attendais pas autant de lui. Bégadeau, dont j’avais aimé Entre les murs, m’est depuis tombé des mains pour cause d’egotrip. Sa récente auto-science-fiction, La politesse, m’avait laissé circonspect pour cette raison, auto-centré sur ses déboires d’écrivain dans l’infime milieu littéraire français – pourquoi pas, mais l’enjeu ne dépasse pas vraiment (à part dans la dernière partie spéculative) ce qu’on peut lire sur bien des blogs, y compris celui-ci.

Mais pour ce Moindre mal, il a délaissé son égo, et s’est intéressé à « d’autres vies que la sienne » pour reprendre la formule d’un autre écrivain à qui ce décentrage de l’écriture avait pas trop mal réussi. Le livre prend place dans l’admirable collection Raconter la vie de Pierre Rosanvallon qui s’est justement donné pour objectif de donner la parole, soit directement soit par l’intermédiaire d’écrivains-écriveurs-écrivant, au Parlement des invisibles, ce monde occulté des hommes et femmes modestes, de tous ceux qui ne (nous) parlent pas mais pourtant existent si fort (c’est dans cette même collection qu’avait paru le livre d’Annie Ernaux sur les supermarchés).

Bégaudeau, donc, raconte la vie d’une infirmière, Isabelle. Sa vie en tant que parcours (d’où vient-elle), puis en tant que quotidien (que fait-elle). C’est passionnant. Au bout du livre, on connaît Isabelle, et on est drôlement content de la connaître, on a envie de lui dire merci.

En outre, lire ce livre n’est pas seulement une occasion de découvrir un être humain, et le métier qu’elle exerce, quand bien même cette qualité documentaire serait une bonne cause et une fin en soi : l’expérience littéraire y est excitante aussi parce que Bégaudeau, dans la troisième et dernière partie du livre, expérimente. Il écrit la journée d’Isabelle à l’hôpital en un seul interminable paragraphe, un flot de conscience dense et fluide, composé d’idées, d’impressions, d’images, de bribes de dialogues, de visages de patients, de collègues, d’odeurs, mais surtout de gestes répétitifs ou singuliers, accomplis dans la nécessité de l’ouvrage. On achève cette journée de trente pages dans le même état qu’Isabelle : harassé, mais un peu plus humain.

Lisez Le moindre mal.

Sur le même sujet : le Charlie Hebdo de cette semaine est lui aussi très hospitalier (il convient, de temps en temps, de rappeler que Charlie n’est pas seulement un symbole, mais aussi un journal). Outre les Histoires d’urgence du Dr. Pelloux, palpitantes depuis plus de dix ans, et la chronique de Philippe Lançon qui, par la force des choses est devenue depuis cinq mois un reportage permanent (et poignant) en direct de l’hôpital, voilà que l’écrivain Robert McLiam Wilson, qui signe en alternance la rubrique Papier buvard, raconte à son tour son passage à l’hôpital, en rendant un vibrant hommage à ceux qui l’ont soigné. Je reproduis ce paragraphe magistral :

Une confirmation : les gens qui bossent là sont ceux qui ont les vrais boulots. Eux, les profs, et quelques maçons, et tous ceux qui nettoient les rues (et bon, d’accord, peut-être certains bouseux poilus qui font pousser de la nourriture). Voilà des boulots. Tout le reste n’est qu’infantile babillage. Si vous êtes consultant en management, programmeur, relations publiques, agent immobilier, ou écrivain à la con, inclinez-vous humblement devant ces adultes. En particulier si vous êtes scandaleusement mieux payé qu’eux (et vous l’êtes). Les infirmières, les profs, les assistantes sociales et les ouvriers agricoles devraient être les personnes les plus riches dans n’importe quelle société. L’aristocratie.

Rien à ajouter.

Dans la même galère

15/06/2015 Aucun commentaire

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Il arrive qu’un beau film s’ouvre sur une belle scène d’une autre beauté, un peu incongrue, presque hors sujet. On n’en sait trop rien, parce qu’à l’orée du film le sujet exact on ne le connaît pas encore, mais les images nous font traverser une antichambre, une porte ouverte, une porte refermée, et nous disent entre les deux : « Regarde cette scène de tous tes yeux puis oublie-la autant que tu le peux, car pendant le vif du sujet elle bien sera mieux au repos, sous la surface de ta conscience, tu vas voir ce que tu ne vas plus voir ». Comme un court-métrage qui ferait mine d’être clos, de céder la place, mais se préparerait en secret à surgir à nouveau en contrepoint, au beau milieu du long – à l’instar de la Crimson Permanent Assurance, pour citer un exemple formellement radical.

Le très beau Bird People de Pascale Ferran s’ouvre par une très belle scène de transport en commun. La caméra flotte dans un train de banlieue, dévisage en douce les passagers, capte leurs pensées intimes. Nous contemplons leurs visages impassibles, et nous les entendons réfléchir, calculer, anticiper, rêver.

Dispositif magnifique, quoique pas entièrement original. Trente ans plus tôt, un autre beau film (Les Ailes du désir, Wim Wenders) avait eu la même idée : sa scène d’ouverture télépathe volait déjà dans un avion et roulait dans une rame du métro berlinois. Dans les deux films, le personnage principal est une créature à la fois trop humaine et surnaturelle, bienveillante et pourvue d’ailes – cela ne saurait être une coïncidence.

Moi qui ne suis pas ailé mais cependant capable de bienveillance, je prends les transports en commun. Lorsque je ne peste pas contre la radio obligatoire, je consacre le trajet à regarder les gens. Souvent, sans me forcer je les trouve beaux. Je ne parle pas seulement des jeunes femmes, dont la beauté est truisme pour un homme hétérosexuel. Il peut m’arriver de trouver beaux, aussi bien et sans mettre en jeu ma libido, la bouche d’un voyageur, le nez d’un autre, la main d’un vieillard, la peau d’un enfant, la mèche d’une collégienne, l’œil d’une maman, l’appareil dentaire d’un ado, le chapeau d’un exilé, la béquille d’un estropié, la voix d’une fumeuse, le maquillage d’une ex-jeune, les sourcils de celui qui fraude, l’embarras de celle qui frôle, la concentration évasive d’un étudiant, la fragilité d’un chômeur, les lunettes d’un pépère, et même le chien d’une mémère, ou les veines sur l’avant-bras de mon voisin dont je n’ai pas encore vu le visage. J’aime me trouver fortuitement dans le même habitacle que tous ceux-là, et, un par un, je les trouve beaux.

Cela me rassure sur mon propre compte : je ne suis pas si misanthrope, finalement.

Parce que pour le reste, aussitôt que je ne regarderai plus les gens, mais les chiffres, l’accablement repointera. Quoi ? Un Français sur quatre vote FN ? Un sur cinq croit que les attentats de janvier sont l’effet d’un complot ? Un sur deux appelle de ses vœux le rétablissement de la peine de mort ? Trois sur quatre se contrefoutent de la déglingue planétaire et de la conférence sur le climat ? Un sur cinq déclare ne plus rien attendre de la République ou de la Démocratie, et aspire à quoi d’autre ? Beaucoup sur je n’sais combien ferment les yeux sur les dérives mafieuses de la FIFA, trop occupés à attendre que le prochain cirque sportif planétaire les distraie de la morosité et de l’angoisse de la mort ? Et presque quatre sur quatre ne pensent en somme qu’à leur gueule ? Même vous, là, les gens dans le bus ?

Vous me décevez. Les anges n’existent pas.